Pierre Renucci

Caligula punit-il ? Il sanctionne dans la dérision, en faisant par exemple porter à sa sœur l'urne cinéraire de son amant, en obligeant les soldats à ramasser des coquillages. A-t-il besoin d'argent ? Il organise des ventes aux enchères souvent burlesques, édicte des lois fiscales publiées de manière à ce qu'on ne puisse les lire. Veut-il que les Juifs l'adorent comme un dieu ? Il leur envoie un Jupiter à son image dans le Temple. Destitue-t-il les consuls ? Il leur reproche d'avoir fêté la victoire d'Actium, mais en précisant qu'il leur aurait fait le reproche inverse s'ils s'en étaient abstenus.
Cette manière bouffonne d'exercer le pouvoir a ceci d'angoissant qu'elle semble lui ôter toute limite, toute rationalité. Elle en fait quelque chose d'imprévisible et d'humiliant. L'humour renforce trop crûment l'aspect oppressant du pouvoir — fût-il modéré — et c'est pourquoi en général les gouvernants se gardent scrupuleusement d'en faire. Tout au plus s'autorisent-ils quelques plaisanteries paternes. Pour le reste, ils affectent le sérieux jusqu'à l'ennui. Quoi de plus normal ? Gouverner n'est rien d'autre que l'art de contraindre et il est plus difficile de contraindre en ayant l'air de se moquer du monde. La faute de Caligula fut de ne pas l'avoir compris.

Cicéron était ainsi : un beau cerveau, mais des nerfs irritables qui le faisaient osciller de l’emballement à l’abattement, de l’insulte à la louange, de la lucidité à l’aveuglement, de l’optimisme au pessimisme ; seul restait stable sa sensibilité à la louange.

Moins qu’un autre, Cicéron avait droit au pardon. C’est la haine pour Antoine, davantage que l’amour pour la République, qui motiva son action. C’est l’orgueil et la fatuité qui lui firent sous-estimer Octave et imaginer qu’il pouvait le manœuvrer. Et c’est pour satisfaire sa haine et son orgueil qu’il poussa à la guerre civile. Il pouvait bien traiter Antoine de gladiateur, mais Antoine n’a pas sorti le glaive le premier. En revanche, Antoine avait raison de qualifier Cicéron de laniste, lui qui avait mis toute son actoritas à faire s’entre-tuer des citoyens romains. Et puis, le vieux consulaire payait le prix de ses multiples erreurs et de sa conception désuète de la République. Petit bourgeois provincial arrivé aux honneurs, il était devenu un oligarque pur et dur, comme tous les parvenus de la politique romaine. Et comme tous les parvenus en général, Cicéron gardait le complexe de ses origines qui le poussait à en faire trop. Ne soyons pas dupes : la libertas que défendait cet homo novus n’était rien d’autre que celle de la caste supérieure à laquelle il avait accédé si péniblement et il le faisait avec d’autant plus de passion et d’aveuglement. Ainsi, malgré ses grandes qualités, il n’était qu’un homme du passé, prisonnier de ses préjugés et incapable d’évoluer.

Les ennemis d’aujourd’hui étaient les amis d’hier, ils se connaissaient assez pour se savoir de même valeur. C’est pourquoi ils en vinrent directement aux mains, sans chercher à s’impressionner par des cris de guerre ni en cognant sur leurs boucliers. Ils s’entre-tuèrent calmement, presque sans bruit, en spécialistes. On n’entendait que les râles des agonisants.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, les conjurés n'avaient rigoureusement rien prévu au-delà de l'assassinat de César. Leur horizon politique se limitait à la mort du "tyran".

Les mariages scellaient les accords politiques, les divorces en sanctionnaient les ruptures.