LApéro littéraire avec lauteure Nicole Villeneuve
La tête pleine de souvenirs et le cœur battant, les quatre visiteurs passèrent le pas de la porte, la tristesse écrite dans les yeux et des sanglots étouffés dans la gorge.
On naît à peu près tous avec une tache de naissance plus ou moins apparente. Ma petite dernière a pas été chanceuse. Je sais pas si c’est parce que je l’ai eue dans la trentaine avancée, mais on est obligés de vivre avec cette réalité qui gâche sa vie. Si les gens étaient plus tolérants pis considéraient pas un accident de la nature comme une punition du bon Dieu, ma fille pourrait quand même avoir une vie normale. Pourquoi les malveillants reconnaîtraient pas plutôt ses qualités pis sa grandeur d’âme ? A souffre sans bon sens. Ça nous arrache le cœur, à mon François pis moi. Pas seulement à nous autres, mais à ses trois frères pis à ses deux sœurs aussi. C’est la plus jeune pis y la traitent aux petits oignons. On dirait qu’y voient pas sa différence physique parce que je leur ai expliqué comme y faut qu’on était tous égaux, beaux ou laids. Que c’est la grandeur du cœur qui compte. Pis bébé, a l’était craquante.
Elle décrète que la vie de chantier, c’est une vie de misère. Qu’elle préférerait prendre à pied la direction de Roberval afin de s’inscrire au pensionnat des Ursulines. Ses études seraient gratuites si elle acceptait de prendre le voile. Mieux vaut vivre enfermée à la chaleur que libre dans un campement dont les poutres mal isolées laissent entrer le vent et le froid. Sa crise terminée, elle s’accroupit en boule sur le plancher de la charrette et boude jusqu’à ce que Chicot reprenne la route.
À bout d’arguments, sa mère dirige son attention vers un Philippe inhabituellement amorphe. Elle pose une main sur son front et réalise qu’il est fiévreux. En proie à une vive inquiétude, elle pige des vêtements secs dans l’un des coffres, enlève son manteau et en fait un écran afin de dissimuler aux yeux des autres le petit corps qu’elle habille chaudement.
Dans leur regard sans indulgence, elle lit la désapprobation : une jeune fille qui aura bientôt seize ans doit savoir se tenir. Les débordements de l’enfance à cet âge indiquent un manque de maturité.
Tant pis ! Au diable ce qu’y pensent ! Pourquoi se priverait-elle de faire ce qui lui plaît ? Et ses parents, eux, ne s’en formalisent pas. « Laxistes ! » a-t-elle déjà entendu éructer le curé en désignant les L’Heureux. Comme ce mot n’est pas couramment employé, elle l’a cherché dans le dictionnaire. Selon elle, ses parents ne correspondent pas à la définition sur laquelle elle est tombée. Ils ne sont pas sans-souci, indifférents. Ils sont juste plus compréhensifs que la moyenne.
Seuls les yeux ont la permission de parcourir les lieux. Le bruit de jappements se rapprochant derrière eux déclenche une série de martèlements dans leur poitrine. Et leurs jambes flageolent quand une grosse boule aussi noire qu’un ours vient leur faire face en grondant, les nasaux retroussés et les dents sorties de sa gueule ouverte. Est-ce l’une de ces bêtes qui ont dévasté la cuisine ?
La voix connue d’Aimé Marchand commande au chien de se taire. Pivotant promptement, Pauline lève la lanterne vers un homme à la barbe fournie, couvrant à demi la peau basanée d’un visage percé par un regard austère, que les travailleurs accusent d’être aussi glacial qu’un hiver rigoureux.
Quinze ans ! Le gâteau d’anniversaire de ses seize ans, de ses dix-sept ans et de tous les autres qui suivront aura le même goût amer. Quel homme aura la bienveillance de goûter à son crémage vieillissant quand aucun ne s’y risque maintenant ? Elle finira assurément vieille fille.
Une vieille fille qu’on montrera du doigt, qui entendra les ricanements derrière son dos. Déjà, ces démonstrations vexantes, elle les a toutes vues et entendues. Elles ont formé des plaies restées à vif dans son âme. Aucune tisane, aucun onguent, fussent-ils concoctés par sa mère, n’arriveront à les cicatriser.
L’éloignement lui permettra de voir les choses plus clairement et lui apportera les meilleures solutions. Sa propre expérience peut le prouver. Dans son enfance, elle avait une amie nommée Annette Beauchamp. Elles étaient inséparables. En mêlant leur sang, qui avait giclé après une piqûre d’aiguille au bout de leur pouce, elles avaient juré que rien ne pourrait les séparer. Elles feraient un mariage double, leurs maisons seraient voisines, elles auraient le même nombre d’enfants et profiteraient chaque jour de l’heure du thé pour se faire des confidences.
Alice a expliqué à sa fille que le temps était venu de redoubler de prudence dans ses rapports avec le sexe masculin, qu’elle ne devrait pas répondre sans réfléchir au désir des garçons de l’embrasser. Ce sont les baisers qui conduisent à la conception d’un enfant. Alice est consciente que ses explications prêtaient à confusion. Elle se reproche d’avoir omis consciemment les détails précis de la conception, par gêne d’utiliser le vocabulaire désignant les parties génitales. Peut-être fournira-t-elle à sa fille ces précisions lors de son accouchement…
Et, encore aujourd’hui, elle éprouve le même bonheur lorsqu’elle supervise ses enfants durant la période des devoirs et des leçons, car ils utilisent le même matériel scolaire qu’elle à leur âge. Ses deux mains glissent sur son ventre. Les joies de la maternité sont inexprimables. Il faut avoir le temps de les savourer. Le curé l’a humiliée en la comparant à Jeannette, qui met un rejeton au monde presque tous les ans. Cette femme autrefois si joyeuse et vivante affiche en permanence un air renfrogné.
Son regard et ses pensées se dirigent vers Paul, qui a déjà la certitude d’avoir trouvé la femme qui fera son bonheur. Quand elle avait le même âge que lui, son cœur de fillette était lui aussi cadenassé. Elle était folle de Gérald. Que sont les trois ans d’écart entre eux maintenant qu’il a trente-six ans et qu’elle en a trente-trois ? Les paroles de découragement les plus sensées auraient été récitées comme une prière qu’elle n’aurait pas changé d’idée.