René Laporte

Selon lui, un serviteur ( s'il avait connu l'adjectif, il eût précisé : un serviteur snob, car les bons serviteurs le sont plus que leurs maîtres) doit conserver son flegme en toute circonstance - devant l'orgie, la bêtise des ivrognes, les coups de revolvers dans les glaces, les intrusions de maris, les confidences d'amants qui s'ennuient, et même quand certains clients, bien rares par bonheur, exigent de boire froid le bourgogne rouge.

Naguère, songeait Jérôme, la nuit avait un rôle de compensation, elle était la fée qui raccourcit le temps : chaque haleine qui soufflait la bougie, chaque main qui tournait le commutateur, c'était pour chercher le sommeil, le rêve ou l'amour, c'était pour arriver plus vite aux promesses du lendemain, pour atteindre les dimanches du travailleur, les matins de distribution de prix de l'enfant. Aujourd'hui, cette nuit obligatoire piétinait le monde à grands coups de sabots sans étincelles, elle nous rentrait sous la tête dans les épaules et nous faisait tous ressemblants, fétus d'ombre, apprentis du néant. Jamais, jusqu'à ce soir-là, Jérôme n'avait pris conscience de ce que, dans une langue barbare mais hélas trop précise, on nomme l'obscurcissement(...)
Maintenant, du point de vue où le hasard le plaçait, et parce qu'une trouée de lumière, quelque chose comme une poignée d'étoiles tombées des paniers du ciel, jonchait le sol, s'opposait à la nuit, il réalisait que cette ombre imposée allait jusqu'à la condamnation morale, qu'elle dégageait le monde de tous ses serments vers le meilleur, vers le libre : elle le vouait au deuil, et pour combien, combien de jours encore ?