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Citation de Cielvariable


Nous atteignons le sommet de la colline alors que le soleil
se couche sur Vérone. Une lumière dorée tachée de rouge se
répand à l’horizon et allonge nos ombres.
Le sang de Juliette s’est répandu lui aussi, jusqu’à la pierre
de la tombe où est enterré mon terrible secret.
Juliette est morte et j’ai son sang sur les mains.
J’ai beau les cacher sous ma cape, ça ne change rien. Mes
doigts poisseux parviennent à peine à tenir le poignard que
frère Lawrence a absolument voulu que je prenne. C’est tout
ce qui me reste de celle que j’aimais et que j’ai détruite. Mon
coeur se recroqueville dans ma poitrine mais je ne pleure pas.
Je ne mérite pas de verser une larme sur elle. La tristesse et
la douleur sont mon dû. Je ne mérite que de souffrir pour
l’éternité.
J’avance derrière le moine, sur la colline battue par le vent,
là où les pauvres et les sans-Dieu enterrent leurs morts. Je le
suis, même si je sais maintenant que cet homme à qui j’avais
confié la vie de mon amour est un menteur et un monstre.
Peut-être même pire que ça : Lucifer lui-même.
– Enlève les pierres, grogne le moine en se laissant tomber
dans l’herbe humide. Tu trouveras un corps qui te convient.


Nous sommes devant la tombe d’un paysan, marquée par
un empilement de cailloux, destiné à empêcher les animaux
de creuser à cet endroit.
– Pour commencer, c’est plus facile avec un cadavre frais,
ajoute frère Lawrence.
Je jette le poignard à ses pieds et j’obéis. Je ne peux m’empêcher
de fixer mes mains rougies. Le sang de Juliette, plus
sombre, craquelé maintenant qu’il a séché, se détache de
mes doigts par petits morceaux. Le vent souffle plus fort et
emporte un peu de mon amour. L’horreur de mon geste me
frappe une nouvelle fois de plein fouet.
Comment ai-je pu agir de la sorte ? Comment ai-je pu être
aussi stupide ?
Le moine m’avait juré que ma trahison serait une bénédiction.
Il m’avait promis que Juliette danserait avec les
anges, qu’elle verrait les portes du paradis s’ouvrir devant
elle et comprendrait que mon sacrifice n’avait d’autre but que
de lui offrir un éternel printemps. Elle serait triste de partir,
certes, mais ne m’en aimerait que plus encore.
Ma décision était noble. Juliette et moi étions sans le sou, sans
amis. La mort nous tendait les bras. Sur la route de Mantoue ou,
plus tard, dans les ruelles malfamées de la ville. Nés de familles
nobles, nous sommes incapables de gagner notre pain. Je n’ai
même jamais préparé mon propre bain ! Je n’ai aucun talent, pas
de maître, pas même une chèvre ou un bout de terrain à cultiver.
La mort était notre seul avenir. Nous serions morts de faim, ou
assassinés dans notre sommeil. Le moine m’a persuadé que la
plus grande faveur que je pouvais accorder à ma femme était de
mettre un terme à ses souffrances, avant qu’elles aient commencé.
Et lui permettre d’être enterrée près de sa famille.
J’aurais dû me défier de lui.

Pourtant, le doute ne m’a traversé qu’au dernier moment,
lorsque Juliette a rendu son dernier soupir dans mes bras.
Aucune joie dans son regard, seulement l’amertume d’avoir
été trahie et une étincelle de haine.
Juliette est morte en me détestant, et Dieu seul sait où elle
se trouve à présent. Depuis ma plus tendre enfance, on m’a
toujours répété que le suicide est un péché qui conduit à la
damnation. J’aurais dû respecter l’enseignement de l’Église,
au lieu d’écouter un moine fou, qui parle de magie noire et
de fin des temps. Comment ai-je pu prendre un tel risque
pour l’âme de ma bien-aimée ? Comment ai-je pu lui faire
croire que j’étais mort, pour la convaincre de se planter un
poignard dans le coeur et de me rejoindre dans l’au-delà ?
Une partie de moi espère que le fait que Juliette ait été
trompée fera la différence, au moment du Jugement. Mais
au fond, je sais bien qu’il est inutile de prier. J’appartiens
maintenant aux Mercenaires de l’Apocalypse, les magiciens
noirs qui ont juré de plonger le monde dans le chaos.
J’ai accepté le sacrifice du sang et pris la vie de celle que
j’aimais. À présent, plus rien d’autre n’a d’importance que
les voeux que je vais prononcer.
– Dépêche-toi, me presse le moine. Les gardes font une
ronde à la nuit tombée. Nous devons être partis avant.
Je soulève une pierre. Je suis prêt à devenir une abomination
immortelle, comme le frère a su m’en convaincre. Je suis prêt
à payer mes actes. C’est ce que Juliette voudrait : que je lutte
contre cette noirceur que le frère Lawrence a éveillée en moi
et que je retrouve une parcelle d’honneur.
Je vais bientôt mourir. Prononcer les voeux, procéder au
rituel et envoyer mon âme habiter un cadavre. Cela aussi, le
frère Lawrence me l’avait caché.

Et maintenant, impossible de faire marche arrière.
Une, deux, trois, quatre… les pierres s’élèvent à côté de
moi. Ma destinée est à la portée de mes mains tremblantes.
Une odeur immonde me monte aux narines. Un mélange
douceâtre de déliquescence, d’huile parfumée, de saleté, qui
me retourne l’estomac avant même que je soulève la pierre
plate qui recouvre le visage du mort.
J’étouffe un cri.
La pourriture l’a noirci et gonflé. Des insectes rampent sur
sa peau, sortent de ce qui reste de son nez. Je me redresse et
vacille, la bouche emplie de bile.
Le moine ricane.
– Allons, Roméo, ce n’est pas si terrible que ça. Dès que tu
auras prononcé tes voeux, tu auras le pouvoir de rendre à ce
corps son apparence originelle.
Il se penche sur l’homme et hoche la tête.
– Oui, c’est bien lui. Je t’assure que ce garçon était plutôt
beau quand il était en vie, affirme-t-il.
Je ne parviens pas à me rapprocher.
– Vous le connaissiez ? je demande.
– On peut dire ça, acquiesce le moine. C’est moi qui l’ai tué.
Il a dit ça d’un ton léger, comme si nous discutions de notre
dîner.
J’ouvre la bouche mais je ne parviens pas à parler. Je suis hébété.
Pourtant, je ne devrais pas. Je connais déjà sa véritable nature.
Car il a pris plaisir à la souffrance de Juliette, il a ri quand il m’a
éloigné de son corps agonisant. La vue de son sang lui était plus
délectable encore que le meilleur des vins. Je n’aurais pas été
surpris de le voir s’agenouiller et lécher à même la flaque.
– Je lui ai tranché la gorge il y a cinq jours, poursuit-il. Pour
être sûr que tu aies un hôte convenable.

– Cinq jours ? Mais comment saviez-vous que…
Que je trahirais la plus belle histoire que j’aie jamais vécue,
que je risquerais son âme éternelle pour une poignée de
promesses.
– Je l’ai su au moment même où tu es venu me voir, déjà
dévoré par ta nouvelle passion, m’assène-t-il en me fixant.
Je me vois à travers son regard : une proie facile, un garçon
égoïste, idiot et dévoré par le désir de la chair.
Il sourit encore, comme pour me confirmer que j’ai tout
compris cette fois.
– Ça fera l’affaire, reprend-il en désignant la tombe. Tu enlèveras
les dernières pierres quand tu auras pris possession du corps.
Il se lève et me donne une claque dans le dos, comme si
nous étions deux amis. Je me crispe.
– Une fois Mercenaire, me dit-il, tu seras plus puissant
qu’un humain. Tu auras le pouvoir de faire revenir à la vie les
cadavres que tu habiteras, et tu pourras réparer les dommages
éventuels que leurs corps subiront.
Je m’éclaircis la gorge, essayant de rester calme. Le moine
se penche et ramasse le poignard.
– Serai-je immortel ?
Il remonte la manche de sa robe de bure et découvre les
veines sombres de son bras.
– Tu seras immortel, oui, tant que tu serviras les devoirs
de la cause.
– Quels devoirs ?
Il m’a déjà expliqué que les Mercenaires distribuaient
douleur et souffrance aux hommes vils, afin de préparer la
fin de ce monde.
Ce monde qui me semblait cruel et vain. Mais Juliette
n’était pas vile.

Et s’il m’avait menti sur mon rôle à venir ? Et si je devais
m’en prendre à des innocents ?
Alors, j’aurais sacrifié mon âme pour rien.
– Tu auras une place particulière dans nos rangs, reprend
le moine.
Puis il appuie la pointe du couteau sur la peau fine de son
avant-bras, faisant couler un fluide plus brun que rouge. Mon
cerveau me hurle de prendre mes jambes à mon cou et de me
jeter aux pieds du prince pour implorer sa pitié. Même si je
suis condamné à mort, je sens que rien ne pourrait être pire
que ce qui m’attend.
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