Harriet Burden, artiste plasticienne vient de mourir. Elle a eu une carrière en dents de scie, et a toujours eu du mal à accéder à la notoriété ; après sa mort, elle fait l’objet d’une étude universitaire, qui a pour but de jeter un éclairage différent sur elle.
On assiste donc à une série de témoignages de gens qui l’ont connue, ses proches mais aussi d’autres artistes, galeristes, son psychiatre, qui alterne avec les nombreux carnets personnels de l’artiste.
Harriet que l’on a surnommée « Harry » (hum ! pas très féminin) est mal dans son corps, elle est très grande (1m 98), a une allure plutôt masculine. Elle étouffe dans la société car elle a toujours été dans l’ombre de son mari, Félix Lord, un marchand d’arts richissime de New-York qui lui a pignon sur rues, adulés par les critiques et le monde artistique de la ville. Il traîne sa femme dans des réceptions mondaines où elle s’ennuie.
La mort de son mari, va déclencher un immense et impérieux désir de sortir de l’ombre. Persuadée qu’une femme ne peut pas être reconnue autant qu’un homme quand elle est une artiste de talent, elle décide d’organiser trois expositions différentes avec ses propres œuvres en les attribuant à trois hommes de personnalités différentes… " Je voulais voir dans quelle mesure mon art serait reçu différemment en fonction de la personnalité de chacun des masques."
Les noms qu’elle donne aux expositions sont intéressants : »Histoire de l’art occidental », « Chambres de suffocations », (ça s’impose !!!) et « Au dessous »
Mais tout ne se passera pas comme prévu, le troisième homme ne jouant pas le jeu, et essayant de s’approprier l’œuvre…
Ce que j’en pense :
Harry est une personne fascinante, dans tous les sens du terme. Par sa silhouette d’abord, peu féminine, par son parcours, car après deux expositions, elle tombe dans l’oubli.
Tout en sachant que cette femme n’a jamais existé, qu’elle est une pure fiction de Siri Hustvedt, (je suis allée vérifier sur Internet tant le personnage semblait réel), par la puissance de sa réflexion, la description de son œuvre, des petites maisons miniatures, qu’elle meuble et auxquelles elle fait raconter une histoire, jamais la même.
La création artistique est décrite avec minutie, instant par instant, de façon tellement forte qu’on a l’impression d’en faire partie, d’être une petite souris à côté qui voit l’œuvre sortir du néant, s’étoffer, comme une statue de Michel-Ange, une peinture de Léonard de Vinci, dans un monde très contemporain.
Harry est d’une grande intelligence et très cultivée, ce qui n’arrange rien, elle est donc ressentie comme dangereuse par les hommes. Elle dénonce la difficulté d’être une femme dans le milieu artistique, car on ne peut pas être pris au sérieux dans cet univers sexiste où elle est condamnée à être dans l’ombre de son mari, lui servant de faire-valoir dans les rencontres mondaines du milieu branché de New-York. Elle est tellement sûre qu’on ne reconnaîtra pas son talent si elle expose elle-même, qu’elle se cache derrière des « masques » masculins, totalement différents, l’un étant un noir homosexuel… entre une femme et un homme de couleur, c’est ce dernier qui réussira le mieux (cf. Barak Obama opposé à Hilary Clinton chez les démocrates) et on préférera même un pseudo-homme… «Pères, maîtres et amants suffoquent la réputation des femmes ».
Une belle étude sociologique ! Et en même temps, on a l’impression pour ne pas dire la certitude, que derrière Harry, se cache la souffrance de Siri Hustvedt elle-même dans l’ombre de son mari, Paul Auster, un écrivain reconnu qui semble capter toute la lumière, lui laissant peu de place. Comment exister, en tant que femme et à l’ombre d’un grand homme ? Et aussi, comment exister tout simplement, tutoyant la folie, la dépression, la construction difficile de la personnalité…
Le choix du titre d’un exposition : chambre bandée, chambre de suffocation évoque –t-il le fait qu’on l’obligée à se taire trop longtemps ou peut-on aller plus loin et faire une analogie avec le 11 septembre (pur l(auteure) ou à mon avis plus encore avec l’Holocauste ?
Certains n’ont pas hésité à qualifier ce livre de thriller intellectuel, tant il est envoûtant. L’alternance entre les témoignages et les carnets imprime un rythme particulier, on voit une « Harry » différente selon la personne qui témoigne, (ses enfants, amants, amis, psychiatre…) comme le sont ses créations et on retombe avec le carnet dans la pensée, le raisonnement, la création intellectuelle.
C’est le premier roman de Siri Hustvedt que je lis et je suis impressionnée. J’ai eu beaucoup de mal à le lire, notamment les extraits des carnets personnels car elle observe tout chose en profondeur sur le plan psychanalytique, philosophique… donc il faut être déjà d’un certain niveau dans ces matières pour la suivre. J’ai mis du temps, mais je suis arrivée au bout et j’en suis assez fière, même si je suis certaine d’être passée à côté de certaines choses. Donc, c’est un livre que je relirai pour approfondir ce qui m’a échappé.
De la même façon, j’ai mis du temps à rédiger ma critique, car Harry me fascine et suscite de l’admiration par sa réflexion philosophico-psychanalytique, ce qui rend mon exercice assez périlleux. Un livre difficile, mais à lire, à découvrir car il faut cheminer avec l’auteure et avec l’artiste. On fait un bon voyage au pays des mots.
Allergique au vocabulaire de la psychanalyse ? Peut-être vaut-il mieux passer son chemin. De même, si le monde de l’art vous paraît étrange, élitiste, égocentrique ou surfait. Donc, un livre clivant, c’est le moins qu’on puisse dire.
Ce n’est pas un coup de cœur, mais je suis contente de l’avoir lu malgré la difficulté, et en survolant, je l’avoue, certains passages des carnets. A mon avis, elle aurait pu faire plus simple pour le confort du lecteur, mais Siri Hustvedt a mis la barre très haute car une femme doit se dépasser pour être reconnue.
Note : 7,8/10
lu dans le cadre challenge ABC
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