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3.83/5 (sur 54 notes)

Nationalité : France
Né(e) à : Moutardon , le 17/07/1939
Biographie :

Pierre Brunel, né le 17 juillet 1939 est un universitaire et critique littéraire français spécialisé dans la littérature comparée.

Ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé de lettres classiques, il a préparé deux thèses sur Paul Claudel (doctorat d'État, 1970).
Professeur à l'Université Paris IV-Sorbonne depuis 1970, il y a dirigé le département de littérature française et comparée de 1982 à 1989, et il est l'actuel directeur des cours de civilisation française de la Sorbonne.
Il a fondé le Centre de recherche en littérature comparée (CRLC) en 1981 et le dirige depuis cette date. Il est le président du Collège de littérature comparée (CLC) qu'il a fondé en 1995.
Il a dirigé 120 thèses de doctorat de littérature comparée. Ses efforts en faveur de cette discipline, ses nombreux travaux et son rayonnement international lui ont valu d'être élu en juillet 1995 membre de l'Institut universitaire de France à la chaire de littérature comparée et renouvelé dans cette chaire en 2000.
Membre de l'Association internationale de littérature comparée (AILC), il entretient des relations avec les comparatistes du monde entier. Il est docteur honoris causa de l'Université de Bâle et membre de l'Academia Europaea, dont le siège est à Londres.
Il a fondé et dirige plusieurs collections : « Recherches actuelles en littérature comparée » aux Presses de l'Université de Paris-Sorbonne en 1985, « La Salamandre » à l'Imprimerie nationale en 1989 (une cinquantaine de volumes parus), et « Musique et musiciens » avec Xavier Darcos aux Presses universitaires de France en 1999.
Il participe au Groupe d’Études balzaciennes, a préfacé et annoté plusieurs ouvrages de Balzac[3] et dirigé un colloque sur cet auteur à Paris4-Sorbonne ("Balzac: temps et mémoire")

Nommé en 2001 vice-président du conseil d'administration de Paris IV, il a pris sa retraite en avril 2008.
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Citations et extraits (22) Voir plus Ajouter une citation
Rimbaud ne se contente pas d'éviter la poésie du cœur.
Il l'attaque de front. Il la liquide même.

http://wp.me/p5DYAB-1gI
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C'est aussi l'art d'un ménétrier diabolique qui entraînerait les belles dans un bal des pendus, les fouettant les couvrant de bave et de crachats.
En retour, il les autorise à bafouer ses élans d'autrefois, ses velléités sentimentales passées :
« Piétinez mes vieilles terrines
De sentiment. »
Il entend extirper la dernière moindre parcelle d'une poésie du cœur à laquelle il aurait pu faire quelque concession, de punir les partenaires dérisoires d'autrefois pour châtier le pitre de l'amour.
« Je voudrais vous casser les hanches
D'avoir aimé»
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Rimbaud affirme comme méthode poétique et en guise de préalable à toute création qu'il faut faire l'âme monstrueuse.

http://wp.me/p5DYAB-1g0
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La biographie est une seconde vie conduisant à une autre mort.
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Sans doute est-ce à cause de cette autre désillution que Listz, qu'elle a connu grâce à Musset, n'est pas devenu son amant, alors qu'elle l'admire tant. Elle a même dit qu'elle ne pouvait plus l'aimer que les épinards. Et puis il était éclatant de santé alors qu'il y avait en Musset, rongé par l'alcool, et qu'il y a en Chopin, déjà faible de la poitrine, une grâce à laquelle elle se sent incapable de résister. "Cette femme est un cimetière", a dit méchamment d'elle Jules Sandeau. Cela ne signifie pas seulement qu'elle renvoie vite ses amants pour n'en conserver que le fantôme. Mais elle hume en eux le parfum capiteux de leur mort future. Et Titus Woyciechowski, le cher Titus, l'avait bien compris quand il écrivait : "Ce n'est pas la peine que j'empêche Frédéric Chopin d'aller se faire tuer dans l'insurrection de Varsovie pour qu'il tombe dans les griffes de George Sand. "
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C'est un lieu commun que de rappeler cette prétendue ca­ractéristique des Français : chez eux la critique tourne à l'esprit de critique. Les pages qui suivent montreront qu'il n'en est pas toujours ainsi. Celui-là même dont on fait volontiers le
meilleur représentant de l'esprit français dans ce qu'il a de né­gateur, Voltaire, prenait soin de noter que par le passé, au XVIe et encore au XVIe siècle, « les littérateurs s'occupaient beau­coup dans la critique grammaticale des auteurs grecs et latins ; et c'est à leurs travaux que nous devons les dictionnaires, les
éditions correctes, les commentaires des chefs-d'œuvre de l'Antiquité ». C'était décrire la critique, non comme une entre­prise de démolition à coups de boutoir, mais comme une pa­tiente reconstruction, comme une tâche conservatoire. L'exi­gence majeure restait le discernement.
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De ces amis, Rimbaud aussi veut se dégager, dut-il aller pour cela pourrir seul dans l'étang.

http://wp.me/p5DYAB-1qa
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La création de l'univers, sujet inimaginable et extraordinaire, échappant aux normes humaines de l'appréhension intellectuelle, s'accompagne d'une problématique de l'imaginaire, dont la principale fonction consiste à rationaliser et visualiser par des images, des récits, des mythes, ce qui est ressenti comme inconcevable, à clarifier ce qui est supposé avoir été l'impétus, la force ou la puissance divine provoquant la naissance et l'ordonnance du cosmos.
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On pleure sur les Orphée perdus, par exemple la tragédie d’Eschyle Les Bassarides. On devrait pleurer aussi sur les Orphée non nés, telle l’œuvre musicale commune qu’avaient conçue Victor Segalen et Claude Debussy en 1907. Il reste de ce projet un texte nu, un texte veuf dont Segalen pensait dès 1913 faire une publication d’attente « sans toutefois léser le futur Orphée musical », et qu’il a fini par publier comme texte définitif en 1916.

2Depuis longtemps la musique occupait une place importante dans le monde intérieur de Segalen, mais il n’a découvert Debussy que tardivement, en 1905. La fascination exercée sur le poète par le musicien me paraît comparable à celle qu’exerce Orphée sur le Vieillard-Citharède, le père d’Eurydice, dans Orphée-roi. Et il n’est pas impossible que l’œuvre l’ait, volontairement ou involontairement, représentée. Le don d’Eurydice serait comme le « don du poème », enfant mallarméen d’une « nuit d’Idumée ». La mort d’Orphée correspondrait au moment de la disparition de la musique possible que le texte avait fait entendre à Debussy (« Quant à la musique qui devait accompagner le drame, je l’entends de moins en moins », écrivait Debussy à Segalen le 5 juin 1916). Le poète, ou le poème, n’a plus qu’à mourir à son tour : Debussy, très malade depuis plusieurs années, disparaît en 1918 ; Segalen, atteint d’un mal mystérieux, le suit dans la tombe en 1919 ; quant au drame, Orphée-roi, il est entré dans le livre-tombeau.

3Le miracle de la lyre ne s’est donc pas produit. Les raisons de cet échec sont nombreuses. L’état de santé de Debussy ne constitue pas une explication suffisante. Dès l’origine, il existait une distance entre lui et ce voyageur qui soudain s’était présenté à lui, mû par le sentiment d’une nécessité. Il avait écarté le premier projet de drame lyrique, L’Illuminé ou Siddharta, le 4 août 1907. Mais la lecture, quelques jours plus tard, d’une nouvelle de Segalen (Max Anely) dans Le Mercure de France du 16 août, Dans un monde sonore, l’a convaincu qu’un sujet pouvait les réunir, Orphée. L’opposition entre André et Mathilde, l’enfermement d’André dans le monde sonore étaient à l’image de l’intransigeance d’un Orphée, que le texte de la nouvelle évoquait et qui finissait par fuir les hommes, et Eurydice, sans se retourner. « Orphée ne fut pas un homme, ni un être vivant ou mort », écrivait Segalen à la fin de cette nouvelle de 1907. « Orphée ? mais c’est, dans notre humanité changeante, le désir d’entendre et d’être entendu, la puissance de vivre et de créer dans la sonorité. »

1 Voir mon article dans la Revue de littérature comparée, juillet-septembre 1987, p. 359-368.
2 Segalen et Debussy, textes recueillis et présentés par Annie Joly-Segalen et André Schaeffner, Cor (...)
3 Ibid., p. 277.
4 Ibid., p. 246.
5 Entretien avec Ernest Guiraud, cité dans Jean Barraqué, Claude Debussy, Éd. du Seuil, coll. « Solf (...)
6 Note du manuscrit du 27 août 1907.
4Sans doute Debussy voulait-il retrouver, lui aussi, le son sous la note. Mais comment, alors qu’il évoluait vers la musique pure, n’aurait-il pas été gêné par le texte ? Ce n’est pas un hasard s’il a abandonné, après Pelléas et Mélisande, tous ses projets de drame musical : Orphée roi, mais aussi Le Diable dans le beffroi et La Chute de la maison Usher dont quelques fragments ont pu pourtant nous être tardivement restitués1. « Trop Maeterlinck », cette remarque apparaît plusieurs fois dans son annotation en marge du texte d’Orphée-roi, et elle n’épingle pas seulement des ressemblances (le sommeil d’Orphée et le sommeil de Mélisande2, l’accusation d’être trop petite fille3) : elle dit la méfiance à l’égard de tout texte. « Trop Maeterlinck » cède d’ailleurs parfois la place à « trop discours »4. Pour lui, « la musique commence là où la parole est impuissante à exprimer5 ». Il imposait donc à Segalen un travail difficile, probablement même impossible : « les contours verbaux » devaient « se sacrifi[er] à l’hymne futur ». Le lyrisme des mots — mot lui-même si équivoque — devait « se renonc[er] en faveur de l’autre, lyrisme musical, lyrisme de la Lyre : — le chant »6. Il eût donc fallu un miracle, sinon de la lyre, du moins du lyrisme : que le lyrisme poétique se confondît avec le lyrisme musical, ou qu’il s’effaçât devant lui.

7 Lettre à Segalen.
5Mais le chant qui revêt des paroles apparaissait déjà comme une solution bâtarde à Debussy. Allait-il renouveler l’erreur qu’il avait reprochée à Gluck ? Pouvait-il exiger de Segalen qu’Orphée chantât sans paroles ? Cette dernière constatation du 5 juin 1916 est bien amère : « […] on ne fait pas chanter Orphée, parce qu’il est le chant lui-même. — C’est une conception fausse7. » Dès lors il ne pouvait plus que laisser Segalen seul avec son texte.

6Entre la voix pure et la parole, chantée ou non, la lyre était peut-être un instrument de réconciliation, je n’ose pas dire une bouée de sauvetage. Elle est l’attribut traditionnel d’Orphée et, à elle seule, elle signale sa présence. Orphée chez les Thraces, sur la peinture de vase conservée au musée de Berlin, porte la lyre entre les bras. La partition musicale confie à l’instrument le soin d’annoncer l’arrivée d’Orphée (dans l’opéra de Gluck) ou même de le représenter (dans le poème symphonique de Liszt, Orphée). Pour son Orfeo, Monteverdi a prévu une double harpe (un harpa doppia), qui accompagne en effet Orphée dès son entrée en scène. Debussy connaît bien cet instrument qu’il a utilisé soit dans l’orchestre (« Sirènes », le troisième des Nocturnes (1899)) soit en soliste (la harpe chromatique dans les Danses pour harpe et cordes de 1904, l’une sur le mode dorien, l’autre sur le mode lydien, donc toujours en association avec le souvenir de la Grèce antique).

7C’est à Debussy qu’on doit l’idée du prélude qui précède le lever du rideau et le prologue :

8 Éd. cit., p. 225.
Toute lumière éteinte, derrière le Rideau fermé, on entend, claire, triomphante en l’inaccessible lointain
une voix chantant
toute seule, singulière, avec de grands ébats sauvages […].
On discerne autour d’elle l’irisation d’une lyre nombreuse qui, dans l’instant où la voix reprend haleine, double les derniers contours du chant et ne laisse aucun répit au silence8.

9 On songe à une autre évocation du chaos, Barbare de Rimbaud, dans les Illuminations, et à « la voi (...)
8La voix est celle d’Orphée, mais elle est aussi la voix du plus lointain du monde9, la voix de l’invisible et de ce qui devrait rester étranger à toute représentation. La lyre, douée d’une forme et des couleurs de ce qui n’est encore qu’une irisation, est déjà du visible, déjà du représentable. Elle permet le passage du nouménal au phénoménal, ou plutôt (parce que le vocabulaire schopenhauérien convient mieux ici que le vocabulaire kantien), du monde de la Volonté au monde de la représentation.

10 Rhodopeius vates, appellation d’Orphée dans Ovide, Métamorphoses, X, v. 11-12.
11 Orphée-roi, p. 226.
9Si la voix chante dans les ténèbres, la lyre apparaît à la naissance d’une lumière. Ces ténèbres sont celles d’un chaos, fait de blocs de rocher (le Rhodope10), mais aussi de « gros blocs de nuit terrestre11 ». La voix d’Orphée est celle d’un dieu présidant à une illumination (l’aube de ce fiat lux étant « ce peu de ciel éclairé par des lueurs affleurant là-haut cette crête boisée »).

12 Segalen reconnaît qu’il a voulu « faire d’Orphée ce que Nietzsche a fait de Zarathoustra : sien » (...)
13 Voir Ainsi parlait Zarathoustra, début de la troisième partie, « Le Voyageur » : « Tout en marchan (...)
14 Prologue, § 1 : « Lorsque Zarathoustra eut atteint l’âge de trente ans, il quitta son pays natal e (...)
15 Voir par exemple Le Nocturne ou Le Chant funèbre, dans la seconde partie, où à Ainsi parlait Zarat (...)
10Mais c’est moins à la Genèse qu’il convient de penser qu’à un livre qui a bien davantage marqué Orphée-roi et vers lequel nous oriente une note de Segalen : So sprach Zarathoustra de Nietzsche12. Zarathoustra est, lui aussi, un familier des cimes et des crêtes13. Le prologue s’ouvre, de la même manière qu’Orphée-roi, sur un décor de montagnes où l’aube paraît14. J’ajoute que si Zarathoustra parle, il chante aussi, comme Orphée15.

11Il y a, dans Ainsi parlait Zarathoustra, une rivalité autour de la harpe. Car, si Zarathoustra chante, le vieux magicien chante aussi en s’accompagnant de la harpe (4e partie, « Le Chant de la mélancolie »), et chante encore le voyageur « qui s’appelait l’ombre de Zarathoustra » (4e partie, « Parmi les filles du désert »). La harpe marque donc l’entrée dans le monde de l’ici-bas, cette diminution d’être que connaît Zarathoustra à partir du moment où il descend de la montagne. Ce moins existe sans doute aussi dans Orphée-roi, de la voix à la lyre, mais l’instrument va continuer à exercer une protection tutélaire sur le chanteur après sa descente dans le monde des hommes.

12L’équivalent du vieux magicien pourrait être le Vieillard-Citharède. Mieux que le Prêtre et le Guerrier, il parvient à attirer Orphée vers le monde des hommes où, selon l’oracle, il doit être roi. La cithare à quatre cordes du Citharède paraît dérisoire à côté de la grande Lyre d’Orphée.

16 Les Grands initiés. Esquisse de l’histoire secrète des religions, rééd. Librairie académique Perri (...)
13Segalen s’est sans doute souvenu d’un livre qui est une de ses sources et un chaînon entre Nietzsche et lui, Les Grands initiés (1889) d’Édouard Schuré. Au début du Livre V (« Orphée. — Les mystères de Dionysos ») est décrite « sa lyre aux sept cordes » qui « embrasse l’univers : chacune d’elles répond à un mode de l’âme humaine, contient la loi d’une science et d’un art »16. Qu’est à côté la misérable tétracorde ? Eurydice, qui en a joué quelquefois chez son père, s’étonne de la différence :
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3
L’acte IV correspond à la traditionnelle descente dans l’Hadès (c’était l’acte IV, Negromantico dans le premier Orphée théâtral connu, la Fabula di Orfeo d’Ange Politien, publiée pour la première fois en 1494). Là encore, Segalen a profondément modifié l’épisode, sans être toutefois aussi directement original que pour la mort d’Eurydice. Il se souvient visiblement et de Schuré et de Nietzsche ou plutôt, une fois encore, il retrouve Nietzsche par l’intermédiaire de Schuré. L’action se déroule dans un « profond hypogée », et le titre de cet Acte IV précise : « Le Temple sous terre et l’antre. » « On entend un bruissement allègre de la lyre »24, comme à l’acte II de l’Orphée de Gluck quand le héros pénètre dans le royaume des ombres. Orphée vient rechercher Eurydice perdue : « Il veut descendre ici-bas pour la réclamer à la terre », commente le Vieillard-Citharède25. Du plus profond de l’antre on voit naître une Forme voilée. Ce n’est qu’une fausse Eurydice, une Ménade déguisée qui, après avoir été jalouse de la fille du Citharède, veut se venger. L’idée vient des Grands Initiés, de l’antre où Aglaonice, la prêtresse d’Hécate et l’amante d’Eurydice26, épie l’hiérophante objet de sa haine. Cet antre plein de vapeurs méphitiques rappelle moins le traditionnel antre de Trophonios que la caverne de Zarathoustra, celle d’où il doit sortir, à la fin du livre, pour aller vers la force et le soleil.

27 Orphée-roi, p. 327.
19La Ménade en transe se jette sur Orphée, cherche à l’enlacer. Orphée dresse sa lyre comme une arme pour se défendre, puis « d’un sursaut fulgurant, il déchire le réseau de la Lyre ; et le crèvement des cordes et leurs cinglements trament l’Antre, / (qui se fend comme un fruit) de rayons faisant au plus profond de l’épaisseur une échappée radieuse, / par où, d’un seul bond, s’évade et disparaît orphée. / Puis tout l’Antre retombe, écrasant la ménade / avec un obscur fracas. / Les ténèbres referment leur Rideau27 ». Segalen avait déjà utilisé cette idée pour sa nouvelle Dans un monde sonore, et dans un climat de misogynie vaguement analogue. Orphée, déçu par Eurydice, s’apprêtait à fuir sans elle les Enfers :

D’un coup de voix, il déchira la trame de sa lyre : la corne ployée le frappa
dans la poitrine, et les fils, en cassant, mordirent ses poignets et ses ongles.

28 Éd. cit., p. 330 n.
20La lyre est donc à la fois l’instrument et le symbole de la force d’Orphée : très tôt, elle est apparue comme son sceptre (car il était roi bien avant d’être roi des hommes) ; elle gronde comme la foudre ; elle a la lumière de l’éclair. Sa destruction, nécessaire pour qu’éclate le cachot infernal, n’est que temporaire. Quand, dans l’Acte V, Orphée regagne la Montagne et les airs sonores, la lyre doit avoir « repris ses cordes » : c’est une exigence de Debussy, clairement notée en marge du manuscrit28, comme s’il n’était plus possible de poursuivre l’évocation de l’aventure d’Orphée sans la musique instrumentale, donc sans que soit complet le « monde sonore ».

21Cette résurrection indique déjà que l’Acte V sera plus que jamais celui du miracle de la Lyre. Dans l’Acte I, que ce dernier acte redouble à bien des égards, la Lyre manifestait quand Orphée proférait son nom. Maintenant elle manifeste quand il profère celui d’Eurydice, quand il lance ce nouvel appel qui importe bien plus que la quête ténébreuse de l’Acte IV. Le texte initial, que Debussy a trouvé « joli, très joli », est plus net à cet égard que celui qui a été définitivement retenu :

29 Ibid., p. 335 n.
orphée
sans répondre, effleure les cordes de sa lyre qui s’éveille et aussitôt des milliers de petites voix bruissent et murmurent avec douceur… partout dans l’air… au bout des arbres… dans les feuilles qui tournoient… une cascade qui frémit… et un mot surgit de tout cela comme une source vive aux milliers de racines
Eurydice !
Et l’éveil de la lyre a gagné la montagne qui s’extasie doucement sur ce nom29.

30 Voir dans les fragments poétiques posthumes de 1888 (dans Dithyrambes de Dionysos, Gallimard, 1974 (...)
31 Voir Le signe à la fin de Ainsi parlait Zarathoustra.
22C’est donc une symphonie cosmique et une symphonie orphique à la fois qui naît de la lyre, instrument définitif d’une célébration de la femme aimée, après les doutes de l’Acte IV. Eurydice ressuscite dans le monde, dans toutes les composantes de la mélodie de l’univers, au moment où Orphée tient « sa Lyre ressuscitée dans les bras ». Là où le retour en arrière a échoué30, le grand oui l’emporte, essentiel chez Nietzsche à la pensée de midi31.

23Segalen ne peut pourtant éluder la mort d’Orphée, victime des Ménades en furie. Cette représentation traditionnelle ne doit rien cette fois au dionysiaque nietzschéen. Mais Segalen concilie la version d’Ovide et celle, plus récente, de Schuré. Dans le Livre XI des Métamorphoses, le fleuve Hèbre reçoit la tête d’Orphée, détachée de son tronc, et sa lyre. Alors se produit ce qu’Ovide déjà considère comme un miracle (mirum ! est en incise au vers 51) :

[…] medio dum labitur amne
Flebile nescio quid queritur lyra, flebile lingua
Murmurat exanimis, respondent flebile ripae.

32 . XI, 51-53 ; trad. Joseph Chamonard, Garnier, 1953, t. II, p. 179.
24et sa lyre, tandis qu’elle est emportée au milieu de ton fleuve, cette lyre plaintivement fait entendre je ne sais quels reproches, plaintivement la langue privée de sentiment murmure, plaintivement répondent les rives32.

25Au miracle de la lyre se substitue dans Les Grands Initiés le miracle de la tête :

33 Les Grands Initiés, éd. cit., p. 314.
[…] il expira. Penchée sur son cadavre, la magicienne de Thessalie, dont le visage ressemblait maintenant à celui de Tisiphône, épiait avec une joie sauvage le dernier souffle du prophète et s’apprêtait à tirer un oracle de sa victime. Mais quel fut l’effroi de la Thessalienne, en voyant cette tête cadavéreuse se ranimer à la lueur flottante de la torche, une pâle rougeur se répandre sur le visage du mort, ses yeux se rouvrir tout grands et un regard profond, doux et terrible se fixer sur elle… tandis qu’une voix étrange — la voix d’Orphée — s’échappait une fois encore de ces lèvres frémissantes pour prononcer distinctement ces trois syllabes mélodieuses et vengeresses : Eurydice33 !

34 C’est Debussy qui a orienté Segalen vers Gustave Moreau. Segalen a visité le musée Gustave Moreau (...)
26Segalen, se rappelant sans doute le tableau de Gustave Moreau, Jeune fille thrace portant la tête d’Orphée, a imaginé la réunion de la tête et de la lyre. La fusion s’est opérée dans l’instant qui a précédé immédiatement l’agression des Ménades34.

35 Orphée-roi, p. 339.
orphée
élève lentement sa Lyre comme un bouclier devant sa face…
Et le masque sonnant, peu à peu se substitue à son visage humain35.

27Aussi ce qui s’élève au-dessus de l’abîme, après la mort d’Orphée et la mort du Vieillard-Citharède, est cette tête-lyre, « intacte, mortelle à tous, bienfaisante, irréelle, harmonieuse ». Ce mouvement ascensionnel, fréquent dans l’œuvre de Gustave Moreau, s’accompagne d’une interrogation qui a dû être celle de Debussy : est-ce la lyre qui joue, est-ce la tête qui chante ? À cette question le texte de Segalen répond : « dans cette ascension fulgurante » (comme l’était la lyre elle-même) le Chant s’affirme, et c’est

36 Ibid., p. 341.
la voix première d’orphée
— dominant de son épiphanie le sol lourd, les bois et les roches, les jeux, les amours et les cris, et se haussant, triomphante, — qui règne au plus haut des
cieux chantants36.

28On ne passe plus de la Voix à la Lyre, comme dans le prélude, mais de la Lyre à la Voix, pour être réintroduit là où se trouve Orphée, dans l’Ailleurs de l’Exote, dans le monde sonore du Musicien, dans le silence d’où vient et où rentre l’œuvre.
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