Mais l'adulte peut-il refaire sans danger le choix stupéfiant de la petite fille qui, contre l'évidence des sens et le témoignage des gens, avait pris le parti des songes, se créant un monde docile à son désir, gouverné par un dieu père familier et débonnaire ?
Qui empêchera Rée de douter des promesses que Lou lui renouvelle ? Si peu ferme en lui-même, si peu porté à croire qu'il soit digne d'amour, visité, qui sait, par les vielles tentations de suicide qui avaient hanté sa jeunesse, il voit dans les paroles de son amie un effet de la compassion, une tentative pour dorer la pilule.
Le bonheur est exceptionnel, la rencontre avec autrui illusoire. Si fécond que soit en effet l'emportent amoureux nous nous enivrons à un leurre, à une projection imaginaire de nous-mêmes. Ce tragique une fois admis, il arrive que notre fragilité soit emportée dans de brèves expériences qui nous justifient.
La vérité, on le devine, est ailleurs. Dans l'intensité d'une rencontre qui l'aide à approcher le phénomène religieux, central dans sa vie, dans l'ivresse d'une pensée qui ne s'arrête à aucun interdit , dans l'épreuve aussi d'un déséquilibre créateur qu'elle n'aura de cesse de tirer au clair.
Pourquoi le rêve aurait-il un terme ? La meilleure recette pour lui garder ses couleurs et y éveiller d'autres promesses ne consiste-t-elle pas à multiplier les départs ? Chaque congé n'est alors que provisoire, et le bonheur se rafraîchit du parcours d'un au revoir à un autre.
Rilke y sera d'autant plus docile que la Russie lui parle depuis longtemps déjà. Se plonger dans sa culture, ses croyances, ses arts, comme il le fera à la suite de son amie, n'est pas oeuvre d'érudition, mais travail sur soi. Travail essentiel dans lequel Rilke est accompagné par une femme qui, mieux qu'aucun des nombreuses amies ou amantes ultérieures, sait se porter en avant de lui, le soutenir dans sa mue et lui ouvrir l'accès à ses demeures secrètes. Travail imaginaire cependant, dans la mesure où il se place à ce point sous le signe d'une Russie rêvée.
Il y entre ce qu'elle appelle un "égoïsme sain", c'est-à-dire un nécessaire souci de soi qui exige le sacrifice de ce qui lui fait obstacle. Car le bonheur n'est pas une plante rare ni distinguée : le parer, le confiner sont autant de manières de le trahir. Il n'est souverain que de son enracinement, de l'invention perpétuelle par laquelle il donne forme à la vie. Quatre vers de Goethe lui gardent sa saveur problématique :
Si ta tête fourmille d'idées et ton coeur frémit,
que veux-tu de plus ?
Qui n'aime plus et ne s'égare plus
est un mort vivant.
Les hommes, écrit-elle, ont besoin de se prouver à eux-mêmes leur existence et, pour réparer le manque qui les affecte, de montrer ces preuves à la face du monde. De là les progrès intellectuels ou techniques. Les femmes, en revanche, ne connaissent pas ce déséquilibre. Elles participent des secrets de la nature, de ses processus vitaux.
Nous sommes les enfants du bonheur - et nous ne devrions jamais vivre autrement que comme si nous étions à la veille de fêtes, au seuil des splendeurs les plus rares et les plus éclatantes. [Cité dans les notes de En Russie avec Rilke , p.114]
La Russie est la grande voix du livre. Mais elle prend tout son sens d'être visitée avec Rilke pour compagnon.