l'étroitesse d'esprit et le rétrécissement dans les spécialités n'est jamais une bonne chose et que, surtout lorsqu'on s'occupe de psychologie, il a des effets déplorables. La psychologie, par la définition même de son objet, touche absolument à tout. Elle est universelle. Il y a des faits psychologiques partout. Il y en a aussi bien dans les ouvrages d'un littérateur que dans les études anatomiques sur un cerveau. Si vous ne voulez considérer que le littérateur, que le moraliste ou que l'anatomiste, vous restreignez la psychologie à une partie très étroite, et vous arrivez forcément à des erreurs. Il faudrait au contraire être capable de généralisation, il faudrait être universel pour s'occuper d'études psychologiques, car il faudrait savoir ce que tous les hommes ont pensé dans tous les domaines et de quelle manière ils ont pensé.
...le monde nous embarrasse parce que le monde est multiple. Il y a autour de nous des millions, des milliards d'étoiles, d'objets, de grains de sable, il y a des millions d'hommes. C'est bizarre, nous sommes en présence de millions de choses et cette multiplicité, c'est là le problème contre lequel nous avons à lutter, surtout quand nous faisons la personnalité. Cette multiplicité étant si grande, si énorme, on est obligé de la subdiviser et de la considérer à des points de vue particuliers.
nous appellerons d'abord une personnalité l'ensemble des opérations, des actes petits et grands, qui servent à un individu pour construire, maintenir, et perfectionner son unité et sa distinction d'avec le reste du monde.
Mais j'avais en moi une autre tendance qui n'était jamais satisfait et que l'on reconnaîtrait à peine dans sa métamorphose actuelle. À l'âge de dix-huit j'étais très religieux, et j'ai toujours conservé tendances mystiques que j'ai réussi à contrôler. Il s'agissait de concilier les goûts scientifiques et les sentiments religieux, ce qui n'était pas une tâche facile. La conciliation aurait pu être effectuée au moyen d'une philosophie perfectionné satisfaire à la fois la raison et la foi. Je n'ai pas trouvé ce miracle, mais je suis resté un philosophe.
Une hypothèse très intéressante a eu jusqu'à nos jours une grosse influence sur les études psychologiques, c'est l'hypothèse de Condillac qui fait commencer toute l'activité de l'esprit avec le phénomène que l'on a désigné sous le nom de "sensation". On appelle sensation la couleur bleue de ce papier telle qu'elle est dans notre conscience et non dans le monde extérieur, c'est un élément conscient, abstrait de la perception du papier, c'est ce qui reste dans la conscience de cette perception quand on retire l'extériorité, la forme de l'objet, le schéma de cet objet et tous les actes qui dépendent de ce schéma perceptif. Toute la psychologie est fondée sur cette sensation et, quand on a voulu appliquer les méthodes scientifiques à la psychologie, c'est cet élément abstrait de la perception, cette sensation que l'on a voulu mesurer, dont on a cherché les relations avec les phénomènes physiques extérieurs.
Certains philosophes, à l'exemple des cartésiens, se sont représenté la conscience comme quelque chose d'invariable et d'immuable sans nuances et sans degrés. Pour Descartes, la pensée existait complète avec le doute, la réflexion, le raisonnement et le langage, ou bien n'existait pas du tout et se trouvait remplacée par le mécanisme pur et simple, par l'étendue et le mouvement. Leibniz au contraire, dans cette philosophie profonde, à laquelle aujourd'hui toutes les sciences physiques et morales semblent nous ramener, avait une toute autre conception de la conscience. Il admettait un nombre infini de degrés et certaines de ces formes lui semblaient tellement inférieures à la pensée normale « que les esprits humains étaient comme de petits dieux auprès d'elles ».
Les diverses études réunies dans cet ouvrage ont pour occasion et pour centre une observation à plusieurs points de vue remarquable, celle d'une femme que je désignerai sous le pseudonyme de « Madeleine » choisi par elle-même, et que j'ai suivie pendant vingt-deux ans. Sa vie étrange, ses fugues, son délire religieux, son attitude, sa marche sur la pointe des pieds, les stigmates du Christ qu'elle a présentés aux pieds et aux mains à plusieurs reprises et surtout les sentiments violents qu'elle éprouvait dans des crises d'angoisse et dans des crises d'extase, sa guérison relative à la fin de sa vie soulèvent à chaque instant des problèmes médicaux et psychologiques du plus grand intérêt.
J'aurais désiré ajouter à ce livre les formes dérivées des sentiments, quand ils se combinent avec les diverses tendances de l'esprit pour former les sentiments sociaux et les sentiments religieux. Mais les observations des malades qui présentent des troubles des sentiments sociaux et religieux et les interprétations nécessaires demandent de beaucoup trop longs développements. Ces études doivent à mon grand regret être écartées pour le moment et réservées pour un autre ouvrage.
Pierre Janet
Paris, 22 juin 1927.
La partie la plus intéressante de mon travail sera toujours les nombreuses observations que j'ai recueillies à la fois sur l'homme normal et malade. Je n'aurais jamais été capable de les rassembler ou de les classer si je n'avais pas été dirigé par les idées philosophiques qui ont toujours été indispensables. Comme William James a dit, on voit ce que l'on est prêt à voir, aussi, on ne peut pas étudier la psychologie de l'homme sans idées directrices, sans intérêts philosophiques ou même religieux.
Ce sont presque toujours les formes les plus élevées de l'activité humaine, la volonté, la résolution, le libre arbitre, qui ont été étudiées par les philosophes. On s'intéressait naturellement aux manifestations de l'activité qu'il était le plus utile de connaître pour comprendre la conduite des hommes, leur responsabilité et la valeur morale de leurs actions. Mais, quoique cette façon d'aborder la question soit peut-être la plus naturelle, elle est cependant la plus difficile et la plus dangereuse : les phénomènes les plus élevés et les plus importants sont loin d'être les plus simples ; ils présentent au contraire bien des modifications, des développements accessoires qui empêchent de bien comprendre leur véritable nature. Les faits les plus élémentaires, aussi bien en psychologie que dans les autres sciences, sont recherchés aujourd'hui de préférence, car on sait que leur connaissance plus facile à acquérir éclaircira beaucoup celles des formes plus complexes. C'est l'activité humaine dans ses formes les plus simples, les plus rudimentaires, qui fera l'objet de cette étude.