Mon cher carnet, tu es le journal des calamités, mais pour les gens comme moi, vivre, c’est risqué et compliqué. Tu sais qu’il me faut écrire car en réalité je n’ai pas le temps de tout ressentir, sauf quand j’écoute les sanglots du mystérieux blues d’Artie Kaplan. Je mets le disque, je me remplis des fréquences et j’ai une montée, une réaction chimique. La vie reprend son cours un peu au-dessus de là où elle a semblé m’abandonner. J’ai du mal à m’exprimer mais quand je te dis ceci, je prends pleinement conscience de ce que j’ai déclenché. Sans toi, je serais grise et sèche comme la mine de ce crayon. Je dois me regarder dans tes lignes pour le comprendre. Tu es mon ange-gardien. Ce sont les mots qui me touchent, ce sont les mots qui me sauvent. On ne peut pas me restreindre dans ma liberté de te le dire. Je me comprends à travers toi, la fille du carnet, et tu me soutiens.
Le lendemain, ils sont reçus par les deux dirigeants d’une société événementielle de régie son et lumière. Thierry se lance dans un discours emprunté sur l’émergence et la créativité des nouveaux talents locaux, en réaction à celui du chef d’État français qui prétendait que l’homme africain n’était pas assez entré dans l’Histoire. Les deux entrepreneurs éclatent de rire et le rassurent : la France est toujours un pays allié. Carlos prend un air de rigueur mais note que la richesse des dirigeants contraste avec la misère des employés pourtant dociles. Ça n’a pas l’air de gêner Thierry qui joue à présent les invités de marque. On leur a réservé une table dans l’espace VIP de la fête des grillades où ils sont censés constater la qualité du matériel en situation. Carlos n’entend rien que de la musique très forte et très mauvaise – les enceintes sont bonnes – et constate que leurs hôtes sont conquis : Thierry tape sur des épaules et serre des mains, signe qu’il négocie sans effort avec ses interlocuteurs. On ne prête qu’aux riches, c’est bien connu. Pour conclure les différents deals, on pactise en choisissant les meilleures parts d’un bœuf tout droit sorti de l’abattoir, dépecé jusqu’aux testicules ; trophée d’infortune choisi par l’un des deux gérants et brandi sur l’autel de l’entente franco-ivoirienne.
Bel arbre,
Toi qui traverses un temps plus grand que le nôtre, toi qui ne courbes pas devant lui, toi qui étends tes racines dans la terre et tes branches jusqu’au ciel, tu sais où puiser tes ressources, tu n’as besoin de personne et ne crains pas la solitude. Tu me fournis à la fois l’air que je respire et le papier sur lequel j’écris ; tu m’offres le bonheur de te contempler et un abri pour mes souvenirs.
Je me demande s’il n’y a pas vraiment deux Pauline. Moi, et celle que les gens voient. Celle-là, j’ai l’impression que tout arrive par sa faute. Elle ne reflète pas du tout ce que je suis, elle ne réagit qu’aux stimuli de l’extérieur.
« Je ne suis pas que du doute. Je suis aussi réaction, alchimie, expérimentation. Il n’y a pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il se dirige, alors changement de cap, trouve ta voie! »
J’aime bien voir un lien entre cette dimension invisible et tout ce qui se passe sous la surface des choses ; notre inconscient, les tranches de vie parallèles, les pensées croisées et surtout l’idée de hasard : cette ruse du destin pour faire croire qu’il n’existe pas. (…) La fin de cette histoire peut prendre des voies différentes si nous sommes tous intriqués nous entrerons en collision à notre heure. Quand ? Mystère… tout cela n’est-il qu’un grand jeu de dominos ?
Les gens qui s’en vont ont l’air plus sympathique que d’habitude et on a envie de les retenir, par esprit de contradiction ou instinct de survie, peut-être.
– Tu nous aimes quand même, mamie ?
– À petite dose, oui. À grande dose, c’est écœurant.
– Comme la chantilly quoi.
Mais ne t’autodétruis pas pour autant, car je suis une partie de toi et toi de moi. Nous sommes tissés dans la même matière, liés par la même pensée. Je veux exister à travers toi, et toi tu vis à travers moi.