Par la porte à droite de l’autel nous entrâmes dans le cimetière.
— Voyez-vous, cher Rafail, ici le château devient église, l’église se transforme en cimetière. Quand j’ai
144
épousé Alexandre, je les ai épousé tous les trois : châ- teau, église, cimetière. J’avais vingt ans. Je viens d’une famille aussi ancienne et bien plus riche que celle de mon mari, mais nous n’avons pas préservé le berceau familial, nous nous sommes dispersés à travers la France, et que dis-je, le monde, car il y a des G. (elle prononça un nom glorieux) en Suisse, en Italie, au Canada, et nos tombes sont partout. Alors que là, ils sont ensemble. Quand après notre mariage Alexandre m’a emmenée ici et m’a montré ces tombes, j’ai vu toute ma vie se déployer devant moi. J’ai su que, dès lors, j’appartenais à ce bout de la Terre, parce que ces morts m’ont accueillie et m’ont donnée une place parmi eux. Et vos proches, Rafail, où sont-ils ?
— Jenesaispas:Goldenblatc’estcommeDupont, à peu près aussi rare.
— À votre âge, je savais déjà où je serai enterrée, répéta Thérèse. Quant à mon mari, il le savait dès sa naissance.
Je compris, tout à coup, pourquoi il lui était facile de se défaire de ses vestes. Nous marchions sur les feuilles grasses du plantain qui poussait entre les tombes, entre les obélisques et les dalles brisés. Thé- rèse s’arrêta devant une pyramide et me l’indiqua des yeux. Il y avait sur sa face un relief figurant une croix dans une couronne.
Fier de cette brusque lucidité, je poussai la porte de mon bureau et affrontai le mécontentement de Sandrine. Si un tel était le Grand, tel autre le Sage, tel autre le Bienheureux, Sandrine était la Mécontente. Mon malheur à cette époque n’était pas de partager le bureau avec quelqu’un de pénible, mais de le par- tager avec Sandrine qui l’était à sa manière, stoïque.
65

Personne ne forçait Sandrine à rester au bureau toute la journée: seul comptait le nombre de notices que chaque membre de notre équipe rendait à la fin du mois. De ce point de vue, notre bureau était un luxe superflu. Nous pouvions tout aussi bien travailler à la bibliothèque, ou emporter les livres à la maison. Mais Sandrine travaillait au bureau. Chaque matin elle arrivait tôt, avant moi, et le soir repartait tard, après moi. Occupé ainsi, ce lieu était à elle : j’y passais tandis qu’elle demeurait ; j’étais occasionnel, elle permanente. C’était son siège, d’autant plus que sa place se situait à côté de la fenêtre alors que la mienne était à côté de la porte, et que le message téléphonique était enregistré par elle et à son seul nom ; enfin, c’était l’affiche de son film préféré qui ornait le peu de mur vide qui n’était pas tapissé de livres.
À l’époque où je m’installai à Paris – loin du lieu de ma naissance, loin de ma tristesse d’enfant unique gâté comme peuvent l’être les enfants uniques et, qui plus est, les enfants d’exilés (nos parents nous arrachent à nos potagers natals et nous transplantent dans un terreau nouveau pour une vie meilleure, promesse impossible à tenir et grosse de culpabilité), loin égale- ment de ma province d’accueil genevoise, si peu mienne, comme du reste n’importe quelle autre province de la planète Terre – à l’époque donc où, âgé de trente ans, je m’installais dans ce centre du monde, dans cette ville, ce par(ad)is, nécessairement perdu, il me sem- blait évident que je le faisais pour une seule et unique raison: pour être encore plus libre. Je ne dirais pas comme Pic, pour imiter sur terre la vie des chérubins, mais presque. Je me souviens de mes premiers mois à Paris : j’en étais ivre, je jubilais, je perdais la tête. J’étais le vagabond médiéval, un brin de rien, invisible, injoi- gnable. Tel un Scythe venant des bords du Pont-Euxin, un pèlerin amoureux de son ombre, j’avais traversé l’Europe, ne me liant à personne, me nourrissant de rien (du pain, des olives et des figues), m’endormant sur des pierres chaudes nappées de lichen. Et, après l’avoir ainsi toute traversée, j’avais choisi Paris pour m’y arrêter, pour un moment, for a while. Bref, Paris, c’était ma gageure, mon image adventice, celle dans laquelle je m’étais reconnu, que j’avais passionnément voulu mimer. Il m’avait fallu Paris, et cela s’était fait.
"Gloire au Peuple Soviétique", criait en réponse la foule compacte, composée de gens. Le Peuple était composé des gens comme le granite du Mausolée de grains de sable; les gens ne s'en détachaient pas, pas plus que les grains de sable du granite. Finalement, le Peuple était composé de peuple: c'était un monolithe. "Renforçons encore et encore l'Unité du Peuple Soviétique!" "Voici encore une vie brisée", avait dit récemment sa mère à propos d'une collègue parce quelqu'un, on savait qui, avait trouvé dans son sac...
Moine à la Trinité Saint Serge, où il meurt entre 1418 et 1422, ... lui-même peintre d'icônes, Epiphane connaît Théophane ("le Grec") personnellement et l'admire énormément. Il ne l'appelle pas "iconographe" mais "zoographe", peintre des choses vivantes, et "philosophe". Il l'observa en train de peindre, et ce qu'il voit l'étonne profondément : à la différence de tous les autres artistes, Théophane peint sans regarder les modèles, car, écrit-il, "de ses yeux corporels [il voit] la gloire spirituelle."
La création ex nihilo, sans modèles, n'est donc pas seulement admise, elle est admirée ! Cependant, elle n'est réservée qu'aux "philosophes", capables de voir l'invisible.Quant à ceux qui ne sont pas de cette espèce, ils doivent suivre la voie tracée par les maîtres. "Ce dessin [de Théophane] a été très utile pour les peintres des icônes de Moscou, ils le copiaient, en se le passant, tout en cherchant à se distinguer l'un de l'autre." Epiphane lui-même le copie fidèlement. Ce texte permet de comprendre pourquoi certaines icônes sont traditionnellement liées aux noms de grands artistes novateurs sans avoir été peintes par eux, et pourquoi nombre d'entre elles ressemblent, à la fois, beaucoup mais pas exactement aux oeuvres de Théophane et de Roublev.
pp. 66-67
En cette fin du mois d’octobre, il faisait chaud au soleil et frais à l’ombre. Ils marchaient vite, celui aux yeux vifs d’abord, l’autre derrière. Ils se faufilaient dans la foule épaisse qui remplissait la rue sans trottoir, entre les gens qui flânaient, ceux qui galopaient, ceux chargés comme eux, ne pensant qu’à rentrer, et ceux qui se montraient, sans se presser. Les voitures passaient, leurs ressorts stridulaient. Les femmes parlaient fort. Un chien jaune se mit à aboyer. Cela sentait mauvais, les vêtements sales, le vin, la pisse, la maladie, la soupe. La Villa apparut soudainement dans la perspective, en biais. Le mur blanc, peu percé, à l’aspect de forteresse, montait tel une vague, plus haut que les murs rouges qui encerclaient la ville, plus haut que les maisons. Cette ville, abandonnée en bas, la Villa la surplombait ; elle seule trônait. Deux tours couronnaient son éminence. Les têtes de lion en jaillissaient, leur front creusé par une ride en U. Le mur grimaçait, prêt à se défendre.
La cour devant l’entrée était pleine. L’odeur des sacrifices pénétrait jusqu’aux poumons, des lourdes boucles grises encerclaient les têtes brunes et blondes, s’élançaient dans l’air. On fumait. Des déguisements en oripeaux, trop larges ou trop étroits, cela se boutonnait ailleurs que logiquement. Les hommes étaient plus vieux que les filles. Plus jolies étaient ces dernières et plus courtes étaient leurs robes; plutôt qu’une robe, une paire de jeans de rien du tout, mais sur quelle paire de fesses! Le noir dominait. Le fameux goût parisien. L’allure étaient languissante, paresseuse: ils ont tout vu et depuis longtemps.
[La Trinité d'Andreï Roublev]
Au lieu de représenter, comme on le fait d'habitude, Abraham et Sarah en train de recevoir leurs trois hôtes énigmatiques, scène de la Genèse dans laquelle la théologie chrétienne voit une préfiguration de la Trinité chrétienne, Roublev ne montre que cette Trinité. En outre, il prive l'une des trois hypostases de son nimbe cruciforme qui permettait d'identifier la personne du Fils, de telle sorte que les anges, tous égaux, pareils et différents à la fois, ne forment plus qu'un, en composant un cercle parfait. L'icône ne figure donc plus une scène de la vie d'Abraham, mais ce qu'Abraham a vu. Abraham sort de l'image et se transforme en "spectateur" devant l'icône de Roublev, alors que tout "spectateur" de son icône devient Abraham. La vision qui, dans l'Ancien Testament, n'est destinée qu'à un élu, est dès lors partagée.
Tout au long de sa Vie de st Serge, son disciple Epiphane décrit les visions du saint... La vision de la Trinité, au culte de laquelle Serge voue toute sa vie, est reçue par le saint après sa mort :"Les anges le guidèrent vers les cieux ... C'est là que le saint vit ce dont il avait toujours rêvé et reçut l'illumination de la Ste Trinité..." Par ces visions, poursuit Epiphane, Serge devient l'égal des "hommes divinisés", des patriarches comme Abraham, et des prophètes à qui Dieu se laisse voir face à face.... Ainsi, la vision de la Trinité est, d'abord, celle de St Serge, ce "nouvel Abraham". Elle est ensuite partagée et décrite par Epiphane et, enfin, peinte par Roublev. C'est ce mécanisme de la transmission de l'expérience visionnaire qui permet de comprendre pourquoi une icône telle que la Trinité de Roublev peut être vénérée comme une image "vraie" et reconnue comme un modèle à imiter.
p. 68
Vienne est riche. Sa richesse, c’est le vide. C’est là où il n’y a rien que c’est riche. Ce n’est pas là où il y a du plein, mais là seulement où il y a trop. Là où il y a un vide vide. J’ai compris cela aujourd’hui : dans une ville, ce sont les places, les rues plus larges qu’il ne faut, les jardins qui ne sont à personne. Ce trop, c’est le riche. En fait, ce vide n’est pas vide. Tout simplement les choses qui s’y trouvent sont invisibles. Sur ces places, défilent des troupes d’anges de retour des guerres célestes.
La flèche du premier-né tomba dans la cour d’un noble boyard.
La flèche du deuxième fils tomba dans la cour d’un riche marchand.
Mais la flèche du dernier fils Ivan se perdit dans les marécages.
Que faire ? Pas de flèche, pas d’épouse. Et il partit chercher sa flèche.
Il marcha un jour mais ne trouva pas sa flèche. Il erra le deuxième jour mais ne trouvait rien. Le soir du troisième jour il rentrait chez lui les mains vides quand tout à coup il vit, au milieu d’un marais, une grenouille toute petite et toute verte qui tenait dans ses pattes sa flèche....