C’était l’époque du repos et des retrouvailles pour les bergers. Les troupeaux avaient été redescendus de la montagne vers les ranchs de la vallée, et après la longue piste de transhumance, l’examen des dentitions et la sélection des brebis étaient des tâches simples et reposantes.
C’était l’époque des conversations et des rencontres. La langue basque emplissait de sa douce musique les corrals et les dortoirs. Même s’ils se levaient à l’aube et travaillaient dans les corrals jusqu’à l’heure de la longue sieste du midi, les bergers s’interrompaient souvent dans l’air poussiéreux, s’adossaient contre une clôture, rabattaient en arrière leurs chapeaux moites de sueur et bavardaient. Ils parlaient des pâturages, de la qualité de l’herbe, des chiens et des sempiternels problèmes avec les mules. Ils parlaient de leurs patrons, de la façon dont ils traitaient leurs hommes, et du jour où l’intendant chargé de l’approvisionnement avait commis l’impardonnable en oubliant le vin.
Un vieil album aux images fanées, témoins d’un autre temps et d’une autre façon de vivre, avait fait surgir du passé les souvenirs d’un pays distant de milliers de kilomètres. Cavaliers couverts de poussière, Cadillac noires inconfortables entourées d’hommes en tenue de travail ou en costumes à faux col, bergers et leurs mules, troupeaux innombrables de moutons avec le soleil se reflétant sur les toisons. Et à l’arrière-plan, toujours, le désert gris du Nevada.
Il était devenu fou à force de solitude dans les montagnes, mais s’en était aperçu trop tard pour se tirer un coup de fusil, comme d’autres avant lui.
...à mes débuts en Amérique, on m'avait envoyé dans les déserts garder les moutons ....
C'est un pays très rude.
Pas comme les Pyrénées où les bêtes ont largement de quoi se nourrir...
Là-bas, il n'y avait que des sauges et des rochers à perte de vue, et les seuls arbres, c'étaient des genévriers nains.
Je n'aurais jamais imaginé qu 'on puisse faire pacager les bêtes dans des régions comme celles-là.
Il y avait si peu à brouter que les moutons se mettaient en branle avant le lever du jour et ne s'arrêtaient que lorsque l'obscurité était complète.
Je n'avais rien d'autre à faire que de les suivre.
Sans chien, je n'y serais jamais arrivé .
Et quels chiens ils avaient là-bas !
Ils étaient d'une résistance incroyable, avec des pattes musclées et la plante des pieds dure comme du cuir, même si quelquefois après deux jours passés au milieu des rochers, je devais la leur envelopper avec un pansement pour éviter qu'elle ne saigne.
Ces pentes rocailleuses ,c'était quelque chose, même pour un homme ! Il ne vous fallait pas plus de deux semaines pour user une paire de bottes.
J'avais mal au coeur en pensant à la vie et au pays que j'avais laissés, et plus d'une nuit j'ai pleuré, jusqu'à ce que le sommeil me gagne...
Je me levais avant même la fin de la nuit, dès que j'entendais les moutons s'agiter, je me préparais un café et je haïssais ce jour qui allait venir et pendant lequel je n'aurai sous les yeux qu'une terre rude et aride.
Mais après, je ne souffris pas, les choses étaient comme ça, tout simplement, et je ne pouvais rien y changer. Peut-être que c'est pour cette raison qu'il était inutile d'y penser tout le temps.