Marcel Duchamp a écrit quelques cartes postales, à des amis, depuis Casablanca, en mai 1942. Il n`y dit pas grand chose, sinon que le camp d`hébergement où il était interné était une horreur, et qu`il s`en est échappé pour trouver refuge dans une salle de bains « confortable », proche de la mer. Quand j`ai interrogé Teeny Duchamp, la veuve de l`artiste, celle-ci se souvenait juste que, pour lui, après une longue période de difficultés et de privations, le séjour au Maroc avait été de « délicieuses vacances ».
Ce que l`on sait par ailleurs de cette période, et qui m`a paru riche en possibilités romanesques, c`est que Duchamp se trouvait d`une certaine façon au bout du rouleau, au physique comme au moral, quand il avait quitté la France (il avait des problèmes de vue, ne faisait presque plus rien, même les échecs avaient perdu de leur attrait, etc.), alors qu`en arrivant à New York quelques semaines plus tard, il semblait animé par une sorte de deuxième souffle : le « désir » lui était revenu, tant sur le plan artistique que sur celui des sentiments… Qu`avait-il bien pu se passer à Casablanca, qui avait suscité cette métamorphose, cette régénération, cette renaissance ?
Marcel Duchamp, « le grand perturbateur », comme on l`a appelé, l`homme « le plus intelligent de son siècle » comme disait aussi André Breton, le génie iconoclaste qui a mis des moustaches à La Joconde et exposé un urinoir, est surtout célèbre chez nous pour avoir définitivement clos le règne d`un art centré sur la représentation. Mais Duchamp n`est pas seulement le fossoyeur de l`art européen traditionnel ; c`est surtout, pour moi, l`éveilleur d`une multitudes de mouvements, du Pop au conceptuel, l`inspirateur, la référence presque absolue de tout ce qui s`est créé dans le monde de 1950 et à nos jours, car aujourd`hui on continue de se réclamer majoritairement de lui. C`est donc la genèse de cette seconde phase de son œuvre que j`ai essayé de saisir et de concentrer, par la fiction, dans l`intermède casablancais : un portait du prophète des temps nouveaux.
René Zafrani, surnommé le baron de la Cale par ses amis, moitié pour son élégance, moitié parce qu`il effectuait son commerce d`épicier en gros dans la cale des paquebots, ressemble beaucoup à mon véritable grand-père, de même que tout son entourage, joueur et batailleur, s`inspire de ma famille. Je suis originaire de Tunisie, non du Maroc, mais j`ai à peine transposé mes protagonistes. Je souhaitais rendre hommage aux miens, leur redonner la parole, les faire revivre, non seulement parce que cela me semble un devoir sacré, comme l`explique ma narratrice, mais aussi parce qu`on n`évoque presque jamais les tribulations de la communauté juive d`Afrique du Nord, francisée en l`espace d`une ou deux générations, qui avait placé tous ses espoirs en la France, et brusquement mise au ban de la société, privée de ses droits les plus élémentaires, par les lois raciales de Vichy. Tandis que Duchamp attendait à Casa le bateau de la liberté qui le conduirait à New York, le baron de la Cale qui l`hébergeait et ses amis se préparaient à un sort fatal — sort que seul le débarquement allié de novembre 1942 leur a épargné…
J`ai commencé à être fasciné par Duchamp à l`époque où j`écrivais une biographie de Léonard de Vinci qui disait (le premier) que l`art est d`abord « une chose mentale » (una cosa mentale). Qui d`autre avait mieux compris ce principe que Duchamp ? La peinture, disait encore Léonard, « est une fiction (finzione) qui exprime de grandes choses. » N`était-ce pas là encore du Duchamp avant l`heure?
De son côté, Duchamp affirme que « l`art est dans la lacune. » Il ouvre des brèches, pose des énigmes, opère des décalages, souvent insignes mais qui deviennent vite, pour qui s`y intéresse, des abîmes vertigineux. Il peut obséder, ses fleurs se métamorphosent alors en or qui est « idée fixe » si l`on cherche des réponses logiques à toutes les questions qu`elles posent. Tel est le danger : s`obstiner à les disséquer, à échafauder des réponses là où il n`y a que des questions, à vouloir faire la lumière sur des joyaux d`obscurité. Duchamp est pareil à un ko`an zen : l`éveil se produit « hors » de l`intelligible, par infra mince
Mon roman a commencé de prendre forme le jour où il m`a semblé nécessaire de faire le lien entre Duchamp et ma famille dont on ne peut pas dire que l`art faisait partie de ses priorités. Je me suis ainsi dégagé des préoccupations duchampiennes (et intellectuelles) pour me concentrer sur l`élément humain, sur les impressions et les sentiments, le vécu et la mémoire, au moyen de quiproquos, de jeux de hasard, de suite de causes et d`effets, en m`engouffrant dans l`infra mince. L`histoire d`amour que je raconte, en particulier, ne sert pas que de moteur à l`intrigue : elle en est le symbole et l`aboutissement.
Duchamp est rétif à l`analyse biographique. Chargez-le d`un appareil critique, et il perd de sa légèreté, de son humour, de sa profondeur. Il y a plus de vérité, me semble-t-il, dans les volutes de fumée des cigares bon marché sur lesquels il tirait en observant le plafond, que dans les innombrables exégèses qu`il a suscitées.
Oh, il y en a tant… ! Disons qu`Alexandre Dumas m`a donné le goût de lire, que Gustave Flaubert m`a montré ce qu`est un écrivain, et que Jorge Luis Borges m`a révélé LA voie.
Je crois continuer à faire des progrès. Les qualités exceptionnelles d`un auteur (W.G. Sebald, ces dernières années) me donnent toujours envie d`aller plus loin, de le et me surpasser — jamais encore le contraire, heureusement.
Je ne sais pas. "L`Affaire Tournesol" (un prodige d`art narratif), de Hergé ; "Le Chien des Baskerville", de Conan Doyle, autre machine infernale…
Sans doute "La Chartreuse de Parme" de Stendhal. Il suffit que j`en parcoure trois lignes pour être emporté à nouveau, avec l`impression de m`émerveiller pour la première fois.
"L`homme sans qualités" de Robert Musil, que je garde pour plus tard.
"Le Nazaréen", de Schalom Asch ; chef-d`œuvre jamais réédité, dont les pages hallucinées ont construit mon imaginaire.
Ah… "Julie ou la Nouvelle Héloïse " de Jean-Jacques Rousseau, que j`admire par ailleurs, mais qui est pour moi tout ce qu`un roman ne doit pas être…
« Seul est possible ce qui arrive », F. Kafka.
Entretien dans la montagne, de Paul Celan
Alternant l'écriture de romans et d'essais, Serge Bramly conserve au moins une constante dans l'écriture : celle de vivre l'entre-deux livres comme une période de deuil, de vide. L'histoire de "Pour Sensi" (JC Lattès) illustre d'autant plus cette "dépression postnatale" puisqu'il raconte une rupture amoureuse ayant coïncidé avec ce moment de battement où un ouvrage ne vous appartient plus. En savoir plus sur "Pour Sensi" : https://www.hachette.fr/livre/pour-sensi-9782709650595
Et si c'était...