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Critiques de Peter Sloterdijk (25)
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Sphères, tome 1 : Bulles

Où sommes-nous, où allons-nous ?

Bulles, globes, écumes, la trilogie des Sphères est une série d'aventures,

Des bulles bi-unitaires à la constitution des sphères solidaires ;

Tempérées, immunisantes, sous le gel de la liberté,

Ces sphères autogènes surréelles, dans leur folie douce,

Préviennent-elles des surchauffes totalisantes ?

Psychose ontologique du process d'éclatement des bulles,

Hystérie affairiste, autosatisfaction stoïque,

Formeraient-elles l'écume de nos sociétés virtuelles ?



L'auteur manie la métaphore, poétique de l'espace intérieur,

Plonge aux sources des religions et des mythologies,

Remue les montagnes d'écrits et fait parler le silencieux, le discret,

Retrouve la magnétopathie, ou l'inconscient créateur d'intégrité,

Attentif à l'art visuel, la psycho-acoustique intra-utérine,

Dans une proximité placentaire, pré-verbale,

En quête, à la manière phénoménologique,

D'une grammaire des mondes intimes,

Le but ? « Faire sortir de l'oubli, le lieu inquiétant de l'existence ».



Heureux les oublieux, planant dans une douce et géniale folie,

L'historicité du psychisme n'est pas leur affaire ;

Psychoses, névroses, autismes et mélancolies,

Par une grammaire sévère, des stades et des théorèmes,

Se trouvent, objectivées, comme un fils élu ;

Tandis qu'une personne en souffrance, et son génie perdu,

Ce discret accompagnateur intime,

Se cherchent, comme un second souffle, une résonance ;

Transfert, insufflation et inspiration,

Protraction des visages, contaminations des coeurs,

Forment une chaleur humaine enveloppante.



L'aventure commune avec et au risque d'autres,

Joyeuse provocation du sacrifice de l'autonomie,

Laisse imaginer la profondeur du germe médial de cette confiance,

Le livre entier est consacré à son exploration ;

De quoi témoignent l'hystérie de l'enracinement,

L'héroïsme mystique, la Trinité totalitaire,

Sinon d'une vague solitude ?

On n'offre pas de bonbons aux héros,

Le suave nuit au sérieux, comme aux "vérités" dans les lieux reclus ;

La religion a soufflé sur des générations, comme un commandement,

Mais le surréalisme théologique anime encore l'esprit de Sloterdijk.



La préhistoire n'avait pas besoin de représenter les visages,

Seulement les attributs du pouvoir sexuel ;

Le néolithique a besoin du retour au giron de la terre-mère,

Émergence des rois-divins, des dieux et des surcroîts de production ;

L'époque moderne est une contre-révolution utérofuge,

Impérial-constructivisme, érotisme anorganique, égo-technique ;

L'art contemporain métamorphose le portrait en détrait,

« Le visage animant se retire de lui-même...»,

Actualisant peut-être une énigme observée qu'en des temps reculés ?



Au bout de ses explorations au seuil de la représentation,

Ce livre témoigne toujours d'une vie à deux, rebondissante ;

Très psychologisant, Il rend familier, le lexique des troubles psychiques,

Tant ils sont inhérents à l'aventure des bulles, sphères ou écume ;

« Notre ère exige une anthropologie historique de la folie qui progresse »,

Exigeons de fouiller dans les habitudes déposées,

Au fil des générations religieuses, depuis la théorie de la Trinité,

Norme et fantasme communionnels d'inséparabilité ;

D'où vient la paranoïa, la grande oubliée de cette histoire ?



Dans l'esprit de la Réforme, donc libre de tout réflexe antireligieux,

Ce livre ne témoigne jamais d'une Unité,

Divine ou humaine, première et lisse,

Pas même en lisant la Genèse ou les récits de fusion mystique ;

Ce serait imaginer une société dont on pourrait relativement se passer,

Comme d'un système de manteaux de personnes, recouvrant l'Unité ;

Or « l'oeil naturel n'a pas encore découvert la différence,

Entre être à l'intérieur et être à l'extérieur ».



Ainsi, au terme d'un procès surréaliste en plusieurs actes,

La Théorie de l'évolution est déclarée hérétique ;

Acte 1 : entendu que (?), l'homme se distingue de l'animal par son visage gracile.

Acte 2 : entendu que (?), la sélection naturelle selon le critère de l'attirance est contraire au théorème de Darwin.

Acte 3 : entendu que (?), la société individualiste est un fantasme de la théorie de l'évolution.

Prétend-elle, cette théorie, avoir les attributs d'une Unité lisse ?

Il faudrait alors s'immuniser contre la nouvelle Divinité.



Ce livre est une curiosité, malgré ou grâce à son surréalisme,

Car en prenant l'histoire par le travers,

Des suaves aventures de microsphères,

Les certitudes font sourire et les incertitudes éclosent en questions ;

L'Être et l'attirance semble être une seule et même chose,

Le sexe féminin tourbillonne dans la tête de Sloterdijk,

La génitalité décontractante sauvant le couple symbiotique,

Il est peut-être là, le dernier mot ?



(Notes : Friedrich Hufeland (1774-1839) et Thomas Macho, né en 1952, jouent un rôle prégnant dans ce livre)
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Globes : Sphères 2

Sloterdijk ne fait pas mystère de sa préoccupation en s'aventurant dans sa révision de l'histoire : « ce que le temps présent perçoit comme une crise des solidarités dans la société et comme un affaissement du lien social ». Ce n'est encore qu'un sentiment, mais il est déjà teinté de regret : celui du « naufrage de la métaphysique de la collaboration » au terme d'un bimillénaire de la pensée européenne de la « monosphère ou du globe intégral ». Il faut comprendre qu'on parle du naufrage du christianisme, et au-delà, « du rejet de la pensée contemporaine de l'Un-et-Tout du projet de monde monothéiste et métaphysique »



En faisant la peinture d'un naufrage, nous serions préparé à sentir le temps présent et à activer l'imagination à partir d'une page blanche, sous le signe de la globalisation, au degré zéro d'une société individualiste, comme « l'intégrale de tous les isolements », « l'accumulation de points excentriques auto référentiels ». Nous serions en présence d'Une page blanche et d'un Tout individualiste et désenchanté, qui rappelle ironiquement une survivance de la pensée de l'Un-et-Tout. En adoptant volontiers le mode de la « parodie sérieuse », ce livre provoque inévitablement une lecture ironique, qu'il faut dépasser, de même que les regrets, par un nouveau questionnement.



Philosophiquement, il s'agit de penser l'espace humain partagé, en y observant ses formes et ses métamorphoses. En premier lieu, au niveau du psychisme, nous avons la constitution de bulles bi-unitaires, c'est-à-dire d'existences complétées. Puis vient la constitution du globe ou macrosphère qui est précisément le thème de ce livre. Enfin, nous arrivons à la forme ouverte, indéterminée de l'espace présent. En résumé, ce livre intervient au centre d'un ensemble bien tissé assez fascinant, qu'est la trilogie des sphères : Bulles, Globe, Écume.



Le contraste est saisissant entre l'image de Atlas, portant le monde sur son dos, et d'autre part, les représentations monothéistes. En regardant de plus près, on trouve déjà avec Parménide, l'idée de l'homme existant comme un épicentre de l'absolu, se sachant « insufflé et affecté par les prétentions d'un centre suprême, sans pouvoir se confondre avec ce dernier. ». Mais l'auteur souligne la voie de Parménide, plus généralement pour sa fécondité, « parce qu'elle peut être menée par l'intérieur de la relation humaine à soi ».



C'est ainsi que la trilogie des sphères déploie une de ses thèses principales : « L'intimité mère-enfant est ainsi transposée sur une scène de l'Histoire Sainte, et la grossesse mariale devient un acte de l'absolu passant par l'utérus de la femme. ». Autrement dit, « le transfert suprême du psychisme vers le cosmique a réussi ». Or, dès le tome 1, Bulles, on peut sentir les prémisses du naufrage, dans le principe de la Trinité, comme norme et fantasme d'inséparabilité. Dans le tome 2, Globe, c'est « le fait psychique, dans son extension obstinée » , qui devra être à nouveau questionné dans « la pensée du futur ».



« Dieu est mort », et ce livre accuse « la fureur infinitiste ». « Ce sont les théologiens les plus intelligents qui ont tué Dieu, lorsqu'ils n'ont plus été en mesure de s'empêcher de le penser comme l'actuellement et extensivement infini. ». Échantillon extrait du « Liber XXIV philosophorum  » : « Dieu est une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part ». C'est en fait, plus généralement, la pensée métaphysique qui est visée jusque dans ses variations contemporaines post-structuralistes...affaire à suivre. Il faudrait donc penser « un monde fini, inachevé », et « acquérir une nouvelle configuration des immunités humaines », mais ce livre ne laisse pas sentir une réelle dynamique.



« Le mausolée de l'idée de l'unité du Tout » , que constitue ce livre, semble, en revanche, avoir capté toute l'imagination de son concepteur, pour sélectionner et assembler judicieusement les pièces à exposer derrière la porte de verre. Il faut reconnaître l'art et l'érudition à l'oeuvre, mais l'ensemble me fait plutôt l'effet d'un contorsionnisme ou d'un assemblage à coups de marteau, un peu à la manière de Foucault avec son concept d'episteme dans les Mots et les Choses.



Dans le détail, on retrouve des théories exposées comme celle de René Girard où la violence rituelle entre dans le cadre de « fonctions civilisatrices ». Or, ce genre de fonctionnalisme, qui revient à plusieurs reprises, manifeste l'amour pour un monde parachevé, contraire à la pensée d'un monde « inachevé ». Si ce genre de détail rentre donc dans le cadre du Mausolée de la métaphysique, en revanche, il ne ne contribue pas au projet d'en sortir, ce qui finit par être lassant.



Écume, le 3ème tome de la trilogie, est maintenant en vue.
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Après nous le déluge

Obtenu dans le cadre de l'opération Masse Critique, c'est avec grand' peine que je termine la lecture d'Après Nous Le Déluge de Peter Sloterdijk (philosophe et essayiste allemand... oui, ça calme) ; et c'est avec beaucoup de mal que je rédige cette critique car, après 400 pages de lutte, je dois me rendre à l'évidence : je n'ai compris ni le sujet, ni le but de cette publication.



Le mot central qui revient encore et encore est "hiatus". Le Larousse en donne signification : 1. Manque de continuité, interruption posant problème, contradiction dans une œuvre, un discours, une suite logique, une suite d'événements. Ou alors : 2. Tout orifice anatomique de forme étroite et allongée... Bon, le philosophe est parti sur la 1ère définition, dommage, le livre aurait pu prendre une tout autre tournure !



Après Nous Le Déluge ne s'adresse pas à un large publique : le quatrième de couverture est pourtant clair et incite le lecteur à tenter l'expérience mais les chapitres qui s'enchaînent sans que je ne puisse voir de rapport entre eux, l'utilisation de termes pointus et inaccessibles et l'absence de progression dans le récit (je n'ai pas perçu de point de départ ou d'arrivée) rendent la progression et la compréhension difficiles.

C'était un essai, premier du genre en ce qui me concerne, et je ne crois malheureusement pas retenter l'expérience de ce type de lecture de sitôt.
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Tempéraments philosophiques : De Platon à Miche..

Sloterdijk aime présenter ainsi son livre : « A ma propre surprise, je constate que les vignettes de penseurs rassemblées ici produisent une sorte d'agrégat sensé ».

Ce livre nous invite donc à sentir autant les tempéraments philosophiques de ces penseurs, que celui de l'auteur, intimement lié à sa manière de penser.

Niché, au coeur du livre, l'auteur nous donne un autre indice : « le nom de Friedrich Nietzsche fait toujours battre plus vite le coeur des artistes et des révisionnistes. ».



Révisionniste : le mot pique. Par-là, l'auteur cherche seulement à nous entrainer dans « les aventures qui nous échoient lors de la révision de notre propre histoire ».

Ces « vignettes » d'une dizaine de page à peine, consacrées à chaque penseur, démontrent un art de la « parodie sérieuse », qui laisse en effet apparaître une grande érudition derrière l'art de la formule.

Lorsque l'auteur s'étonne de cette « sorte d'agrégat sensé », il rappelle que son révisionnisme n'est pas guidé par un grand dessein idéologique.

Pour être plus clair encore, il souligne son antagonisme avec Hegel : « Chez Hegel apparaît au grand jour le secret de la philosophie classique : penser métaphysiquement a toujours signifié penser en termes de parachèvement ; (autrement dit) connaître, c'est se souvenir ; concevoir, c'est reconstituer. »



Pourtant, il y a bien chez Sloterdijk, l'appel ou le dessein d'un monde tempéré et stable, ou pour le moins d'une « temporalisation d'ordres provisoires ». C'est ce que nous rappellent les vignettes qu'il consacre aux deux penseurs, Platon et Foucault, qui encadrent la série.

Son voeu d'un monde tempéré est ancré sur un fond de spiritualité chrétienne, comme le rappellent les vignettes consacrées à Augustin et Giordano Bruno.

Dans son livre « Bulles », il nourrit même une véritable aversion envers l'aventure du vivant telle que tente de la décrire la théorie de l'évolution.

Dans la presse, lorsqu'il se déclare « conservateur de gauche », il comprend les acquis sociaux plutôt comme une structure à conserver, qu'un processus ou une aventure à vivre.



Ce n'est pas seulement ce livre, dont il constate la cohérence a posteriori, c'est en fait l'idée rétrospective qu'il se fait de l'ensemble de son oeuvre. Mais la surprise a laissé la place au regret, qui lui fait dire, sur France Culture, qu'il aurait souhaité que son oeuvre soit « moins prévisible ».



Avis aux fixistes inféodés qui voudraient passer pour des aventuriers révisionnistes !



Après cette critique, sous forme d'une longue introduction, place à la lecture de ce bon livre très abordable ; place à Platon, Aristote, Augustin, Giordano Bruno, Descartes, Pascal, Leibniz, Kant, Fichte, Hegel, Schelling, Shopenhauer, Kierkegaard, Marx, Nietzsche, Husserl, Wittgenstein, Sartre, et Foucault.
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Après nous le déluge

Livre reçu dans le cadre de l’opération Masse Critique



Je suis très heureuse d’avoir pu recevoir cet ouvrage de P. Sloterdijk. Je ne suis en aucun cas une spécialiste de la philosophie ni une intellectuelle. Cela ne m’avait pas empêché d’apprécier énormément les trois tomes de la trilogie « Sphères », du même auteur.



Dans « Après nous le déluge », il m’impressionne à nouveau par sa culture très étendue et sa pensée qui me semble traverser les domaines et les époques pour nous livrer une vision sans œillères. C’est une analyse de la modernité, du point de vue de l’histoire, de l’histoire des idées, de l’économie et même de l’art… Son point de départ est la Révolution française. L’idée est que la modernité est un abandon de tous les repères (notamment moraux), un abandon de la filiation, et donc de la légitimité, où chaque génération remet tout à plat, où tout est fuite (ou chute) en avant.



C’est vrai, le résultat n’est pas du tout réjouissant, même si le texte ne manque pas d’humour grinçant. Pour moi, il a le mérite de revenir et de s’attarder sur les choses que l’on préfère oublier, comme les nombreuses guerres et autres massacres.



J’ai été surprise de son approche de l’histoire décortiquant les ambitions des grands personnages (Napoléon, etc.). Mais finalement, leurs ambitions démesurées, pour ne pas dire leur folie et leur cruauté, se combinent à l’ « esprit du temps » pour donner les catastrophes impardonnables que l’on sait. J’ai quelques doutes sur le fait qu’une analyse si centrée sur l’Europe (en tout cas au début) puisse être représentative. En même temps, le mouvement de modernité correspond à la mondialisation et se confond avec au bout d’un moment.



Il faut avouer que « Après nous le déluge » est dur à lire (je n’ose imaginer ce que cela a représenté de le traduire… !) et je suis obligée de rendre cette critique après seulement 195 pages. J’espère pouvoir compléter plus tard ce modeste avis.
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Après nous le déluge

Me voilà bien perplexe à l'instant d'écrire ce bilan de lecture. le promeneur solitaire peut-il juger de la valeur du désert dans lequel il s'est perdu ?

Soyons francs, Sloterdijk nous livre ici un essai philosophique de haut vol, et ne fait ni preuve de pédagogie, ni de vulgarisation, ni d'une quelconque tentative de se mettre à portée du lecteur lambda que je suis (quand bien même j'ai pu par ailleurs lire d'autres bouquins de philo, sans doute plus plaisants ou mieux écrits, ou collant mieux à mes préoccupations du moment).

Pourtant, le propos est clair : la modernité propulse la civilisation dans une chute en avant, une course effrénée, une opulence de tout pour tout par tout, un foisonnement de possibilités jamais observé auparavant.

Mais très vite, au fil des digressions historiques (certes, intéressantes et détaillées), je me suis égaré dans les arguments, j'ai perdu ma boussole de lecteur et petit à petit, j'ai perdu le fil d'Ariane jusqu'à l'épuisement.

Alors, oui, sans aucun doute, c'est un livre de vrai "penseur", mais qui conviendra mieux à des férus de philosophie de l'histoire et de sociologie qu'au lecteur lambda, randonneur de moyenne montagne qui risque de dévisser à vouloir grimper les falaises escarpées de cet édifice intellectuel imposant.

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La folie de Dieu

Le sujet est délicat et complexe. Ce livre aussi. Il essaie de comprendre ceux que Dieu rend fou, à travers une analyse des mécanisme de pensée des monothéismes. Les trois grandes religions de l'Un, judaïsme, christianisme et islam, ont leurs fanatiques. C'est normal: toutes les trois prétendent avoir reçu la révélation de la vérité ultime. Or elles sont trois. Il y en a donc au moins deux qui sont dans l'erreur. Cette donnée de base ne suffit pourtant pas pour justifier l'élimination physique des mécréants qui se fourvoient dans l'hérésie. Cela pourrait être l'affaire de Dieu, qui donne le fin mot de l'Histoire lors du jugement dernier. Or on tue pour sa religion. Pourquoi? Avouons n'avoir pas tout à fait compris ce que ce livre répond à cela, tant son style est compliqué. Quand la raison se cogne à la folie de Dieu, il me semble qu'elle même a tendance à devenir folie.
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Sphères, tome 1 : Bulles

S'il y a un comble du philosophe, pour ironiser comme les enfants blagueurs, c'est bien Peter Sloterdijk, qu'on voit ici (bille en tête) se tournebouler la boule ou le ciboulot pour faire le tour des boules, des balles, des bulles, des billes, des bielles et toutes sortes d'autres rondeurs qui , à tous les ordres de grandeur, configurent les êtres, les états et les mondes de la Création… Car, pour parler plus sérieusement, y a-t-il entreprise plus mégalomaniaque que cette trilogie de plus de deux mille pages bien serrées, qui ne vise rien moins qu'à réaliser l'ambition extrême et suprême (ou le rêve fou) du théoricien, dans la double signification de ce mot : tout englober dans un principe d'explication unique (expliquer, c'est unifier : Aristote) ; et, de plus, ce distillat de pensée, le représenter et le donner à voir (theôrein : observer , contempler ; de oraô, j'ai des yeux, je vois) ? Pareille entreprise, qui vise à déceler et exposer le motif premier et dernier de toutes choses, la clef universelle, la figure archétypique ou matricielle de la sphère, récurrente à toutes les échelles et dans tous les domaines du réel ; qui prend en charge tout l'espace (des noyaux les plus infimes ou les plus intimes aux enveloppes les plus lointaines du cosmos) et tout le temps (des limbes de la création aux fumées de l'apocalypse) ; qui mobilise toutes les ressources de l'enquête et de l'esprit (métaphysique, théologie, psychologie, psychanalyse, anthropologie et sociologie, cosmologie, théorie politique, histoire générale et universelle, histoire des arts et des techniques, sémiotique, etc.)… exige une culture encyclopédique et une érudition prodigieuse qui suffiraient à distinguer le travail de Sloterdijk. Ne propose-t-il pas d'ailleurs (II, p. 687) de rebaptiser l'ensemble des « sciences humaines » « sciences des sphères » ? Mais, dans la mesure où la sphère se donne autant à voir qu'elle donne à penser, le style très singulier de l'auteur (mi savant mi conteur) déroule ses réflexions subtiles et tortueuses dans une tension constante entre, d'une part, les audaces conceptuelles et la lame acérée de l'analyse, précise, tatillonne, aride et technique, et, d'autre part, le charme flou et contagieux des images, des métaphores et même des nombreuses illustrations (comme aussi des incises en forme de petits billets personnels) qui émaillent le texte, reposantes et suggestives. Il peut même atteindre à une forme de virtuosité dans l'humour pince-sans-rire, comme dans le chapitre sur la « Merdocratie » (T II) qui jette sans sourciller les bases d'une sphérologie olfactive de la pestilence, ou dans la digression sur la surenchère des couvre-chefs (couronnes, mitre et tiare) sur les têtes couronnées !



Impossible, évidemment, de résumer un tel ouvrage. Tout au plus peut-on en suivre, d'un tome à l'autre, le fil conducteur et la progression.



Le premier tome, sous le signe des « Bulles », est consacré aux microsphères (ou plutôt ovoïdes ou ellipsoïdes, avec deux foyers ou deux épicentres) de l'intime, qui sont mises en jeu à l'apparition et dans la formation de la vie individuelle. Fragiles comme bulles de savon parce que tout en coalescence interne, sans enveloppe solide, elles tiennent par les échanges mutuels, les interactions et les courants qui circulent entre les deux foyers. Sortes de cocons endogènes, de structure « bipolaire » ou « dyadique », à l'intérieur desquels la vie émerge et se synthétise par et dans le partage. Le prototype en est, bien sûr, la symbiose de la mère et du foetus dans la vie intra-utérine, avec tous les circuits du sang, des sons, des émotions, puis, plus tard, de l'air, des mots, des regards… qui préfigurent (dans la vie postnatale) la transfusion des coeurs amoureux, l'ouverture réciproque des visages, le cercle magique ou magnétique des affinités électives et, plus généralement, le tissage (chaîne et trame) spontané et horizontal des relations intersubjectives de proximité. Mais, à bien y regarder, le modèle se complique un peu : la dyade constitutive de la monade personnelle se révèle en fait une triade. En effet, entre l'un (enfant) et l'autre (mère), il y a l'« entre » justement, la préposition, le tiers médiateur (cordon ombilical, placenta, « accompagnateur originel », double gémellaire, père, ange gardien, etc.). Et pour décrypter cette étrange modélisation, Sloterdijk n'hésite pas à nous embarquer dans une fantastique aventure au sein puis à la sortie du ventre maternel, renouvelant au passage la psychologie des profondeurs et la métaphysique heideggérienne et réinterrogeant le discours de la théologie chrétienne sur le mystère (« 1 en 3 ») de la trinité divine.



Avec le tome deux, intitulé « Globes », on passe de la chaleur des cocons et des girons au froid des grands espaces et des macrosphères : le globe terrestre, l'univers ou cosmos et même le « Tout » de l'Être métaphysique, qui englobe créé et créateur. Comment passe-t-on ainsi des bulles légères aux boules massives ? Par dilatation certes, et donc par intégration ou intériorisation de ce qui était à l'extérieur, mais aussi par solidification de l'enveloppe, par formation de parois protectrices autour de ce qui n'est d'abord que simples atmosphères, de la sociabilité infuse. Puis, de degré en degré, ça se renferme dans des huttes, des igloos, des grandes maisons de famille, des villages ronds et communautaires, les villes à enceintes concentriques et monumentales de Mésopotamie (lesquelles, depuis ce berceau de la civilisation, vont s'imposer ensuite et partout comme modèle d'habitat), les empires… et jusqu'aux projections mentales du globe terrestre et de la sphère céleste, physique ou cosmologique et métaphysique ou théologique. Triomphe de la pureté géométrique qui ne peut pourtant masquer le décalage bifocal des origines. En effet, confrontant le modèle géocentrique de la cosmologie grecque au modèle théocentrique de la tradition platonicienne et chrétienne (Soleil intelligible, Boule de Lumière noétique), Sloterdijk montre, de manière aussi éblouissante qu'étourdissante (ou pointilleuse que fastidieuse : c'est selon… et c'est aussi le moment de se rappeler que, dans la géométrie des sphères, le plus court chemin n'est pas la ligne droite !) que, théoriquement incompatibles, ils conjuguent pourtant en pratique leurs effets pour réaliser, avec le développement du christianisme, la première forme de globalisation planétaire autour de l'Europe. Et si le modèle de structuration de la pensée et de l'existence propre au christianisme a pu ainsi essaimer et faire le tour du monde, c'est en se coulant dans tous les canaux, spirituels et temporels, qui ont d'abord assuré le rayonnement des empires (romain, byzantin, germanique…) sur le même mode « radiocentrique » que le message apostolique. Mais le succès s'avère à double tranchant car, depuis le début (Moyen-Âge) le ver est dans la pomme… ou dans le globe ! En effet la confusion (malgré le hiatus) des deux modèles évoqués ci-dessus, cosmologique et théologique, a conduit à transférer sur le premier l'infinité attribuée à Dieu par le second : « Dieu, c'est la boule infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part. » (p. 487). Ce qui n'a d'autre effet, dans l'espace physique, que de faire exploser la boule globale en une infinité de boules minuscules. Configuration nouvelle qui correspond, pour Sloterdijk, à l'ère moderne de la mondialisation et à ce qu'il appelle les « écumes ».



[N.B. : Il faudrait ici, logiquement, intercaler « le Palais de cristal », développement ultérieur du dernier chapitre de « Globes » sur les différentes formes de la globalisation dans les temps modernes, qui fait maintenant l'objet d'une publication à part.]



Dans le troisième volume de la trilogie, « Écumes », Peter Sloterdijk entend réhabiliter ces proliférations moussues, d'aspect et de réputation peu ragoûtants, en en faisant des objets théoriques intéressants en tant que « systèmes polycaméristes [plusieurs chambres] d'inclusion de gaz dans des matériaux solides et liquides dont les cellules sont séparées par des parois ressemblant à des films » (p.42). Modélisation du monde moderne plus pertinente selon lui que celles, purement relationnelles (filaire ou radiculaire), des « réseaux » et des « rhizomes », dans la mesure où elle fait toute leur place à l'individualisation et aux individualités. L'écume est faite en effet de cellules individuelles plus ou moins grandes, qui s'ouvrent et s'intègrent les unes aux autres, autant qu'elles s'en protègent en s'isolant dans leurs enveloppes qui sont aussi leur tissu conjonctif. Ce modèle alvéolaire et aérien (ou pneumatique) permet à Sloterdijk de décrire et de raconter (de manière juste assez surprenante pour en être saisissante), aux antipodes de la tradition du manque et de l'effort, la « serre du luxe » qu'est devenue la civilisation moderne et mondialisée, consumériste et gaspilleuse ― sorte de « couveuse » artificielle sous laquelle se développent et prolifèrent, chacun dans son oeuf ou son « égosphère » (p. 497), les milliards d'individus humains, qui se présentent d'abord comme « détenteurs de pouvoir d'achat », enfants gâtés (à l'ère de la « gâterie » sans limite) sous l'aile maternelle de l'État-Providence et des institutions modernes. Sloterdijk montre très bien comment, dans cet « agrégat écumeux » (p. 722) des bulles individuelles de confort, les neuf dimensions et fonctions (p. 321) du devenir-humain de l'homme (« anthropogenèse ») se trouvent prises en charge et assurées, comme de tout temps, mais sur un mode nouveau ainsi caractérisé : « décharge » ou soulagement du poids ancestral de l'existence, narcissisme juvénile, « principe de réalité » des psychanalystes revu et corrigé en mode Vénus plutôt que Mars (douceur et conciliation plutôt que force et affrontement), ambiance de légèreté (« lévitation », « antigravité »… qui conduit même l'auteur à corriger Heidegger, « l'être-porté » se substituant à « l'être-jeté » comme caractéristique du Dasein moderne), etc. Pour les besoins de sa démonstration, Sloterdijk procède, dans ce volume comme dans les précédents, par un long détour, qui prend cette fois les chemins de l'histoire des techniques architecturales (et non plus celui de la psychologie des profondeurs ou de la théologie). L'examen en effet, à travers des projets architecturaux innovants, des « capsules », des « îles » ou « îlots », des « serres », des « conteneurs », des « collecteurs » et « connecteurs », stades, palais des congrès, « machines à habiter », etc. lui permet de mettre à jour (« expliciter », dit-il, avec un concept fort) les tendances encore cachées et inconscientes qui oeuvrent en profondeur dans l'évolution de la civilisation moderne.



La composition de cette foisonnante Trilogie des Sphères est elle-même de facture très moderne et « aphrogénique » (écumeuse ? écumante ?), ce qui ne manque pas d'être souvent déroutant, voire agaçant, pour qui a été (dé- ?)formé à chercher cohérence et intelligibilité dans le tout. En plus des détours et chemins de traverse déjà signalés, Sloterdijk en effet intercale et multiplie, dans la composition classique et familière en chapitres, des « prologues », « introductions », « transitions », « digressions », « remarques », « réflexions » ou « considérations » « liminaire », « incidente », « intermédiaire », etc. qui accentuent forcément l'impression d'entassement, de dispersion et parfois d'étouffement déjà provoquée par le style. L'auteur s'en amuse d'ailleurs en finale, dans un « aperçu rétrospectif » qui ne manque ni de lucidité, ni d'humour, ni d'orgueil et de modestie… Car, conscient de l'ampleur de la tâche qu'il a entreprise et menée à bien, il sait à juste titre l'importance et l'originalité de l'oeuvre qu'il nous laisse.

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Globes : Sphères 2

Qu’est ce que l’idée de sphère, de boule dans la société humaine ? Un espace de sécurité, préservant un intérieur contre un extérieur, en dehors de la sphère, c'est-à-dire l’inconnu, l’étranger, l’ennemi. C’est la ville et ses murs qui ont donné cette notion de boule, qui s’est réellement imprimé dans l’esprit de l’homme. La ville devenant un monde en elle-même, une arche de Noé. Bien sûr au cours du temps, cette notion a évolué de plus en plus. Jusqu’à finalement éclater complètement. Le modernisme n’a pas tué Dieu, il a tué la Boule (ce qui revient finalement un peu au même).

Sloterdijk pose donc le problème de la boule, de la sphère ainsi : Que doit devenir la boule dans une époque sans rois ou, que deviennent les rois dans une époque sans boule ? La boule est la représentation de la perfection, de ce qui n’a ni commencement, ni fin, échappe à la corruption du temps, symbolise le divin, un monde parfait où la nouveauté n’aurait pas sa place car synonyme forcément de dégradation. Pour nous modernes, cette représentation est morte. La culture d’innovation, la démocratie et l’Etre qui veut tout ont mis au bûcher la boule, qui ne sert plus à rien : la philosophie contemporaine a montré que l’homme est une créature lacunaire, qui n’arrivera pas à rencontrer l’Etre et qui préfère l’utilitarisme plutôt que le luxe de l’existence. Ce livre retrace la naissance, le développement (via l’Académie de Platon), l’apogée (à travers le Christianisme) et la lente désagrégation de la sphère dans l’espace européen. L’auteur nous emmène donc dans une véritable odyssée dans l’histoire des idées européenne, soit environ plus de 2000 ans à parcourir. C’est très intéressant, malgré quelques difficultés dans la conceptualisation de certains termes pour ma part. Je le recommande à tous ceux qui cherchent à comprendre les raisons du succès de l’impérialisme européen entre 1450 et 1945 mais aussi la mentalité d’un passé qui nous semble difficile à appréhender pour nous, modernes décentrés.
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Colère et Temps : Essai politico-psychologique

sloterdijk est le philosophe allemand à lire aujourd'hui.

le maitre de karlsruhe démode l'école de francfort

dans ce livre il met à jour la banque de la colére et leur exploitation, pazr divers entrepreneurs religieux et politiques au fil de l'histoire

écrit de façon trés abordablecette lecture devient de salubrité publique
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Après nous le déluge

J'ai dû malheureusement abandonner ce livre passionnant faute de connaissances suffisantes en philosophie pour tout comprendre. J'y reviendrai sûrement plus tard.
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Tempéraments philosophiques : De Platon à Miche..

Ce petit livre est le recueil des préfaces d'une collection d'ouvrages traitant de chacun des philosophes présentés ici. Cela lui confère à la fois une certaine inhomogénéité entre les différents chapitres (correspondant donc chacun à un philosophe), mais aussi la force d'une surprenante cohérence entre les pensées qui sont mises en lumière.



On y voit ou croit y voir l'image de la pensée philosophique dans toute sa diversité humaine et historique ; et on y trouve une boussole bienvenue si on n'a pas une culture académique suffisamment étendue pour se retrouver soi-même parmi les courants qui sont passés en revue. Sans avoir à lire au préalable une bibliothèque universitaire complète.

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Le remords de Prométhée: Du don du feu à la destr..

C'est un petit livre, dédié à Bruno Latour, qui

tient un récit serré et précis que je vais tenter de restituer en abrégé.

Marx pense l'action humaine sur la nature comme un métabolisme : l'homme utilise sa force

naturelle pour accommoder la nature. Hors les muscles de ses bras et de ses jambes, l'homme

dispose de la pyrotechnie : c'est elle qui transforme le cru en cuit, qui fait du produit de la

chasse un élément assimilable à son métabolisme. On voit que dès le début l'homme a

pratiqué le gaspillage, il ne s'est pas inquiété de jeter des surplus (les ossements retrouvés au

pied de la roche de Solutré en attestent).

Puis, l'homme s'est aperçu qu'il pouvait prendre le travail de son semblable comme il prenait

celui des animaux et il l'a fait : ce fut l'esclavage qui marque la sortie de la préhistoire, selon

Peter Sloterdijk.

La formule primaire du métabolisme devient : force musculaire personnelle + force

musculaire de l’animal + force musculaire de l’esclave + force du feu. Platon parle de la

« troisième classe », destinée à produire l’utile et le nécessaire, qui se prête « par nature » à

cette existence du fait de leur « manque de raison » : ce sont la plupart du temps des

« barbares » soumis (p. 17/19). L’esclave qui s’évade est coupable d’un « vol de lui-même » !

Il ne peut s’appartenir réellement que par l’émancipation. La notion de liberté reste liée à cette

émancipation de l’esclave.

Le nom « prolétaire » indique ceux qui n’ont que leur descendance pour subvenir à leurs

vieux jours. Ils n’accèdent pas à la propriété, ils sont dans la dépendance de ceux qui les

emploient. La plupart du temps, les femmes sont dans la dépendance des hommes (p. 30).

Au début, la progression de la richesse produite est limitée par les capacités de

renouvellement des forêts, cette capacité conditionne le feu, tandis qu’on ne peut pas

augmenter la force musculaire des hommes ou des animaux. Jusqu’à ce qu’on puisse brûler

des forêts ensevelies il y a des millions d’années et qui constituent un stock tellement grand

que la question de sa fin n’est pas prête de se poser : la question du renouvellement a, enfin,

disparue : il s’agit du charbon d’abord, du pétrole ensuite (p. 31/33). Vint enfin l’ambre :

l’électricité, qui est un vecteur d’énergie. Le monde devient un grand chantier et apparaît la

notion du travail abstrait (Marx). Le travail est la source de toute création de valeur et la

classe ouvrière est une classe « prométhéenne », dont il faut éveiller la conscience. « Tous les

rouages s’arrêtent, / Si ton bras puissant le veut » chant des ouvriers (p. 38).

Jevons, économiste britannique, établit qu’il ne sert à rien de diminuer la consommation de

charbon des locomotives à vapeur pour réduire l’extraction de charbon, car on utilisera les

économies réalisées sur chacune des locomotives pour faire rouler plus de locomotives. Ce

n’était pas un principe écologique mais une crainte de devoir acheter le charbon à d’autres

nations et la reconnaissance implicite que la richesse de la Grande-Bretagne était due à la

présence de ce charbon dans son sous-sol (p. 40/41). Personne à cette époque ne se soucie du

CO2 relâché dans l’atmosphère.

Les ingénieurs deviennent des sortes de dieux (quelles relations ont-ils avec le prolétariat ?

Question insoluble) : ils sont des employeurs de machines et « prennent à la nature par ruse »,

du grec méchané : ruse, feinte, tournure avisée (p. 43.47).

La chimie se rajoute à ce tableau et le procédé Haber-Bosch permet des rendements agricoles

au-delà de l’imaginable.

Prométhée ne reconnaît plus son monde : rajoutez le feu des armes et de la dynamite, tout-à-

fait inattendu, et le rôle du feu dans le confort humain dépasse toute mesure (p. 51) !

Prométhée a honte, selon Günther Anders, car le service rendu par le don se renverse en force

destructrice (p. 53/54).

La société, dans l’idée de Saint-Simon et des saint-simoniens, « premiers socialistes » puis

« socialistes utopiques » est constitué des « industriels » et des « oisifs », parasitaires (p.

55/57). La vie politique et sociétale devait être centrée sur la promotion des « parties

productives » (p. 65). À partir du « Manifeste du parti communiste », qui se donne des airs de

scientificité, ces industriels furent scindés en deux classes antagonistes, le travail et le capital,

dans une lutte qui s’achèvera par la victoire des travailleurs puisqu’il est analysé qu’ils sont

les seuls créateurs des richesses.

Les oisifs sont quasiment aussi nombreux que les industriels : les malades, les vieux, les

enfants, les femmes dont le travail ménager n’est pas comptabilisé, les vagabonds, les sans-

emplois… Ces derniers sont appelés « canailles convulsionnaires » par Voltaire, « plèbes »

par Hegel, « lumpenprolétariat » par Marx, et forment un vaste problème : toujours en tête

dans les soulèvements, ils font des émeutes, sans être révolutionnaires. Dans l’idée d’un

métabolisme, ils sont une soubassement comme des bactéries prébiotiques (p. 63). Marx écrit

la fiction d’une société du labeur généralisé. Arrive le mot « exploitation ». L’État, censé

réguler cette vie économique, est un instrument auquel tout le monde contribue et par lequel

tout le monde vit aux dépens des autres (p. 70). La fin de « l’exploitation de l’homme par

l’homme » s’obtiendra par l’exploitation de la terre dans l’intérêt de l’homme (p. 77).

Les excédents d’énergie fossiles injectés dans la production apportèrent des surplus que

l’humanité n’avait jamais connu : l’éducation tardive généralisée, les loisirs, une médecine

qui soigne vraiment avec l’allongement de la vie, les voyages, la diminution de l’exercice du

muscle. Les progrès techniques entrèrent dans le domaine des femmes (la maison, la

cuisine)… et l’égalité réelle entre les sexes commença à se réaliser. Apparurent les techniques

de communication et d’art (cinéma, internet, smartphone…).

Chacun dispose de la force de vingt à cinquante esclaves. En même temps, les effets

secondaires métaboliques se firent sentir de plus en plus, ce qui était vu par l’économie

comme « externalités » grossit, grossit et prend beaucoup de place. C’est la consommation qui

occupe le plus nos vies, mais les consommateurs n’ont pas trouvé de quoi organiser la lutte

sociale comme l’avaient pu les ouvriers.

On en arrive à un mode de vie particulièrement confortable, surtout pour les femmes

déchargées des contraintes de la tenue du foyer. La sexualité quitte le domaine de la

reproduction et devient ludique. Comme si la reproduction de l’espèce n’était plus dans

l’éthique civilisée (p. 88). Même l’identité sexuelle devient « fluide ». À l’inverse, les paradis

des énergies fossiles utilisent le conservatisme contre des bouleversements culturels qui leur

arrivent de l’Occident et maintiennent des systèmes semi-esclavagistes envers les femmes (p.

89/90) ; ils ne se servent pas de leur nouvelle richesse pour établir des systèmes de

redistributions, compensant les injustices sociales-économiques. L’appétit de charbon de la

Chine, de l’Inde, des États-Unis… ne diminue pas. La Chine a augmenté le niveau de vie des

Chinois mais les tient dans un système de domination informationnelle très contraignant.

Pendant ce temps, l’Occident dépense sans compter pour une mobilité inédite et d’un luxe

excessif.

Par quoi remplacer le bois enfoui ? On peut rêver d’une société post-prométhéenne, mais on

n’en voit guère les réalisations. Restreindre la production conduit à l’échec dans la

compétition des nations (p. 113) !

Bruno Latour propose un scénario original. Sur un modèle analogiquement léniniste, il

imagine une « classe verte » qui, dans une idée participative, immersive, culturaliste, ferait

l’information, à la fois du danger et des empêchements de la survenue du danger. Les États

pourraient alors faire plier les industries des fossiles. Peter Sloterdijk y voit « un caractère non

utopique de ces réflexions qui paraissent hyperutopiques » (p. 121). Chacun jugera.

L’homme est un incendiaire et il a mis le feu à sa planète. Il doit sortir de la distance

ontologique entre l’homme et la nature. Pompiers de tous les pays, unissez-vous, on pourrait

dire !
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Ecumes Sphères III

S'il y a un comble du philosophe, pour ironiser comme les enfants blagueurs, c'est bien Peter Sloterdijk, qu'on voit ici (bille en tête) se tournebouler la boule ou le ciboulot pour faire le tour des boules, des balles, des bulles, des billes, des bielles et toutes sortes d'autres rondeurs qui , à tous les ordres de grandeur, configurent les êtres, les états et les mondes de la Création… Car, pour parler plus sérieusement, y a-t-il entreprise plus mégalomaniaque que cette trilogie de plus de deux mille pages bien serrées, qui ne vise rien moins qu'à réaliser l'ambition extrême et suprême (ou le rêve fou) du théoricien, dans la double signification de ce mot : tout englober dans un principe d'explication unique (expliquer, c'est unifier : Aristote) ; et, de plus, ce distillat de pensée, le représenter et le donner à voir (theôrein : observer , contempler ; de oraô, j'ai des yeux, je vois) ? Pareille entreprise, qui vise à déceler et exposer le motif premier et dernier de toutes choses, la clef universelle, la figure archétypique ou matricielle de la sphère, récurrente à toutes les échelles et dans tous les domaines du réel ; qui prend en charge tout l'espace (des noyaux les plus infimes ou les plus intimes aux enveloppes les plus lointaines du cosmos) et tout le temps (des limbes de la création aux fumées de l'apocalypse) ; qui mobilise toutes les ressources de l'enquête et de l'esprit (métaphysique, théologie, psychologie, psychanalyse, anthropologie et sociologie, cosmologie, théorie politique, histoire générale et universelle, histoire des arts et des techniques, sémiotique, etc.)… exige une culture encyclopédique et une érudition prodigieuse qui suffiraient à distinguer le travail de Sloterdijk. Ne propose-t-il pas d'ailleurs (II, p. 687) de rebaptiser l'ensemble des « sciences humaines » « sciences des sphères » ? Mais, dans la mesure où la sphère se donne autant à voir qu'elle donne à penser, le style très singulier de l'auteur (mi savant mi conteur) déroule ses réflexions subtiles et tortueuses dans une tension constante entre, d'une part, les audaces conceptuelles et la lame acérée de l'analyse, précise, tatillonne, aride et technique, et, d'autre part, le charme flou et contagieux des images, des métaphores et même des nombreuses illustrations (comme aussi des incises en forme de petits billets personnels) qui émaillent le texte, reposantes et suggestives. Il peut même atteindre à une forme de virtuosité dans l'humour pince-sans-rire, comme dans le chapitre sur la « Merdocratie » (T II) qui jette sans sourciller les bases d'une sphérologie olfactive de la pestilence, ou dans la digression sur la surenchère des couvre-chefs (couronnes, mitre et tiare) sur les têtes couronnées !



Impossible, évidemment, de résumer un tel ouvrage. Tout au plus peut-on en suivre, d'un tome à l'autre, le fil conducteur et la progression.



Le premier tome, sous le signe des « Bulles », est consacré aux microsphères (ou plutôt ovoïdes ou ellipsoïdes, avec deux foyers ou deux épicentres) de l'intime, qui sont mises en jeu à l'apparition et dans la formation de la vie individuelle. Fragiles comme bulles de savon parce que tout en coalescence interne, sans enveloppe solide, elles tiennent par les échanges mutuels, les interactions et les courants qui circulent entre les deux foyers. Sortes de cocons endogènes, de structure « bipolaire » ou « dyadique », à l'intérieur desquels la vie émerge et se synthétise par et dans le partage. le prototype en est, bien sûr, la symbiose de la mère et du foetus dans la vie intra-utérine, avec tous les circuits du sang, des sons, des émotions, puis, plus tard, de l'air, des mots, des regards… qui préfigurent (dans la vie postnatale) la transfusion des coeurs amoureux, l'ouverture réciproque des visages, le cercle magique ou magnétique des affinités électives et, plus généralement, le tissage (chaîne et trame) spontané et horizontal des relations intersubjectives de proximité. Mais, à bien y regarder, le modèle se complique un peu : la dyade constitutive de la monade personnelle se révèle en fait une triade. En effet, entre l'un (enfant) et l'autre (mère), il y a l'« entre » justement, la préposition, le tiers médiateur (cordon ombilical, placenta, « accompagnateur originel », double gémellaire, père, ange gardien, etc.). Et pour décrypter cette étrange modélisation, Sloterdijk n'hésite pas à nous embarquer dans une fantastique aventure au sein puis à la sortie du ventre maternel, renouvelant au passage la psychologie des profondeurs et la métaphysique heideggérienne et réinterrogeant le discours de la théologie chrétienne sur le mystère (« 1 en 3 ») de la trinité divine.



Avec le tome deux, intitulé « Globes », on passe de la chaleur des cocons et des girons au froid des grands espaces et des macrosphères : le globe terrestre, l'univers ou cosmos et même le « Tout » de l'Être métaphysique, qui englobe créé et créateur. Comment passe-t-on ainsi des bulles légères aux boules massives ? Par dilatation certes, et donc par intégration ou intériorisation de ce qui était à l'extérieur, mais aussi par solidification de l'enveloppe, par formation de parois protectrices autour de ce qui n'est d'abord que simples atmosphères, de la sociabilité infuse. Puis, de degré en degré, ça se renferme dans des huttes, des igloos, des grandes maisons de famille, des villages ronds et communautaires, les villes à enceintes concentriques et monumentales de Mésopotamie (lesquelles, depuis ce berceau de la civilisation, vont s'imposer ensuite et partout comme modèle d'habitat), les empires… et jusqu'aux projections mentales du globe terrestre et de la sphère céleste, physique ou cosmologique et métaphysique ou théologique. Triomphe de la pureté géométrique qui ne peut pourtant masquer le décalage bifocal des origines. En effet, confrontant le modèle géocentrique de la cosmologie grecque au modèle théocentrique de la tradition platonicienne et chrétienne (Soleil intelligible, Boule de Lumière noétique), Sloterdijk montre, de manière aussi éblouissante qu'étourdissante (ou pointilleuse que fastidieuse : c'est selon… et c'est aussi le moment de se rappeler que, dans la géométrie des sphères, le plus court chemin n'est pas la ligne droite !) que, théoriquement incompatibles, ils conjuguent pourtant en pratique leurs effets pour réaliser, avec le développement du christianisme, la première forme de globalisation planétaire autour de l'Europe. Et si le modèle de structuration de la pensée et de l'existence propre au christianisme a pu ainsi essaimer et faire le tour du monde, c'est en se coulant dans tous les canaux, spirituels et temporels, qui ont d'abord assuré le rayonnement des empires (romain, byzantin, germanique…) sur le même mode « radiocentrique » que le message apostolique. Mais le succès s'avère à double tranchant car, depuis le début (Moyen-Âge) le ver est dans la pomme… ou dans le globe ! En effet la confusion (malgré le hiatus) des deux modèles évoqués ci-dessus, cosmologique et théologique, a conduit à transférer sur le premier l'infinité attribuée à Dieu par le second : « Dieu, c'est la boule infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part. » (p. 487). Ce qui n'a d'autre effet, dans l'espace physique, que de faire exploser la boule globale en une infinité de boules minuscules. Configuration nouvelle qui correspond, pour Sloterdijk, à l'ère moderne de la mondialisation et à ce qu'il appelle les « écumes ».



[N.B. : Il faudrait ici, logiquement, intercaler « le Palais de cristal », développement ultérieur du dernier chapitre de « Globes » sur les différentes formes de la globalisation dans les temps modernes, qui fait maintenant l'objet d'une publication à part.]



Dans le troisième volume de la trilogie, « Écumes », Peter Sloterdijk entend réhabiliter ces proliférations moussues, d'aspect et de réputation peu ragoûtants, en en faisant des objets théoriques intéressants en tant que « systèmes polycaméristes [plusieurs chambres] d'inclusion de gaz dans des matériaux solides et liquides dont les cellules sont séparées par des parois ressemblant à des films » (p.42). Modélisation du monde moderne plus pertinente selon lui que celles, purement relationnelles (filaire ou radiculaire), des « réseaux » et des « rhizomes », dans la mesure où elle fait toute leur place à l'individualisation et aux individualités. L'écume est faite en effet de cellules individuelles plus ou moins grandes, qui s'ouvrent et s'intègrent les unes aux autres, autant qu'elles s'en protègent en s'isolant dans leurs enveloppes qui sont aussi leur tissu conjonctif. Ce modèle alvéolaire et aérien (ou pneumatique) permet à Sloterdijk de décrire et de raconter (de manière juste assez surprenante pour en être saisissante), aux antipodes de la tradition du manque et de l'effort, la « serre du luxe » qu'est devenue la civilisation moderne et mondialisée, consumériste et gaspilleuse ― sorte de « couveuse » artificielle sous laquelle se développent et prolifèrent, chacun dans son oeuf ou son « égosphère » (p. 497), les milliards d'individus humains, qui se présentent d'abord comme « détenteurs de pouvoir d'achat », enfants gâtés (à l'ère de la « gâterie » sans limite) sous l'aile maternelle de l'État-Providence et des institutions modernes. Sloterdijk montre très bien comment, dans cet « agrégat écumeux » (p. 722) des bulles individuelles de confort, les neuf dimensions et fonctions (p. 321) du devenir-humain de l'homme (« anthropogenèse ») se trouvent prises en charge et assurées, comme de tout temps, mais sur un mode nouveau ainsi caractérisé : « décharge » ou soulagement du poids ancestral de l'existence, narcissisme juvénile, « principe de réalité » des psychanalystes revu et corrigé en mode Vénus plutôt que Mars (douceur et conciliation plutôt que force et affrontement), ambiance de légèreté (« lévitation », « antigravité »… qui conduit même l'auteur à corriger Heidegger, « l'être-porté » se substituant à « l'être-jeté » comme caractéristique du Dasein moderne), etc. Pour les besoins de sa démonstration, Sloterdijk procède, dans ce volume comme dans les précédents, par un long détour, qui prend cette fois les chemins de l'histoire des techniques architecturales (et non plus celui de la psychologie des profondeurs ou de la théologie). L'examen en effet, à travers des projets architecturaux innovants, des « capsules », des « îles » ou « îlots », des « serres », des « conteneurs », des « collecteurs » et « connecteurs », stades, palais des congrès, « machines à habiter », etc. lui permet de mettre à jour (« expliciter », dit-il, avec un concept fort) les tendances encore cachées et inconscientes qui oeuvrent en profondeur dans l'évolution de la civilisation moderne.



La composition de cette foisonnante Trilogie des Sphères est elle-même de facture très moderne et « aphrogénique » (écumeuse ? écumante ?), ce qui ne manque pas d'être souvent déroutant, voire agaçant, pour qui a été (dé- ?)formé à chercher cohérence et intelligibilité dans le tout. En plus des détours et chemins de traverse déjà signalés, Sloterdijk en effet intercale et multiplie, dans la composition classique et familière en chapitres, des « prologues », « introductions », « transitions », « digressions », « remarques », « réflexions » ou « considérations » « liminaire », « incidente », « intermédiaire », etc. qui accentuent forcément l'impression d'entassement, de dispersion et parfois d'étouffement déjà provoquée par le style. L'auteur s'en amuse d'ailleurs en finale, dans un « aperçu rétrospectif » qui ne manque ni de lucidité, ni d'humour, ni d'orgueil et de modestie… Car, conscient de l'ampleur de la tâche qu'il a entreprise et menée à bien, il sait à juste titre l'importance et l'originalité de l'oeuvre qu'il nous laisse.

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Règles pour le parc humain : Une lettre en répo..

Le texte intégral de ce livre est accessible ici - enfin je crois !
Lien : http://multitudes.samizdat.n..
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Tempéraments philosophiques : De Platon à Miche..

Tempéraments philosophiques est comme une exposition où Peter Sloterdijk aurait présenté ses tableaux préférés - et dont le catalogue ressemblerait à une déclaration d’amour pour les Maîtres proches ou lointains, amis ou ennemis, qui lui ont appris à penser et à penser autrement.
Lien : http://rss.feedsportal.com/c..
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Tempéraments philosophiques : De Platon à Miche..

Un petit livre de philosophie panoramique qui présente avec intelligence, finesse, bienviellance, sans délaisser parfois la critique perspicace le portrait de dix-neuf philosophes de Platon à Foucault.

Une vraie leçon de philosophie, à lire et à relire.
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Globes : Sphères 2

S'il y a un comble du philosophe, pour ironiser comme les enfants blagueurs, c'est bien Peter Sloterdijk, qu'on voit ici (bille en tête) se tournebouler la boule ou le ciboulot pour faire le tour des boules, des balles, des bulles, des billes, des bielles et toutes sortes d'autres rondeurs qui , à tous les ordres de grandeur, configurent les êtres, les états et les mondes de la Création… Car, pour parler plus sérieusement, y a-t-il entreprise plus mégalomaniaque que cette trilogie de plus de deux mille pages bien serrées, qui ne vise rien moins qu'à réaliser l'ambition extrême et suprême (ou le rêve fou) du théoricien, dans la double signification de ce mot : tout englober dans un principe d'explication unique (expliquer, c'est unifier : Aristote) ; et, de plus, ce distillat de pensée, le représenter et le donner à voir (theôrein : observer , contempler ; de oraô, j'ai des yeux, je vois) ? Pareille entreprise, qui vise à déceler et exposer le motif premier et dernier de toutes choses, la clef universelle, la figure archétypique ou matricielle de la sphère, récurrente à toutes les échelles et dans tous les domaines du réel ; qui prend en charge tout l'espace (des noyaux les plus infimes ou les plus intimes aux enveloppes les plus lointaines du cosmos) et tout le temps (des limbes de la création aux fumées de l'apocalypse) ; qui mobilise toutes les ressources de l'enquête et de l'esprit (métaphysique, théologie, psychologie, psychanalyse, anthropologie et sociologie, cosmologie, théorie politique, histoire générale et universelle, histoire des arts et des techniques, sémiotique, etc.)… exige une culture encyclopédique et une érudition prodigieuse qui suffiraient à distinguer le travail de Sloterdijk. Ne propose-t-il pas d'ailleurs (II, p. 687) de rebaptiser l'ensemble des « sciences humaines » « sciences des sphères » ? Mais, dans la mesure où la sphère se donne autant à voir qu'elle donne à penser, le style très singulier de l'auteur (mi savant mi conteur) déroule ses réflexions subtiles et tortueuses dans une tension constante entre, d'une part, les audaces conceptuelles et la lame acérée de l'analyse, précise, tatillonne, aride et technique, et, d'autre part, le charme flou et contagieux des images, des métaphores et même des nombreuses illustrations (comme aussi des incises en forme de petits billets personnels) qui émaillent le texte, reposantes et suggestives. Il peut même atteindre à une forme de virtuosité dans l'humour pince-sans-rire, comme dans le chapitre sur la « Merdocratie » (T II) qui jette sans sourciller les bases d'une sphérologie olfactive de la pestilence, ou dans la digression sur la surenchère des couvre-chefs (couronnes, mitre et tiare) sur les têtes couronnées !



Impossible, évidemment, de résumer un tel ouvrage. Tout au plus peut-on en suivre, d'un tome à l'autre, le fil conducteur et la progression.



Le premier tome, sous le signe des « Bulles », est consacré aux microsphères (ou plutôt ovoïdes ou ellipsoïdes, avec deux foyers ou deux épicentres) de l'intime, qui sont mises en jeu à l'apparition et dans la formation de la vie individuelle. Fragiles comme bulles de savon parce que tout en coalescence interne, sans enveloppe solide, elles tiennent par les échanges mutuels, les interactions et les courants qui circulent entre les deux foyers. Sortes de cocons endogènes, de structure « bipolaire » ou « dyadique », à l'intérieur desquels la vie émerge et se synthétise par et dans le partage. le prototype en est, bien sûr, la symbiose de la mère et du foetus dans la vie intra-utérine, avec tous les circuits du sang, des sons, des émotions, puis, plus tard, de l'air, des mots, des regards… qui préfigurent (dans la vie postnatale) la transfusion des coeurs amoureux, l'ouverture réciproque des visages, le cercle magique ou magnétique des affinités électives et, plus généralement, le tissage (chaîne et trame) spontané et horizontal des relations intersubjectives de proximité. Mais, à bien y regarder, le modèle se complique un peu : la dyade constitutive de la monade personnelle se révèle en fait une triade. En effet, entre l'un (enfant) et l'autre (mère), il y a l'« entre » justement, la préposition, le tiers médiateur (cordon ombilical, placenta, « accompagnateur originel », double gémellaire, père, ange gardien, etc.). Et pour décrypter cette étrange modélisation, Sloterdijk n'hésite pas à nous embarquer dans une fantastique aventure au sein puis à la sortie du ventre maternel, renouvelant au passage la psychologie des profondeurs et la métaphysique heideggérienne et réinterrogeant le discours de la théologie chrétienne sur le mystère (« 1 en 3 ») de la trinité divine.



Avec le tome deux, intitulé « Globes », on passe de la chaleur des cocons et des girons au froid des grands espaces et des macrosphères : le globe terrestre, l'univers ou cosmos et même le « Tout » de l'Être métaphysique, qui englobe créé et créateur. Comment passe-t-on ainsi des bulles légères aux boules massives ? Par dilatation certes, et donc par intégration ou intériorisation de ce qui était à l'extérieur, mais aussi par solidification de l'enveloppe, par formation de parois protectrices autour de ce qui n'est d'abord que simples atmosphères, de la sociabilité infuse. Puis, de degré en degré, ça se renferme dans des huttes, des igloos, des grandes maisons de famille, des villages ronds et communautaires, les villes à enceintes concentriques et monumentales de Mésopotamie (lesquelles, depuis ce berceau de la civilisation, vont s'imposer ensuite et partout comme modèle d'habitat), les empires… et jusqu'aux projections mentales du globe terrestre et de la sphère céleste, physique ou cosmologique et métaphysique ou théologique. Triomphe de la pureté géométrique qui ne peut pourtant masquer le décalage bifocal des origines. En effet, confrontant le modèle géocentrique de la cosmologie grecque au modèle théocentrique de la tradition platonicienne et chrétienne (Soleil intelligible, Boule de Lumière noétique), Sloterdijk montre, de manière aussi éblouissante qu'étourdissante (ou pointilleuse que fastidieuse : c'est selon… et c'est aussi le moment de se rappeler que, dans la géométrie des sphères, le plus court chemin n'est pas la ligne droite !) que, théoriquement incompatibles, ils conjuguent pourtant en pratique leurs effets pour réaliser, avec le développement du christianisme, la première forme de globalisation planétaire autour de l'Europe. Et si le modèle de structuration de la pensée et de l'existence propre au christianisme a pu ainsi essaimer et faire le tour du monde, c'est en se coulant dans tous les canaux, spirituels et temporels, qui ont d'abord assuré le rayonnement des empires (romain, byzantin, germanique…) sur le même mode « radiocentrique » que le message apostolique. Mais le succès s'avère à double tranchant car, depuis le début (Moyen-Âge) le ver est dans la pomme… ou dans le globe ! En effet la confusion (malgré le hiatus) des deux modèles évoqués ci-dessus, cosmologique et théologique, a conduit à transférer sur le premier l'infinité attribuée à Dieu par le second : « Dieu, c'est la boule infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part. » (p. 487). Ce qui n'a d'autre effet, dans l'espace physique, que de faire exploser la boule globale en une infinité de boules minuscules. Configuration nouvelle qui correspond, pour Sloterdijk, à l'ère moderne de la mondialisation et à ce qu'il appelle les « écumes ».



[N.B. : Il faudrait ici, logiquement, intercaler « le Palais de cristal », développement ultérieur du dernier chapitre de « Globes » sur les différentes formes de la globalisation dans les temps modernes, qui fait maintenant l'objet d'une publication à part.]



Dans le troisième volume de la trilogie, « Écumes », Peter Sloterdijk entend réhabiliter ces proliférations moussues, d'aspect et de réputation peu ragoûtants, en en faisant des objets théoriques intéressants en tant que « systèmes polycaméristes [plusieurs chambres] d'inclusion de gaz dans des matériaux solides et liquides dont les cellules sont séparées par des parois ressemblant à des films » (p.42). Modélisation du monde moderne plus pertinente selon lui que celles, purement relationnelles (filaire ou radiculaire), des « réseaux » et des « rhizomes », dans la mesure où elle fait toute leur place à l'individualisation et aux individualités. L'écume est faite en effet de cellules individuelles plus ou moins grandes, qui s'ouvrent et s'intègrent les unes aux autres, autant qu'elles s'en protègent en s'isolant dans leurs enveloppes qui sont aussi leur tissu conjonctif. Ce modèle alvéolaire et aérien (ou pneumatique) permet à Sloterdijk de décrire et de raconter (de manière juste assez surprenante pour en être saisissante), aux antipodes de la tradition du manque et de l'effort, la « serre du luxe » qu'est devenue la civilisation moderne et mondialisée, consumériste et gaspilleuse ― sorte de « couveuse » artificielle sous laquelle se développent et prolifèrent, chacun dans son oeuf ou son « égosphère » (p. 497), les milliards d'individus humains, qui se présentent d'abord comme « détenteurs de pouvoir d'achat », enfants gâtés (à l'ère de la « gâterie » sans limite) sous l'aile maternelle de l'État-Providence et des institutions modernes. Sloterdijk montre très bien comment, dans cet « agrégat écumeux » (p. 722) des bulles individuelles de confort, les neuf dimensions et fonctions (p. 321) du devenir-humain de l'homme (« anthropogenèse ») se trouvent prises en charge et assurées, comme de tout temps, mais sur un mode nouveau ainsi caractérisé : « décharge » ou soulagement du poids ancestral de l'existence, narcissisme juvénile, « principe de réalité » des psychanalystes revu et corrigé en mode Vénus plutôt que Mars (douceur et conciliation plutôt que force et affrontement), ambiance de légèreté (« lévitation », « antigravité »… qui conduit même l'auteur à corriger Heidegger, « l'être-porté » se substituant à « l'être-jeté » comme caractéristique du Dasein moderne), etc. Pour les besoins de sa démonstration, Sloterdijk procède, dans ce volume comme dans les précédents, par un long détour, qui prend cette fois les chemins de l'histoire des techniques architecturales (et non plus celui de la psychologie des profondeurs ou de la théologie). L'examen en effet, à travers des projets architecturaux innovants, des « capsules », des « îles » ou « îlots », des « serres », des « conteneurs », des « collecteurs » et « connecteurs », stades, palais des congrès, « machines à habiter », etc. lui permet de mettre à jour (« expliciter », dit-il, avec un concept fort) les tendances encore cachées et inconscientes qui oeuvrent en profondeur dans l'évolution de la civilisation moderne.



La composition de cette foisonnante Trilogie des Sphères est elle-même de facture très moderne et « aphrogénique » (écumeuse ? écumante ?), ce qui ne manque pas d'être souvent déroutant, voire agaçant, pour qui a été (dé- ?)formé à chercher cohérence et intelligibilité dans le tout. En plus des détours et chemins de traverse déjà signalés, Sloterdijk en effet intercale et multiplie, dans la composition classique et familière en chapitres, des « prologues », « introductions », « transitions », « digressions », « remarques », « réflexions » ou « considérations » « liminaire », « incidente », « intermédiaire », etc. qui accentuent forcément l'impression d'entassement, de dispersion et parfois d'étouffement déjà provoquée par le style. L'auteur s'en amuse d'ailleurs en finale, dans un « aperçu rétrospectif » qui ne manque ni de lucidité, ni d'humour, ni d'orgueil et de modestie… Car, conscient de l'ampleur de la tâche qu'il a entreprise et menée à bien, il sait à juste titre l'importance et l'originalité de l'oeuvre qu'il nous laisse.

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La folie de Dieu

Ce livre dévoile bien la vision de l'évolution du Monde de certains de ceux qui nous gouvernent en Europe occidentale, matérialiste , se déclarant humaniste (mais quelle démonstration?) et cherchant à se persuader que les choses du Spirituel ne relèvent que de la Culture (sans définition claire du terme d'ailleurs) le reste relevant carrément de la "folie" et des Neuro-sciences. Boris Cyrulnick nous a déjà proposé cette offre intellectuelle d'une manière aussi peu probante il y a peu (dans "Psychothérapie de Dieu").

Un amalgame tue l'objectif annoncé de l'étude dès le départ : la globalisation des trois "monothéismes" (puis plus tard le marxisme les rejoindra vers la fin du livre). Cette manière de faire "écrase" totalement les différences fondamentales des différentes visions de la dignité humaine que chacune de ces religion présente alors que c'est précisément là leur intérêt, leur sens, leur apport à la société humaine.

(Si on enlève la "Religion" que reste-t'il, la Philosophie et la Poésie? Mais la Poésie aussi est requise par nos nouveaux philosophes, voir "Faire parler le ciel » de Peter Sloterdijk, sous titre : " De la théopoésie .)

Pour donner un exemple de la qualification (ou non) de l'auteur à comprendre les choses considérons la chose suivante : les monothéismes sont qualifiés par P.S de "religions du Livre" , ce qui est une erreur fondamentale, car le Judéïsme (de Moïse à Jésus) est la religion des "Lois divines d'un peuple", le christianisme est la religion "de la Parole et de l'Amour", l'Islam la religion du "Livre appliqué à la vie sociale", le marxisme la religion "de l'Homme libre sovietique".

L'étude, à mon avis, est donc stérilisée au départ par la non-connaissance réelle qu'à l'auteur de son sujet. Il dissimule la chose en se prévalant de la "méthodologie scientifique", en fait un "réalisme" qu'il impose comme allant de soi, une évidence, alors qu'en fait c'est un biais qui le rend aveugle à cette dignité humaine - qu'il ne peut nier cependant - mais qu'il ne peut définir autrement que par la Culture dans les dernières pages.

Le corps du texte est donc fatalement la reprise des critiques anciennes, qui étaient déjà présentées pas les Grecs, les Romains, repris par les Lumières.. On apprend cependant de petites choses ça et là (sur les dérives jacobines par exemple).

La nouveauté de cet ouvrage, pour moi, est la disparition des explications par la psychiatrie, remplacées par les neuro-sciences, plus "invoquées" d'ailleurs ces neuro-sciences que présentées, on est loin des articles des magazines "la Recherche" (CNRS) ou "Pour la Science" (Scientific American).

Mais je préfèrerais que l'on ne mélange pas les genres, étant donné que ce type de domaine scientifique n'est qu'à ses débuts de développement.







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Faire parler le ciel

Sous-titré « De la théopoésie », cet essai du philosophe Peter Sloterdijk envisage la religion comme manière de penser poétiquement le monde.
Lien : https://www.la-croix.com/Cul..
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