- Pourquoi ? Qu'est-ce qu'on connaît de la vie à vingt et un ans? Cent vingt-et-un, là, peut-être, je comprendrais. À cet âge là, vous pouvez éventuellement commencer à être intéressant. Ça se discute, cependant, ajouta-t-elle en regardant le plafond.
Je n’avais pas aimé ma mère – comme la femme du salon de thé aurait sans doute pu vous le raconter. Une fois, j’avais fait un rêve qui m’avait frappé et dont j’ai encore un vif souvenir : j’avais rêvé que mon père était de retour au milieu de la nuit, fraichement ressuscité, sans cicatrice ni point de suture laissés par la mine. Il avait déposé un baiser sur mon front, une pomme et un livre à côté de mon oreiller, et quand je m’étais étirée après avoir ouvert les yeux, encore toute ensommeillée, il m’avait fait un clin d’œil appuyé, avait rejeté brusquement sa tête en arrière et, d’un geste avait fait mine d’égorger quelqu’un… après quoi il avait tranquillement disparu à travers les murs, en me soufflant des baisers. J’avais repoussé les couvertures et étais allée, sur la pointe des pieds, jusqu’à la chambre de ma mère – et là effectivement, je l’avais trouvée, les yeux vitreux tournés vers le plafond, la gorge tranchée. Ce n’était pas un cauchemar. J’étais repartie dans ma chambre et, après m’être brossé les cheveux une centaine de fois, je m’étais recouché en mangeant la pomme. "Merci papa. Je t’aime très fort". A la suite de quoi, j’avais attrapé le livre qu’il m’avait laissé – j’ai toujours été une fervente lectrice – et j’avais commencé un autre rêve.
Je me suis prise de sympathie pour lui, ce résident d'autrefois. Avec la distance, on trouve toujours quelque chose de touchant à l'échec des autres.
Ce qui nous est familier peut certes s'avérer ennuyeux et insatisfaisant, mais c'est si simple et rassurant.
La plupart des filles , bien sûr, auraient trouvé un travail, quitté la maison et cherché à vivre leur vie.
Et c'est alors que j'avais surpris l'étrange regard qu'elle avait échangé avec ma mère.
Et moi aussi, tant bien que mal, je me suis rétablie.
Mais il était certain que j'avais perdu cette petite étincelle qui m'avait rendue "presque jolie".
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J'en avais assez dit à Sylvia.
J'avaisdécidé d'être énigmatique : une femme qui cultivait le mystère.
Je souris.
Roger et Célia avaient, eux aussi, eu envie de savoir si j'avais trouvé de nouveaux amis.
Je m'étais, cette fois-là déjà, entraînée à ne pas trop parler.
J'avais simplement dit : " Aucun."
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