R.S. Pateman

Elle est plus grande qu’elle ne paraissait derrière la fenêtre, et la lumière argentée que laisse entrer l’embrasure de la porte rend son visage encore plus pâle. Son sourire faiblit. Quand elle essaie de parler, aucune parole ne franchit ses lèvres. les mots me font défaut à moi aussi. Je prends une profonde inspiration. Ma question finit par sortir en un murmure désespéré.
“Où est ma fille ?”
Libby avale sa salive et se mord la lèvre.
“C’est une longue histoire. Il voudrait peut-être mieux vous asseoir.”
Je recule lentement et ouvre la porte.
Le froid la suit dans l’entrée. Elle ôte ses gants et me présente la main droite. Sa poignée de main est brève, mais je sens tous les os de ses doigts.
Je retire brusquement ma main.
“Je sais que ce n’est sûrement pas facile, dit-elle. Croyez-moi, ce n’est pas facile pour moi non plus.
— dites-moi seulement ce que vous savez. Je vous en supplie.”
Elle hausse les épaules et prend une inspiration.
“Ça va vous sembler très bizarre. Vous allez penser que je suis folle – si ce n’est pas déjà fait.”
Elle me reprend la main. Je la retire à nouveau.
“Je sais où est Amy.” Sa voix est ferme. Son ton catégorique.
“vous l’avez déjà dit. Mais... si on avait trouvé son corps,
la police serait venue me prévenir.
— Je n’ai pas retrouvé son corps.”
Je m’appuie contre le mur, les yeux fermés, et je me pince l’arête du nez. J’ai bien du mal à trouver le souffle ou le courage pour exprimer à haute voix ce que je crois saisir.
“Je... ne comprends pas. voulez-vous dire...?”
une promesse impossible me fait tourner la tête.
Libby fait un oui imperceptible de la tête.
“C’est exact, madame Archer. Amy est vivante.”

Je me rappelle avoir regardé le nouveau millénaire envahir peu à peu le monde à la télévision. Pendant que des indigènes en jupes d’herbe jouaient des airs de bienvenue sur des conques marines au Vanuatu, j’entends à nouveau le coup sec et le pétillement d’un cube de glace ajouté à mon insolent gin tonic. La forte saveur salée d’un bretzel sur la langue.

Il m’arrive de voir son visage brouillé dans le tourbillon du manège. D’entendre un petit rire dans le grincement du toboggan. Mais, bien sûr, elle n’est pas vraiment là. Pas plus que le toboggan et les balançoires.

La municipalité a arraché le tape-cul branlant et le vieux manège qu’elle a remplacés par des jeux plus modernes : une balançoire baquet, un gyroscope, un jet d’eau et un bac à sable, traversé par des plateformes et un câble de tyrolienne. Pour des jeux sans danger, mais non sans aventure.

Ils ont également déplacé le terrain de jeux, et l’ont installé de l’autre côté du parc pour le rapprocher de la cafétéria. Maintenant les parents bavardent autour d’un cappuccino pendant que leurs enfants se suspendent, creusent et tournent.

Mais on m’a volé le dernier endroit où Amy a été vue.

Les souvenirs surgissent et se poussent, ils se précipitent et se montent les uns sur les autres au point que je ne sais bientôt plus où l’un finit et l’autre commence. Il m’arrive de me demander si un détail dont je suis certaine a vraiment eu lieu, tandis que d’autres que je suis sûre d’avoir imaginés paraissent horriblement réels.

Mon père dit qu’il y a les bons secrets et les mauvais secrets. Comme quand il jetait du courrier publicitaire à la poubelle au lieu de le distribuer. Il estime que ce que les gens ignorent peut pas leur faire de mal, et qu’il vaut donc mieux se taire et pas dire la vérité tant qu’on a de bonnes raisons de le faire.

Les balançoires et les cages à poules, c’est pas fait pour s’amuser ou donner le vertige, ce sont que des… pièges. Les tape-culs vous transforment en proie facile… et le tourniquet… oh mon Dieu, le tourniquet… C’est pas de tourner qui me retourne l’estomac, c’est les souvenirs. Comme la force de gravitation…

Le plus douloureux c’est le regret lancinant de toutes les choses que je n’ai pas dites, de toutes les choses que nous n’avons jamais eu l’occasion de faire ensemble. Toute la colère et tout le ressentiment. L’affliction.

À l’époque victorienne, les fleurs possédaient un code spécial. Chaque fleur avait une signification différente, de même que sa couleur. Ma couleur préférée est le rose.Une rose de couleur rose signifie “croyez-moi”.

Le monde est différent de nos jours, n’est-ce pas ? Les enfants grandissent plus vite parce qu’ils sont exposés à tant de choses différentes beaucoup plus tôt. C’est une bonne chose à certains égards, bien sûr, mais…

Dans le monde entier, les gens regardaient l’heure, mais personne ne regardait la pendule aussi intensément que moi. Le temps était lourd comme le plomb. Il ployait sous une terreur abominable.