Et, tout à coup, Maître Borgia frémit. Il découvrait en face de Tolomeo une momie noirâtre, un épouvantail auquel il refusait énergiquement des apparences humaines. La silhouette s'appuyait au mausolée, et Tolomeo Becchi était assis à deux pas, l'air grimaud.
— Viens t’asseoir près de nous... dit Saïd.
Nous avions parlé de tout, posément, en proposant cent solutions à des problèmes qui paraissaient ne jamais vouloir se résoudre.
— Le progrès, c’est bon le progrès... ils disaient. C’est comme les tracteurs, le travail se fait tout seul...
— Et gagner l’argent pour en acheter ?... Et puis ça s’use, ce n’est pas éternel, alors il faut recommencer. Tu n’as plus de répit quand tu es pris dans cet engrenage-là...
— Vous entendez ce qu’elle dit ? commentait Saïd d’un air pensif.
Il y eut un temps de silence farouche. Puis le même cri se forma confusément dans la bouche des femmes, gronda et s'enleva, se referma avec brusquerie. Alors les hommes plaçant leurs tambours devant leurs visages, comme un masque où leur voix se colorait de profondeurs étranges, venues des confins du monde, répondirent par un appel hué, avec des trilles qui ressemblaient à des sanglots.
Je suis mort et je suis vivant, je porte en moi tous les vivants que j'ai été directement ou indirectement, tous ces vivants maintenant morts et qui remuent les instants de leur vie, l'image de leur mort...
La salle d'attente avec ses deux radiateurs, ses affiches, sa colonnette, non pas au milieu, toute carrée et peinte en vert, non pas au milieu mais presque devant la porte, si bien que les voyageurs la trouvent en face d'eux quand ils ouvrent, mystérieuse comme le pilier d'un temple, la salle d'attente, ses coins et ses recoins convergeant au fond vers l'autel où apparaît la marchande qui est là dans son kiosque ouvert sur le monde et d'où elle juge et commente les choses, avec un petit filet de voix que l'exaspération feutrée enroue.
Il m'apparaissait que tout était en porte-à-faux dans nos relations [Anne et Lahcen] : il me voyait auréolée des richesses d'une civilisation dite prestigieuse ; je pensais à lui comme au bénéficiaire inconscient de qualités que nous avions perdues, et entre autres ce raffinement naturel que les milliards de drachmes, de francs ou de dollars ne donneront jamais à personne. Et entre nous deux, sans parler de la disparité importante des âges, tout demeurait symboles plutôt que réalités.
Levé à l’aube, l’ésotérique médite avant de faire dans la campagne ou sur la grève une promenade solitaire. Là, tout est sujet d’attention, de stupéfaction pleine d’amusement de gratitude. Il prend son temps pour examiner ce qui se présente : lézards, cigales, cistes odorants, nuées d’averses, graines du mystérieux pavot, immense silhouette en vol d’un aigle-pêcheur.
Après les heures consacrées à l’étude, vient le moment où recueillir les admonitions religieuses. Puis le corps reçoit son dû, qui doit lui conserver beauté et élan vital : les massages et les exercices d’athlétisme alternent.
(…)
L’après-midi débute avec les enseignements touchant le bien public, à savoir le gouvernement d’un État (…) Pythagore prétend améliorer non seulement les hommes de son entourage immédiat, mais aussi le fonctionnement des institutions. Parce qu’il conçoit que la cité toute entière doit entrer dans le courant d’un devenir harmonieux, il outrepasse les prérogatives du savant, du poète, de l’éveille des consciences : il fait de la politique.
A la fin des journées, toutes égales dans leur serein déroulement, certains plaisirs sont tout de même accordés. Le bain d’abord, la musique qu’on apprend, qu’on écoute, et peut-être, et sans doute avec modération, parce qu’elle est dionysiaque : la danse. (pp. 138-139)
la musica mundana, au niveau macrocosmique, en est la forme la plus parfaite ; illustrée par l'harmonie des sphères, elle préside à la mécanique céleste et à l'harmonie de l'Univers ;
la musica humana, au niveau microcosmique, réalisée par l'être humain dont le corps et l'âme sont accordés : « quiconque descend en lui-même la comprend », disait Boèce ;
la musica instrumentalis, musique audible dépendante de la matière qui la fait résonner.
Nous étions là, toutes les deux, bien en paix et sans témoin, Dieu merci ! Qu’est-ce qu’il fallait faire, bon sang de bon sang, pour ne pas ancrer davantage cette jument dans son refus, lui donner piètre opinion de mon ingéniosité et de mon courage ? Car elle se sentait, et de façon définitive, pensait-elle, maîtresse de la situation.
Plaisir si intense, semble-t-il, qu’on ne pouvait comprendre comment on avait vécu jusque-là sans ce festin offert aux yeux et aux oreilles, sans ce bouillonnement d’émois.
Au temps de Périklès, nul ne rechigne à l’idée qu’il faudra, en trois jours, assister à neuf tragédies, à trois drames satiriques et à trois comédies !