Interview de Stéphane Héaume lors de la fête du livre de Toulon
Le pressentiment des dernières fois...
Seul dans les ruelles, ce soir-là, il me semblait que la ville immobile me faisait ses adieux. Tout était calme, murmurant, sans éclat - réglé depuis des siècles. Les habitants vaquaient aux courses habituelles avant la fermeture, qui sortant de la boulangerie Perutz, qui les bras chargés de vêtements propres emballés avec soin dans le papier couleur lune du teinturier Asaël. On se croisait. On se saluait. La courtoisie nocturne était de mise. Étrangement, l’inquiétude s'était retirée des visages comme une mer indésirée. Était-ce bien réel ? Était-ce ma perception faussée par les jours à venir ? Le sentiment de ne plus appartenir aux ombres de la ville tant aimée ? Je me déprenais sans douleur des ponts et des façades, des fontaines, des parcs, des rues et des rigoles. J'abdiquais mon passé sous les voûtes de pierre. Il faut savoir prendre congé de ses plus belles douleurs.
Cet homme pressé, là-bas, qui disparait sous les cariatides roses d'une officine délabrée, n'est-ce-pas le Dr Germain? Grâce à dieu, Combes ne l'a pas croisé ; ni ses questions perfides de vieux célibataire lubrique.
( p 47)
Au loin, la mer grise lutte sans bruit contre le rempart démantelé des icebergs. Les glaciers ont déployé leur lave sépulcrale qui s’infiltre au coeur des plus profonds passages en un lent mouvement bleu. Tout brille. Tout scintille. Tout s’enchevêtre et se surmonte. Les lacs inaccessibles, chauffés par les volcans, étirent leur feuillages d’eaux en contrebas des crêtes ; les pics côtoient les combes, les failles, les précipices. Tout glisse, tout s’efface, tout se métamorphose. Les ailes du biplan font comme un doux scalpel. La station thermale surgit dans la baie, prétentieuse, insolite. L’ombre des Dentelles d’Issavùt l’avale bientôt toute entière, barrage et aqueduc, dans son grand halo mauve. Bientôt des rives caillouteuses, à peine esquissées, se dérobent au détour d’un nouveau territoire. Un pâle feu de jade monte des cratères de Printzberg. Le froid dessus, l’incandescent dessous.
Un énorme hoquet se bloqua dans mes oreilles. Je demeurai au centre de la chambre, un peu vacillant, à fixer soudain la bibliothèque et la carapace cuivrée des livres que j’allais lui abandonner. Saisissant l’un d’eux, je l’ouvris à la première page. Mon nom y figurait en lettres gothiques, larges et carrées, et, au-dessus, le titre de l’ouvrage – le septième, dernier de ma plume, testament de mes rêves. J’aimais l’élégant caractère, les gracieux ornements choisis par l’éditeur, ainsi que le format minuscule : cela tenait à la fois du vitrail et de l’enluminure. Le pauvre homme, en imprimant ce conte, ignorait qu’un mois après sa parution, lui et ses employés seraient exécutés.
Il nageait sous la grande verrière de Fairmont Hall. Le soleil illuminait la végétation du jardin d'hiver qui s'adossait aux bains. Végétation sauvage, savamment offerte à la structure métallique surgie d'une autre époque, préservée, entretenue à grand soin pour rester dans sa rouille et ses linteaux figés. Une frise de céramique courait au-dessus des portiques. Au sol, un parterre de feuilles tombées d'un éternel automne renvoyait des éclats d'or, jaunes, verts, s'insinuant entre les troncs, les massifs, les portes entrouvertes, léchant les pieds de la façade de verre qui marquait l'infranchissable frontière de ces thermes modernes.
C'est que Fairmont Hall était double : d'un côté, cette serre iridescente, vestige du passé, prolongement de l'ancien zoo, aujourd'hui savane ; de l'autre, les vaste bâtiment, mi-coupole mi-manoir, reconstruit à l'identique mais redessiné à l'intérieur, à la romaine, le design du XXIè siècle en plus. Tout n'était que marbres et verres, faïences et acier, inox brossé, bois, béton translucide. Le végétal contre l'industriel. Là-bas l'ancien monde. Ici, le nouveau. Autour du grand bassin, l'architecte Jean Valstrode avait conçu des bains particuliers séparés par des arches de verre, hammam ou piscines privés, selon l'envie, chacun son eau, chacun sa température, vue sur le jardin, vue sur les corps, lumière selon ses goûts. Si bien que Fairmont Hall battait d'un poumon luminescent aux éclats changeants, buée rose, vapeur bleue. Vitrail vivant au cœur de la ville.
A présent que le grand silence de l’Arctique m’envahit comme un poison, je comprends pourquoi je suis parti loin de mes oliviers, un matin d’été, vers le froid de Printzberg, approcher le passé de Costa, comprendre sa folie et retrouver sa femme.
Ce matin, tout semblait immobile. Ce n’était pas normal. Il y avait bien, à demi dissimulées sous les tamaris et les cyprès de la promenade des Italiens, assises sur des bancs, deux ou trois silhouettes avec leurs chiens, mais Rose ne les reconnut pas. C’était trop éloigné, trop flou. Elle voyait mieux le croissant blond de la plage niché au pied du quai principale où s’alignait les boutiques encore fermées et les restaurants. Bientôt, d’autres silhouettes y viendraient pour se dévêtir, s’enduire de crème, s’allonger, se baigner – rituel avide en cette fin d’été.
Un grand froissement monta de la place : les amazones amorçaient leur départ. Les survivantes – une cinquantaine – s’étaient regroupées devant l’ancienne mosquée. Elles se comptèrent, firent exécuter un demi-tour à leur bête dont les yeux jaunes brillaient encore de tout leur feu, puis elles s’éloignèrent dans les ruelles, sans hâte, exténuées, dans un monstrueux silence qui recouvrait tout, avant de disparaître dans le grand désert luisant d’où Julia espéra qu’elles ne surgiraient plus, ni dans cette vie, ni dans ses cauchemars.
Elle respirait à peine sous le linceul froissé. Ses cernes s'étaient atténués -et ce n'était pas sous l'effet du jour qui faiblissait. Autour d'elle, les tulipes et le feuillage faisaient un vitrail fragile que traversaient les dernière lueurs du soleil et le ressac des vagues. Je l'avais délaissée trop longtemps -semblait signifier le chant obsessionnel de la mer qui se mêlait au souffle d'Agathe, au battement violet de ses veines, à mes supplications silencieuses.
"Réveille-toi, ma chérie, réveille-toi! Lève tes paupières."
Basse-cour en costume, chauve et grassouillette, farcie de billets et de morgue ; mais la véritable volaille a plus de dignité : quand elle est plumée, elle se tait.