Un film d'une heure relatant la vie de Ruth Klüger.
Tous les jours derrière les baraques,
Je vois monter les flammes et la fumée.
Juif, sous le joug tu devras plier,
Car cela, nul ne peut y échapper.
Ne distingues-tu pas dans la fumée
Un visage atrocement déformé ?
Ne l'entends-tu pas qui se moque et crie :
cinq millions sont déjà engloutis !
Auschwitz sera toujours entre mes mains,
et ce que je tiens brûlera demain.
Tous les jours derrière les barbelés,
Le soleil se lève tout empourpré,
Mais sa lumière faiblit et pâlit,
Quand vers le ciel l'autre flamme jaillit.
Car la chaude lumière de la vie,
A Auschwitz depuis longtemps a péri ;
Il n'est de vrai que cette cheminée.
Auschwitz sera toujours entre mes mains
Et ce qu'elle tient brûlera demain.
a fait la connaissance à Jérusalem d’un vieux Hongrois qui avait été détenu à Auschwitz et qui néanmoins, « dans un même souffle », disait du mal des Arabes, prétendant qu’ils étaient tous mauvais.Comment quelqu’un qui est passé par Auschwitz peut-il parler ainsi ? demande l’allemand. J’interviens, demande, sur un ton peut-être un peu acerbe qu’il ne faudrait , ce qu’on espère : Auschwitz n’a jamais été un établissement d’éducation d’aucune sorte, et surtout pas d’éducation à l’humanité et à la tolérance (p.80)
Ditha aussi s’est entendu dire qu’en continuant de laisser visible ce numéro elle voulait imposer aux autres des sentiments de culpabilité. Ne devraient-ils pas essayer d’analyser pourquoi la vue de ces numéros déclenche une telle agressivité de leur part ? (Que devons-nous alors penser quand vous jurez de jamais oublier sans qu’on vous le demande ?) (p.261)
Giséla (...) me parle d'un émigré qui a reçu des décorations en Allemagne, et qui n'éprouve me aucune rancoeur à l'égard des Allemands. Je le connais, et je me demande un peu étonnée, s'il manque tellement de caractère qu'il offre une réconciliation et un pardon qu'il ne lui revient pas d'accorder. (...) Une injustice n'est pas réparée par les états d'âme de ceux qui en ont été les victimes. Je m'en suis tirée, la vie sauve, c'est beaucoup, mais je n'en suis pas sortie avec un sac plein de certificats d'acquittements que les fantômes m'auraient remis pour que je les distribue à ma guise.
La porte du wagon était ouverte. On avait de l'air. Et surtout, on quittait Birkenau. J'étais toute heureuse de soulagement.
Pourtant tout avait changé. Au sortir du camp d'extermination, je regardais le paysage normal comme s'il était devenu irréel. A l'aller, je ne l'avais pas vu, mais maintenant, ce pays dont les Silésiens chantent encore les louanges aujourd'hui s'étendait paisiblement sous mes yeux, avec une beauté de carte postale, comme si le temps avait été suspendu, et que je ne sortisse pas directement d'Auschwitz. Des cyclistes sur de tranquilles chemins de terre, entre des champs inondés de soleil. Le monde n'avait pas changé, Auschwitz n'était pas sur une autre planète, il faisait partie de la vie qui s'étendait devant nous et avait continué comme par le passé. Je méditais l'illogisme qui faisait qu'une telle insouciance pût coexister avec notre convoi, sur un même espace. Notre train venait quand même des camps, relevait de la spécificité particulière de l'existence des camps, et sous nos yeux s'étendait la Pologne, ou l'Allemagne, la Haute-Silésie, peu importe le nom, en tout cas une patrie pour les hommes devant lesquels nous passions, un lieu, où ils se sentaient bien. Ce que je venais de vivre ne les avaient même pas touchés. Je découvrais le mystère de la simultanéité comme une réalité insondable, qu'on ne pouvait pas tout à fait se représenter, apparentée à l'infini, à l'éternité.
Quelque temps après que j'eus quitté l'école, on me fit encore donner des leçons particulières d'anglais par une Anglaise de naissance qui admirait les nazis et que je détestais à proportion. Mais comment ma mère - me demande un ami plus jeune - put-elle donc en arriver à employer une sympathisante des nazis comme professeur particulier? Je réponds que nazis et non-nazis ne se distinguaient pas aussi facilement que les torchons et les serviettes. Les convictions étaient flottantes, les humeurs changeants, les sympathisants d'aujourd'hui pouvaient être les adversaires du lendemain, et inversement. Ma mère pensait que l'essentiel était le bon accent britannique, que les opinions politiques de mon professeur ne me concernaient pas, et que je pouvais de toute façon apprendre des choses avec elle. Elle se trompait: la petite Juive ne plaisait pas plus à cette femme que celle-ci ne me plaisait, ces leçons étaient un supplice à force d'aversion mutuelle. Quoique j'apprisse, je m'empressais de l'oublier d'une leçon à l'autre, avec une application qui eût fait honneur à Pénélope.
La mémoire est une faculté, non une vertu. Nous n'avons aucun mérite particulier de nous souvenir, pas plus qu'à survivre.
Je me plaignais de la grant-tante à ma mère. "C'est une mère de garçons", disait ma mère pour prendre la défense de sa tante préférée. "Que veux-tu, elle n'est pas habituée aux filles." Je ne voyais pas ce qui exigeait qu'on s'y habituât. C'est ainsi qu'elle incarne, figée dans la mort, la distance qui me sépare de la génération de mes parents, et je ne saurais me souvenir avec émotion ni d'elle ni de l'oncle qui allait avec. En même temps, je suis atterrée que la Tante Rosa, morte en chambre à gaz, demeure uniquement un mauvais souvenir d'enfance, la femme qui me punissait lorsqu'elle découvrait que j'avais versé dans l'évier mon cacao du matin.
Ce n'était pas possible, une jeune fille juive avec un goy, et de surcroît un Allemand. J'étais ulcérée. Vous, et vos liaisons avec les jeunes Allemandes, comment osez-vous me faire la leçon? C'était différent, ils étaient des hommes, ils pouvaient avoir des rapports avec qui ils voulaient. Je n'étais pas assez initiée aux perversités de la distribution sociale des rôles des deux sexes pour saisir ce genre de finesse. Je perçus seulement ce qu'il y avait de mépris pour les femmes dans l'établissement de cette distinction et dans la prétention des hommes à vouloir exercer sur moi une sorte de tutelle.
C'était la mort et non le sexe, le secret dont les grandes personnes parlaient en chuchotant, et sur lequel on aurait bien voulu en apprendre davantage. Prétextant que je n'arrivais pas à dormir, je suppliais qu'on me laissât m'endormir sur le divan de la salle de séjour (qu'en fait nous appelions "le salon") et, naturellement, je ne m'endormais pas: la tête sous la couverture, j'espérais saisir quelques bribes des nouvelles terrifiantes qui s'échangeaient autour de la table. Certaines concernaient des inconnus, certaines des parents, toutes concernaient des Juifs.