Je vais pouvoir tenir Tristan entre quatre yeux, pourtant je suis bien émue et tremblante, torturée de questions face à mon père. Je ne connais pas la vraie question à poser. Les mots s’enfuient, il ne m’en reste que quelque- uns pour trouver mon chemin, boire un coup, manger et faire l’amour.
Il est assis dans le salon face à moi, il ne fait aucun effort. Je m’informe de sa tension, de son cholestérol, de sa prothèse de hanche. Je voudrais juste savoir pourquoi il ne m’aime pas. La solitude m’a rendue timide et lente à m’exprimer. J’attends qu’il parle avec une résignation d’invitée, je baisse les yeux sur mes mains croisées.
J'ai besoin de suspendre le fil de ma vie, de comprendre quelque chose à mon foutu merdier du moment ; avec toujours cette obsession très humaine de trouver seule la solution à un problème indicible.
Je ne suis pas là pour percer les secrets du monde qui m’entoure. Je m’en fous. En principe mon séjour ici doit être court et clore ma destinée. C’est pompeux, solennel mais j’ai le droit de me nuire gravement sans déranger personne.
Femme au foyer, subordonnée à Tristan. Pour elle l’homme était fort, surtout lorsqu’il mangeait, elle le regardait et se sentait faible avec ses petits organes de mastication moins énergiques, moins résistants.
Mon père parlait souvent de son oncle qui pesait cent-vingt kilos, était parti en Afrique tuer des éléphants. Il les dépeçait en entrant dedans.
J'ai entendu souvent cette histoire, assise sur le tapis à motifs abstraits, les jambes repliées sous les fesses comme les enfants sages. Mon père finissait toujours par:
- En entrant dedans,tu te rends compte?
Ce haut-fait ne m'a pas aidée à grandir ou structurer ma pensée. Je n'ai jamais pu replacer une histoire pareille pour épater.
Il m'emmena devant la fenêtre de sa chambre et je vis derrière la vitre, posé sur le rebord, un troglodyte, qui tapait de son bec sur le carreau. Nous ne comprenions pas son message. Immobiles nous attendions, le cœur serré par l'émotion.
Servanne ne savait pas très bien ou elle irait, mais empiler ses vêtements, répartir ses livres sous les pulls, trouver des trousses pour la pharmacie ou le maquillage la mettait en joie. Changer souvent d'endroit lui permettait de croire qu'on l'attendait quelque part, qu'on l'espérait peut-être. Servanne se sentait toujours en déséquilibre, inachevée, sans arriver à rencontrer la terre ferme de l'âge adulte. Un état qui s'éternisait et devenait un destin par défaut.
Parler d'avenir, c'est parler d'amour.
La première fois que j’ai fait l’amour avec lui, il est resté après sur moi. Son sexe tapi dans le mien. Il a cherché en tâtonnant des livres sous le lit. Il m’a lu des poèmes d’Eluard. J’ai dodeliné du chef pour ne pas hurler. J’étais déçue. Immobile comme un petit animal vertébré dans du formol. Il m’a parlé aussi du livre de Yourcenar l’œuvre au noir dont je ne comprenais même pas le titre.
Elle ouvrait la fenêtre grillagée de sa chambre, aspirait une grande bouffée de ciel fastueux rempli de parfums et de lune. Elle discernait la pelouse du jardin et les pierres de l'allée avaient des visages, des traits de créatures mal foutues. Au loin, le vieux noyer, isolé, jamais foudroyé, laissait échapper ses racines grises du sol comme les membres d'un enfant malpropre.