Citations de Patrick Deville (564)
Yersin est un homme seul. Il sait que rien de grand jamais ne s'est fait dans la multitude. Il déteste le groupe, dans lequel l'intelligence est inversement proportionnelle au nombre des membres qui le composent. Le génie est toujours seul. Le conseil atteint à la lucidité du hamster. Le stade à la perspicacité de la paramécie.
… l’autre grande escroquerie, mais davantage locale, étant le redoutable système concurrentiel et violent des multiples églises évangélistes comme celles qui soutenaient la candidature de Javier Bolsonaro au Brésil, se disputant l’âme et l’argent des fidèles pratiquant la spéculation immobilière jusqu’au meurtre.
Que peut-on demander de plus à un fils que d’être un jour pardonné, ne serait-ce que de lui avoir infligé l’existence sans le consulter ?
Certains Indiens voient dans les étoiles les feux allumés par les hommes restés prisonniers là-haut, quand eux sont bien à l’abri en bas, chez Pachamama, la Terre mère.
Les Indiens étaient torse nu, colorés et emplumés, le visage peint au rocou. Les Indiennes aussi, mais elles portaient des soutiens-gorge blancs, résultat d’une honte inculquée par l’Église peut-être, plutôt que par décence, ou volonté de ne pas trop exciter les soldats, et je songeais que l’effet était inverse, de les voir ainsi en petite tenue.
On confond souvent, tant qu'on n'attrape ni l'une ni l'autre, la peste avec la lèpre. La grande peste du Moyen Âge, la peste noire, c'est vingt-cinq millions de morts qu'il faut rapporter à la démographie. La moitié de la population de l'Europe est décimée. Aucune guerre encore n'a jamais causé une telle hécatombe. L'ampleur du fléau est métaphysique, elle dit le courroux divin, le Châtiment.
… les ethnologues ne sauront jamais comment vivent les Indiens quand ils ne doivent pas subir la présence de l’un d’eux pendant des semaines dans leur village, assis devant sa hutte à remplir sans cesse ses carnets, alors qu’ils ignorent l’existence même de l’écriture.
L’idée peu à peu se répandait que ces animaux non-humains étaient des « êtres vivants doués de sensibilité », léger progrès que les éleveurs de bétail, et peut-être même les paisibles pêcheurs à la ligne, voyaient déjà, cependant, d’un œil suspicieux
Depuis Pura Vida, en 2004, j’aime bien décrire mes livres comme des «romans d’aventure sans fiction». Car, à part dans la forme ou la langue, je n’invente rien.
(Interview pour le MagPlus des Pays de la Loire, Janvier 2013)
Le pigeon est un peu le rat du ciel, un rat auquel on aurait vissé des ailes avant de le repeindre en gris.
Pourtant, selon la théorie darwinienne, l’évolution des espèces n’a pas de but, l’homme n’est pas un aboutissement, n’existe aucune suite d’échelons dont nous occuperions le sommet, l’extinction est le futur de toutes les espèces, la plupart du temps provoquées par les bouleversements climatiques, et la concurrence d’autres formes de vie mieux adaptées.
Ces contrées amazoniennes depuis l’époque du caoutchouc, avaient reçu le pire de l’Europe, et sans son humanisme en contrepartie. La disparition des peuples, du paysage et des animaux, l’enlaidissement, avilissent. La laideur induit la soumission et la veulerie, facilite une parodie de démocratie : partout sur les murs d’Iquitos, se voyaient les pictogrammes peints appelant les analphabètes à voter en cochant sur le bulletin un cheval ou un coq.
Le sol fertile de l’Amazonie est fragile car peu épais, de grands arbres culbutés par les vents montraient leur couronne de racines qu’on appelle ici des soleils.
J'éprouvais l'étrange sentiment qu'il ne faudrait pas être ici, laisser ces paysages à leur isolement. On s'attend à la beauté mais on rencontre le sublime farouche, parfois une Bretagne ou une Irlande tropicale.
(page 89)
Roman Kacew, habitué des pseudonymes, de Shatan Bogat, plus tard d’Émile Ajar, avait publié son roman Direct Flight to Allah sous celui de René Deville. C’est sous celui de Romain Gary qu’il avait écrit cette phrase : « Je n’ai pas une seule goutte de sang français mais la France coule dans mes veines."
"La vie des peuples comme celle des hommes n'est pas chronologique, parfois dans leur demi- sommeil ils se voient à nouveau jeunes et fougueux , s'attristent à leur réveil de se découvrir si vieux aux yeux des autres, et des événements qu'on croyait oubliés sous la poussière des siècles d'un coup agissent sur le présent et bouleversent l'avenir ."
Comme nous tous, Yersin cherche à faire de sa vie une belle et harmonieuse composition.
Sauf que lui, il y parvient.
Amis longtemps. Car elle sera longue et brillante, la carrière de Doumer. Président de la République, il sera abattu de plusieurs coups de pistolets en trente-deux par un émigré russe, Pavel Gorguloff...
Toute cette saleté de politique.
Le Libertador (Simón Bolivar) qui crache le sang quitte Bogotá pour Santa Marta sur la côte. Celui qui a coupé en deux l’histoire de l’Amérique latine, celui qui a choisi le nom de la Colombie, celui en l’honneur duquel on a rebaptisé le Haut-Pérou la Bolivie, se prépare comme avant lui San Martín à un nouvel exil, livre un dernier combat épistolaire.
Yersin roule entre ses paumes une boule gluante de latex, la transperce du doigt, l'étire, et modèle une couronne : un pneu pour sa bicyclette Peugeot. Il admire l'intuition et le génie de l'inventeur du pneu. Il se doute bien que le nom de Dunlop demeurera mieux inscrit dans la mémoire des hommes que celui du découvreur du bacille de la peste. Parce que la peste va disparaître et le pneu proliférer. Il ne conçoit peut-être pas, cependant, qu'en un siècle les engins à pneus, les vélos puis les autos, les motos, les camions puis les avions, provoqueront autant de morts violentes que la grande terreur en noir.