Ainsi les six mille habitants de Nikitino vivaient-ils complètement isolés au milieu de nulle part.
Qui donc, jadis, avait fondé cette ville au milieu d'une telle solitude ? Qui avait construit cette petite église, vieille déjà de plusieurs siècles ? Nul ne savait. La Russie est immense. Que sont au regard de cette immensité les hommes, les bâtisseurs de villes, les générations, les siècles ? Qui peut dire si ce territoire, dépassant les limites de l'imagination, sera un jour peuplé dans sa totalité ?
C'est ainsi qu'au cœur de la Sibérie nous descendions le fleuve sur des radeaux... Peu à peu s'abolissait l'idée du temps; toute impatience même apparaissait vaine. Au début je regardais ma montre assez souvent; maintenant je ne pensais plus à le faire. Que nous importait, au fond, de savoir quand nous atteindrions notre but? Que devient la notion de temps dans la Sibérie profonde, éternelle? On ne l'a jamais conçue du reste, on ne la concevra jamais; là-bas seule l'éternité est réelle.
...elle mesurait le temps comme toutes les montres, mais j'avais conçu à l'usage une crainte superstitieuse à l'encontre de cette ingénieuse invention de l'esprit humain. Mon inséparable compagne... j'hésitais à regarder la course de ses aiguilles, persuadé qu'un jour elle marquerait une heure néfaste de ma vie avec la même indifférence absolue que dans les heures innombrables de notre attente sans fin.
Je n'ai jamais assisté à une exécution où le forçat condamné se soit montré lâche. Raidis et silencieux, adossés au mur, tous regardaient d'un oeil parfaitement calme la bouche des fusils et mouraient sans une plainte. Mais pour la plupart ils blasphémaient Dieu et lançaient contre l'humanité entière des anathèmes si barbarement exprimés qu'il fallait, pour les comprendre, un effort de réflexion. Chacun frémissait alors, craignant qu'ils ne vinssent à se réaliser.
La Sibérie!
Mot qu'on ne prononce d'ordinaire qu'à voix basse.
Celui qui se trouve déporté là-bas ne connaît pas, en général, le retour. Si par exception il en revient, il a le poil gris et demeure à jamais taciturne ; il ne sourit plus. Pendant des heures il reste assis immobile, n'importe où, au soleil de préférence, le regard lointain, et il semble guetter quelque chose: sa propre fin sans doute! - car un évadé de l'empire de la mort ne peut plus guère compter que sur elle.
"La Sibérie! ...
Concept insaisissable aujourd'hui encore dans son effrayante complexité historique, géographique, politique, ... Aucun pays n'a pu, à l'égal de celui-là, porter l'âme humaine à des sommets si élevés, l'obliger à de telles dégradations."
La Sibérie!...
Concept insaisissable aujourd'hui encore dans son effrayante complexité historique, géographique, politique...Aucun pays n'a pu, à l'égal de celui-là, porter l'âme humaine à des sommets si élevés, l'obliger à de telles dégradations.
La Sibérie était le domaine de l'effroi et de l'horreur, le pays des déportés; on n'en voulait rien savoir de plus. Malgré sa beauté et ses richesses, il paraissait condamné à ce rôle exclusif, comme sous le poids d'une malédiction; il demeurait à l'écart du progrès, incommensurable dans ses dimensions, infini dans sa sévérité.
"Ces trente années qui viennent de s'écouler ont pu changer le visage et le rythme des cités géantes; elles n'ont pas modifié l'indicible mélancolie des étendues sauvages où le seul cours insensible des saisons tisse la trame des destinées humaines".
C'est ainsi qu'au cœur de la Sibérie nous descendions le fleuve sur des radeaux... Peu à peu s'abolissait l'idée du temps ; toute impatience même apparaissait vaine. Au début je regardais ma montre assez souvent ; maintenant je ne pensais plus à le faire. Que nous importait, au fond, de savoir quand nous atteindrions notre but ? Que devient la notion de temps dans la Sibérie profonde, éternelle? On ne l'a jamais conçue du reste, on ne la concevra jamais; là-bas seule l'éternité est réelle.