De la lumière électrique dans le désert. Dorothy sur la véranda avec de l'eau oxygénée dans les cheveux, le papier d'alu qui capture le soleil et libère des flashes lumineux, un magazine féminin à la main, des pages brillantes, des rêves éveillés. Tu déambules sous les arbres avec tes pensées gratte-ciel. Il y a les grands arbres américains, il y a entre les troncs des ombres aveugles et sanguinolentes, il y a dans ton souvenir les cheveux blonds de Louis qui tombent et retombent sur tes mains, la lumière du soleil, les vapeurs d'essence, cette sensation de gaz carbonique dans tes bras. Tu rêves d'une machine à écrire, que Dorothy t'offre enfin une machine à écrire, tu rêves que vous vous sauvez d'ici, que vous déguerpissez du désert, de cette vie merdique à Ventor. Tes mains font des envolées et des étincelles sur les touches noires de la machine, sur l'autoroute qui s'enfuit d'ici.
Dans le parc du Beffroi de Beckomberga, les arbres accueillent à l'ultime extrémité de leurs branches de grosses gouttes transparentes et claires qui se brisent dès qu'elles relâchent leur étreinte de l'écorce et tombent sur le sol, inutilisées, détruites. Chaque goutte renferme un miroir et chaque miroir contient un monde de solitude (...)
VENTOR, ETE 1948:
DOROTHY: Toutes les femmes au foyer adorent le savon.
VALERIE: Ah bon.
DOROTHY: Les femmes au foyer éliminent au lavage le vieux malheur et elles adorent leurs petites filles.
VALERIE: Sauf que tu n'es pas une femme au foyer. Tu es une fille. Une fille de bar. Une fille ouvrière.
(...) la nuit est claire tout autour, les étoiles sont percées de trous de la taille d'une tête d'épingle à travers lesquels peut s'insinuer une lumière venue d'un autre monde, une phosphorescence qui luit derrière la noirceur, la promesse d'autre chose, un poudroiement susceptible de l'éclairer et de veiller sur lui au lieu de cette opacité humide et froide qui l'a toujours entortillé : un soleil gris, la radiance granuleuse de ce soleil gris.
La littérature est un papillon qui n'a pas de sexe.
Tout le monde se fiche de savoir qui sont les autres. De toute manière on ne peut pas échapper à soi-même.
Nous sommes tous à l'agonie. Nous sommes tous en train de mourir. La mortalité dans ce pays est de un pour cent, nous sommes tous des condamnés à mort, nous allons tous disparaître, la seule chose immuable c'est la mort. La mort est la fin de tous les récits.
En fond sonore les cris désespérés des animaux du désert. Le soleil brûle sur le Géorgie, sur la maison du désert sans tableaux, sans livres, sans argent, sans projet d'avenir. Un ciel rose Ventor, rose boursouflé, force le barrage de la fenêtre et tout dès lors se retrouve à nouveau empaqueté dans ce tapis humide et caniculaire de bonheur. Dorothy vient de sortir un sac de voyage rempli de vieilles robes brûlées, vous êtes certainement en route aujourd'hui encore pour rejoindre la mer, rejoindre Alligator Reef et ses ciels d'éternité, rien que toi et elle.
Les tapisseries sont jaunies par le temps, par le soleil, par des journées heureuses et désespérées, peuplées de fenêtres crasseuses et de nourriture dégueulasse, tous les ans, toutes les mouches. Les mains chaudes de Dorothy sur ton visage. Le visage de Dorothy entre les ombres démesurées projetées par les arbres. Dorothy étendue dans ton lit, ivre de vin sucré, quand tu rentres de l'école l'après-midi. Dorothy et ses papiers tue-mouches, Dorothy et sa voix de desperado : Je ne veux pas choisir, Valerie. Je ne veux pas Tout ou Rien. Si je dois choisir alors je choisis Tout. Je te choisis, toi, Valerie. Et je choisis Moran, Valerie.
Les relents de leur sueur, de leur bibine et de leur amour de film d'horreur qui est la proie des bombes et des brasiers, se dressent autour d'eux comme une cloison pestilentielle lorsque tu prends tes affaires et la poudre d'escampette par la même occasion. Dehors le ciel est un flamboiement rosé et le jardin un océan d'étoiles falotes. Les verres et les bouteilles près de la balancelle tout comme la véranda sont noyés dans le soleil du matin. Tu refermes la porte de la maison pour la dernière fois et tu traverses le désert pour la dernière fois. Ce désert où Louis s'est éclipsé, où le fleuve a été rendu toxique, où Dorothy a chassé des nuits entières et brûlé les manches de ses robes, où vous zigzaguiez main dans la main sous le ciel. Tu le raconteras, plus tard, à Sister White :
j'ai détalé. J'ai couru dans le désert comme une dératée. Je n'ai jamais retrouvé le chemin de la maison. Tout n'était qu'une seule et même accumulation de requins bleus et froids. J'étais une enfant malade. Je désirais retrouver Louis. Retrouver cette électricité, cette sensation de gaz carbonique dans les jambes et dans les bras. Il était impossible de m'aimer. J'ai marché dans le désert. Il faisait clair, c'était lumineux et solitaire. j'ai pris mes affaires et je suis partie à jamais. Tout en moi criait : le coeur, Dorothy. La lumière scintillait. Les assiettes de soupe et les bouteilles de la soirée précédente étaient toujours sur la table, les taches de vin, une nappe crasseuse, les lettres roses de Dorothy, les insectes qui se pourchassaient au-dessus de la toile cirée. Ca puait la pluie, l'eau, l'essence et la vieille bibine. Un lézard me regardait, hissé dans le vieux verre de Whisky de Moran. Le vent soufflait ce jour-là. J'ai pris le lézard, je l'ai mis dans mon pull, puis j'ai détalé
Il a sombré avec un monde qui n'existe plus, un monde qui existait ici quand j'étais enfant. Parfois, ce monde me manque.