Ma voix est cette chose qui me fait être griot, conteur, poète de l'universel et de l’instant.
Ma voix est ma seule richesse. Mon corps vibre, mon âme chante, swingue et palpite. J'essaie de chanter des histoires qui te font aimer la vie malgré les horreurs, les bassesses et les coups durs.
Je m'appelle Jizzy, je suis chanteur de jazz. Quand je suis sorti du ventre de ma mère la lune était rouge, illuminée d'une drôle d'incandescence. Je suis né le 17 juillet 1925 à Cleveland, dans l'Ohio. J'ai hurlé à vingt et une heures trente. Mon premier chant.
Je suis né dans un siècle formidable. Je n'en avais pas conscience enfant, mais avec mes gros yeux je voyais. L'Amérique avançait, les villes se développaient, l'industrie automobile se déployait. Et le jazz, cette musique qui galopait comme un cheval fou sur les sentiers de la liberté. J'en ai entendu, j'en ai mangé...
J'ai été bercé par le gospel et le blues dans ma vie intra-utérine, et ma petite vie de bonhomme, ma vie citadine ont pris le chemin... Trains à vapeur, voitures, night-clubs, fumées de cigares, tap danseurs, claquettes d'argent, les tours qui grattent le ciel, les buildings avec bureaux et gouverneurs qui mâchent du chewing-gum au dessus de leurs dossiers. Les problèmes de la vie et la vie qui grouille. Les problèmes de coeur qu'on soit noir ou blanc. Le jazz a toujours quelque chose à dire. Il galope comme un cheval fou sur les sentiers de bitume, de fric et de soufre, rien ne l'arrête : gospel, blues, Old man river, l'esclave se relève, saisit une trompette et hurle sa joie.
Je suis noir et fier d'être né dans ce pays, à ce moment-là.
Je vis seule, sans personne à qui parler. Mes parents sont morts dans un accident de voiture, il y a six ans. Ma tante m’a élevée et à sa mort j’ai du me débrouiller. Quelque chose s’est cassé en moi. Et comme je n’ai jamais eu ni mécanicien, ni passager de cœur, j’ai tenté depuis ces dernières années d’accomplir, toute seule, une bien difficile entreprise : la réparation de soi. Sans jamais trop y parvenir…
Je n’ai jamais été sûre d’avoir les bons outils, mais je disposais d’à peu près ce qu’il fallait : un kit de survie. Une dose de bonne humeur et de rêverie. Et une bouée autour du ventre…
Pour me protéger. Question de vie ou de mort.
Ma voisine a le nez dans les étoiles. Comme moi, elle ne parle pas beaucoup. Elle est muette.
Hélène m’envoie des textos chaque jour.
C’est à peu près le seul contact que j’ai avec l’extérieur.
Depuis que mes parents sont partis je mange et je grossis, c’est comme ça. Les gens n’aiment pas les gros, ça se voit. A part les échanges avec Hélène ma voisine, je suis seule… trop dégoûtante… ou dégoûtée… aussi isolée qu’une naufragée au milieu de l’océan.
J’ai vraiment été surprise lorsqu’un mercredi après-midi, une drôle de grosse voix m’a dit :
« Eh, petite… Joue avec moi !
- Hein ?
- Joue avec moi… T’es sourde ou quoi ?
J’ai bondi comme si j’avais reçu du deux cent mille volts dans les oreilles. J’ai frotté mes yeux. J’ai bien regardé autour de moi. Eh oui, c’est à moi qu’on parlait. J’ai de nouveau regardé et j’ai vu un drôle de petit bonhomme qui me fixait droit dans les yeux.
Bouche d’or et cheveux blancs.
Quand la surprise est trop grande on n’ose pas décevoir, alors je me suis mise à jouer avec lui.
Voilà, c’est comme ça que ça a commencé.
Cet homme a remis les pendules à l’heure.
Il m’a apprivoisée.