Le besoin d’être piquée par une pointe de plomb, encore et encore. Le tatoueur épongeait l’encre et le sang à l’aide d’une compresse stérile, ce qui faisait encore plus mal que l’aiguille elle-même, comme si on frottait un genou sanguinolent, avant de l’écorcher de nouveau, et ainsi de suite. Chaque étape du processus avait sa propre douleur. L’aiguille. Le frottement. Le retrait des pansements. La sensation de brûlure quand l’encre commençait à sécher sous l’épiderme. Elle devait traiter sa peau comme celle d’un bébé : la laver et l’hydrater avec soin. Éviter le frottement des vêtements. Ne pas la gratter, voilà ce qui avait été le plus difficile. Si elle se grattait, elle arrachait l’encre et tout était à refaire. Elle versait religieusement de l’eau douce sur ses tatouages, jour et nuit, et les séchait avec une tendresse qu’elle n’avait jamais témoignée à son corps jusqu’ici, nourrissait sa peau de crème, soufflait doucement dessus, une brise douce comme un baiser.
Elle avait essayé de lui donner ce qu’il voulait – « Du sexe, il voulait toujours plus de sexe » –, mais rien ne marchait. Il n’est pas allé chercher un médecin, mais il s’est moins méfié d’elle. Jusque-là, il avait été très prudent, ne lui tournait jamais le dos, ne lui laissait jamais une chance de s’enfuir ou de l’attaquer. Après sa perte de poids, il voulait encore coucher avec elle, mais il a cessé de la frapper. Il lui disait qu’elle le dégoûtait, qu’il ne savait pas pourquoi il perdait son temps avec elle… un vrai sac d’os à l’haleine puante… (Ed prit une brève inspiration.) Il aimait la violer quand elle avait ses règles, mais ses règles se sont arrêtées à cause de la perte de poids, ce qui l’a contrarié. Il se moquait de ses pleurs pendant qu’il la violait.
Elle se force à revenir au présent. Elle n’a pas quatorze ans, mais vingt-huit. Ce qu’elle risque de découvrir au-delà du cordon de police la terrifie. Le silence, cette puanteur noire et animale qui va imprégner ses vêtements pendant des heures, et sa peau plus longtemps encore.
Penser à autre chose. Une scène de crime différente, une scène à laquelle elle a survécu, pire que celle qui l’attend dans la maison. Albie Crane…
Elle pense à Albie Crane. Un vieil homme sans abri, sans famille. Brûlé vif dans une embrasure de porte près des docks, par des gamins défoncés à l’héroïne.
Difficile de voir une quelconque ressemblance physique entre ces deux enfants. Difficile aussi d’imaginer l’un d’eux en train de respirer, de rire, de jouer au ballon ou d’appeler sa maman parce qu’il s’est écorché le genou ou battu avec son frère. Seule la façon dont ils étaient lovés l’un contre l’autre dans la mort révélait leur lien dans la vie. Le plus grand protégeait le plus petit, ou peut-être recherchait-il simplement la chaleur de son corps.
Il était plus jeune que ne l’avait imaginé Noah. La trentaine, avec ce regard légèrement flou des étudiants en plein examens de fin d’année. Habillé comme un étudiant aussi, pantalon de velours côtelé et chemise bleue au col effiloché et trempé. Il était plutôt mignon, avec ses boucles brunes indisciplinées et ses grands yeux sombres.
On aime être enfermées.
Comme dans une prison. Une prison avec une télévision, des livres, et une chance d’étudier, de se faire des amis. Noah se demandait qui elle appelait avec sa carte téléphonique, quels numéros elle composait quand elle avait besoin de parler. Peut-être s’en servait-elle pour ses émissions de télévision.
L’humidité et la putréfaction signifiaient que l’air entrait, par accident ou à dessein. À dessein, supposait-elle. C’était plutôt un bunker, sans doute conçu pour stocker des provisions, quoiqu’on ne puisse ignorer la paranoïa de la Guerre froide. Il avait été construit pour les vivants, pas pour les morts.
On creuse pour chercher le minerai de fer et on le transforme en acier, mais cela ne dure pas. Les bouilloires, les conserves, les voitures, les fondations de milliers de gratte-ciel, autant d’objets dont le cœur métallique rêve de revenir à l’état d’oxyde de fer.
Ces enfants, apparentés ou non, manquaient à quelqu’un. Il valait peut-être mieux qu’ils soient frères. Une seule famille serait ravagée par la nouvelle. En supposant qu’elle ne soit pas déjà au courant du drame. Et n’en soit pas responsable, voire coupable.
Avec toutes les aiguilles qu’ils nous ont plantées dans le corps et les réponses qu’ils nous ont arrachées, les pilules qu’ils nous ont forcées à avaler, inlassablement, comme des bonbons… Nos corps sont tellement vidés qu’on ne nous voit peut-être plus.