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Citations de Seyhmus Diken (8)


Nous allions peut à peu nous métamorphoser en veilleurs discrets de nos propres corps, en police secrète de nous-même. Nous allions sans cesse nous astreindre à l'autocensure. Que ce soit en parlant ou en marchant, en nous asseyant quelque part, notre langue deviendrait celle d'Esope et notre philosophie, l'art de chiffrer et déchiffrer chaque phrase. Notre source d'informations, la gazette des murmures.
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Dans les années 1970, je fus témoin de la levée d'un corps d'un cheik renommé. Alors que sa dépouille était lavée dans la cour de la mosquée en face de chez nous, je vis qu'on veillait bien à ne pas perdre la moindre goutte d'eau, que les disciples se les arrachaient, que des récipients entiers étaient remplis avant d'être rapportés chez soi. Quand je demandais la raison d'une telle agitation, on me répondit qu'ils croyaient que cette eau pouvait être un remède à la moindre douleur ou maladie. Voyant cela, l'un de mes impertinents amis décida de baptiser "cheikspirine" cette eau lustrale !
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Les enfants de l'exode sont aujourd'hui les nouveaux visages, les visages fanés de Diyarbakir, des enfants craintifs, toujours marqué d'un indélébile sentiment de culpabilité, silencieux, des enfants graves qui ont grandi tout en rapetissant, se tassant sur eux-mêmes.
Ces enfants comprennent chaque jour plus nettement que dans les ghettos de leurs banlieues, dans ces immensités, la part qui leur échoit n'est qu'un constant surplus de solitude. Pour ces enfants de l'exode, les villes ne sont que les adresses perdues d'identités oubliées.
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Il est une chose à ne jamais oublier. Diyarbakir est un coeur, une terre blessée, couchant au feutre sur les pages de l'histoire des phrases venues de loin, très loin. Ses seules murailles n'auraient pas suffi à borner cette ville fortifiée. Elle vit et ne dure que par son arrière-pays. Son aire d'influence est des plus étendues. Diyarbakir est une ville à prendre au sérieux.
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Le Newroz (fête traditionnelle kurde du 21 mars) donna également lieu à de sympathiques coïncidences. Autrefois, dans nos vieux calendriers religieux à pendules, la feuille du 21 mars portait la mention : "Journée mondiale de lutte contre le racisme". Par la suite, les éphémères formules de nos archaïques calendriers furent couchées sur les pages de nos agendas modernes. Mais bien évidemment, comme la descente qui mène au racisme est bien plus attirante que la côte par laquelle on s'y oppose, tous ces jolis intitulés ne furent jamais écrits qu'à l'encre sympathique.
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Même si l'on ne sait pas précisément quand fut fondée la vieille ville de Diyarbakir, on sait au moins que le symbole de cet ensemble urbain, à savoir les maisons de Diyarbakir, se dresse sur des emplacements dont le passé remonte à trois mille ans avant notre ère. Soit cinq mille ans d'histoire.
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Ce fut toujours une blessure pour moi que de voir la beauté, les sentiments rendus captifs d'une seule journée, marchandisés. Ainsi la fête des Pères, des Mères et la Saint-Valentin.

Ce type de journée marque le déploiement du mode de vie propre à une société de consommation en perpétuelle croissance. Une fête en chasse une autre. Pour chacune d'entre elles, des programmes de shopping bien spécifiques sont initiés. Les veilles de ces fêtes sont marquées d'une certaine agitation, d'une frénésie. Et les lendemains, les joies et les peines, les brouilles et les rancœurs quotidiennes reprennent le dessus. Jusqu'à la prochaine fois.

Dans le Diyarbakir d'antan, comment faisait-on sans cette journée des amoureux ? Comment les amoureux exprimaient-ils leurs sentiments tous les jours de l'année ? Voilà un peu ce que je voudrais partager, porter au grand jour dans un monde aux valeurs dépréciées, dans un monde où l'amour lui-même est objet de marchandisation.

Au début des années 1970 – mes années lycée déjà évoquées –, pour tout jeune homme de Diyarbakir, une jeune fille vers laquelle convergeaient ses préférences devenait sa "cause". Quand il voulait manifester ses sentiments non pas à la personne qui les inspirait, mais à son entourage, il lançait comme un avertissement : "Vous voyez cette fille… Considérez-la comme ma compagne, c'est ma cause. Vous voilà informés, pas d'erreur."

Ces passions secrètes pour la "cause" se perpétuaient par contumace. En son nom, combien de bagarres a-t-on connues, de têtes fracassées, d'yeux au beurre noir ? Mais il en allait ainsi. Cela en valait vraiment la peine, parce que plus on faisait de bruit autour de la "cause", plus on y mettait du cœur, plus on avait de chance d'attirer l'attention, de susciter l'intérêt de la personne concernée et d'ainsi faire en sorte que soit un jour partagé ce sentiment sans cesse renforcé.
Dans la plupart des cas, la jeune fille n'était pas informée des sentiments qui lui étaient voués. Un garçon proclamant à chaque occasion qu'il aimait une fille avait une formule toute prête à opposer à ceux qui lui conseillaient d'ouvrir son cœur à celle qu'il avait choisie : "Aimer, d'accord, mais sans jamais le manifester."
Il en était d'autres qui se vantaient de suivre, depuis deux longues années, l'élue de leur cœur de chez elle jusqu'à l'école et qui, le soir, parcouraient le chemin inverse. Mais cela suffisait, bon sang. Il fallait désormais s'en ouvrir à cette fille ! On vous lançait alors des réponses du genre : "Aimer au loin, c'est encore le plus bel amour." Comme si faire part de ses sentiments pouvait porter atteinte à cette "étincelle". Et puis enfin, ouvrir son cœur n'était pas "une attitude digne d'une jeune homme, et elle finirait bien par comprendre."
Il en est d'autres encore que leurs amis parvenaient à convaincre d'aller déclarer leur flamme à la fille qu'ils suivaient depuis longtemps. Prenant son courage à deux mains, le garçon se lançait et la fille, spontanément, lâchait un rédhibitoire : "Oh, toi ! Grossier personnage !"
Non sans ironie, bien sûr, voulant signifier par là, un peu comme si leur passion avait duré : "Hé bien, c'était donc cela finalement."
Voilà ces amours diyarbakiriotes, s'enracinant jusqu'à la moelle, des relations irréductibles à une rose d'un jour, à une simple fête. Il fallait vivre sa passion à chaque moment, tous les jours. "Si tu aimes, alors tu aimeras jusqu'à Dieu" nous rappelle un vieux dicton diyarbakiriote.
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Depuis le début des années 2000, en particulier à Diyarbakir, la fête du Newroz est célébrée avec une immense ferveur. Ce sont des centaines de milliers de personnes qui, le 21 mars, viennent célébrer l’arrivée du printemps en lui donnant des allures de carnaval.

Au gré de ces célébrations, mes souvenirs me ramènent loin en arrière. Ma grand-mère, aujourd’hui décédée, attendait toujours le mois de mars avec beaucoup d’impatience, avec cette envie que l’âge déploie pour chaque journée arrachée à la mort.

Et dans les deux langues, elle s’adressait à ceux qui, comme nous les enfants, pensaient que, quoiqu’il arrive, le printemps était revenu, que l’air allait se réchauffer, qu’on allait enfin se détendre, renouer avec la nature :
"Mars fait ronfler la cheminée
Pelles et pioches, fait consumer."
Et la suite, en kurde :
"En mars, dix-septième journée,
La neige est au chéneau montée,
Puis elle a fondu en soirée."

Comme pour confirmer ces paroles, elle ajoutait :
"Du mois de mars, c’est le dix-sept,
De charbon l’âtre est feu et fête,
De la viande, la part coquette."

Chaque Newroz, au lever, ma grand-mère se couvrait la tête d’un tulle blanc puis sortait sur le seuil de sa porte, toute emmaillotée de blanc. Elle nous disait attendre l’oiseau blanc du Newroz. Ce jour-là, le petit-déjeuner se faisait sans thé, on buvait du lait. Enfin, à cette époque, les gens passaient leur Newroz sur leurs toits plats ou à l’extérieur. Il fallait sortir. Souvent, on allait pique-niquer.

Bien des années plus tard, j’appris que le Newroz était en fait le jour de l’an du calendrier zoroastrien. C’est d’ailleurs à une vieille tradition des peuples aryens que nous devons la croyance selon laquelle les âmes des anciens descendent du ciel et visitent leurs vieilles demeures dans la nuit du 20 au 21 mars. Les anciens Aryens, dont l’histoire remonte à 5 000 ans avant notre ère, étaient persuadés que les âmes de leurs ancêtres entamaient le 20 mars, à la tombée de la nuit, un pèlerinage sur les lieux où ils avaient autrefois vécu avant de regagner le ciel aux premiers rayons du soleil. Jusqu’au petit matin, il fallait que dans les âtres domestiques brûle un feu censé être le reflet du soleil sur terre.

Et puis, il est toute une série de symboles. La tenue blanche évoque la propreté, la colombe blanche, la paix. Le feu brûlant dans la cheminée exprime la fortune d’une maisonnée. C’est certainement là, dans les vieilles mythologies, qu’il faut chercher les secrets et les significations oubliées de toutes ces habitudes perpétuées à travers les âges sous le couvert des traditions.

Lorsque j’étais enfant, les célébrations du Newroz n’avaient rien à voir avec celles que nous connaissons aujourd’hui. On ne brûlait pas de pneus pour sauter par-dessus, aucun feu n’était allumé en place publique. Avec le mois de mars, commençait la saison des pique-niques. Avec nos menus « narcisse » à l’œuf cru, à l’oignon sauvage et aux galettes de pain plat, nous allions contempler le Tigre depuis le rocher de Semsiler en dégustant le thé tiré des samovars.

Puis avec la vie étudiante dans les années 1970, l’habitude de conférer un sens politique au Newroz se mua peu à peu en tradition. Cette fête renoua alors avec ce qu’elle était six siècles avant notre ère, à savoir un symbole de lutte contre l’oppression, un symbole de renaissance également. Et puis, devenu célébration-revendication au cœur de la politique kurde, elle ne tarda pas à générer sa propre alternative. Une fête 100 % pur turc : le Nevruz. Répétant les temps immémoriaux où la montagne d’Ergenekon fut percée et la route aux Turcs toute tracée, le Nevruz put tout naturellement se voir accorder un très officiel label républicain.

Finalement, n’est-ce pas grâce à tous ces Kurdes qui décidèrent un jour d’en faire une célébration politique que le monde turco-islamique fut ainsi rendu à une fête si chère qu’il l’avait oubliée ?

Le Newroz donna également lieu à de sympathiques coïncidences. Autrefois, dans nos vieux calendriers religieux à pendule, la feuille du 21 mars portait la mention : « Journée mondiale de lutte contre le racisme ». Par la suite, les éphémères formules de nos archaïques calendriers furent couchées sur les pages de nos modernes agendas. Mais bien évidemment, comme la descente qui mène au racisme est bien plus attirante que la pente par laquelle on s’y oppose, tous ces jolis intitulés ne furent jamais écrits qu’à l’encre sympathique.

En l’an 2000, la « Journée mondiale de la poésie », que l’on fêtait jusqu’en 1999 tous les 21 avril, fut avancée au 21 mars.

En 2001, le Newroz fut suivi et précédé d’autres célébrations. La première semaine de mars fut celle de l’Aïd el-Kebir dans le monde islamique. Il y eut à la même date une fête religieuse juive importante. Et puis à la fin du mois, ce fut la Pâques chrétienne.

Ces coïncidences, ces convergences ainsi que cette ferveur populaire me conduisent tout droit aux vers de Sîrrî Hanim (1814-1877), une poétesse diyarbakiriote qui donna son nom à une école primaire de la ville. Voici ce poème intitulé « Müseddes » que lui inspira le jour de Newroz 1846. Elle avait perdu son fils Rîfat :

"Si sous les doigts d’un soleil jeune les roses de joie s’affolent,
Si les jacinthes en frais éclats rejoignent la farandole
Alors de toutes parts s’élèvent les chants purs du rossignol,
Mais si de mon cœur dur monte le son mort de ma douleur pleine,
Tel un roseau sous le vent gémira le rossignol en peine.
Mon cœur lourd est un bouton de rose rouge éclatant de sang,
Abcès à l’impossible éclosion, fût-il cent mille printemps.
Exprimant ainsi sa douleur atroce, il y a cent cinquante ans, la poétesse ne nous parle-t-elle pas aussi de ces bras et de ces jambes cassés, de ce sang versé, de ces vies données pour seulement célébrer le Newroz ?"
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