Deux ans à me retenir de chasser , à hurler en silence ma douleur de n’avoir pas tué . Certains matins , vivre ne m’apparaissait qu’à la lueur du pouvoir de mort . J'étais le nouveau-né en manque de lait .
Le vieillard en insuffisance d'oxygène. Le vampire en carence de sang .
L’être humain, version mâle ou femelle, est sans conteste l’animal le moins constant du globe. Aucune espèce vivante ne possède cette aptitude délirante à changer d’avis ou de comportement (voire les deux) aussi fréquemment. Chaque heure s’il le veut.
Nous avons passé un pacte d’honneur elle et moi : ne jamais violer aucun silence de l’autre. Se faire confiance, se protéger, se défendre mutuellement quoi qu’il arrive ; quel que soit la muraille à franchir ou l’emmerde à affronter. Ada avait proposé de pactiser au sang ; j’avais accepté comme si sa présence à mes côtés devenait soudain vitale. J’ignorais à quel point elle avait raison. Chacune avait entaillé l’extrémité de son majeur et suçoté le doigt de l’autre jusqu’à stopper l’écoulement.
Elle avait tourné le bouton de la radio (ce qu’elle ne faisait jamais à quelques enjambées de passer à table) et une voix, reconnaissable entre mille, étirait ces mots « Changer tout pour une vie qui vaille le coup »… Léonard eut un trouble. Ce ne pouvait être le hasard. Pourquoi avait-elle soudain allumé le poste ? Léonard embrassa son alliance – bague patinée à laquelle il ne restait que cinq jours d’annulaire – en saluant ce signe du destin. En forme de simultanéité.
À nouvelle vie, nouvelle peau, nouvelles mœurs, autres extases. Son dégoût du schéma hétérosexuel était tel, son sentiment de gâchis à ce point dévitalisant – combien de fois avait-il dévalé les marches de la dépression jusqu’au sous-sol de la folie, jusqu’aux ténèbres vers le suicide –, que Léonard était fin prêt à une première mort. Il avait choisi cette existence par défaut. Il était temps de l’effacer, d’en inventer une seconde. De devenir lui-même.
À la seconde où deux individus ne s’aimantent plus, que l’attirance disparaît, que l’odeur ou la chair n’est plus irrésistible, l’Amour cède sa place à l’amour tendre. Serein. Domestique. Ce sentiment bienveillant qui n’est plus l’amour fou, ni le grand amour, mais installe une gestion affectueuse. Capable de satisfaire l’autre, le consoler, le soutenir, lui exprimer presque n’importe quoi, sans jamais plus le prendre dans ses bras. Ni contre soi.
C’est un enfant sauvage. Une bête humaine. Un grand singe au style grunge. D’une maigreur sthénique. Haut. Osseux. Velu. Autour des zones érogènes surtout. Peau dorée. Pigments carotène et caramel. Chevelure christique. Un dieu crasseux qu’il faut vigoureusement récurer, shampooiner, raser, manucurer, oindre d’huile parfumée… pour révéler le Tarzan invisible qui attend triomphant, glaive dressé, sa récompense ultime : l’accouplement.
Loïc a besoin de parler non-stop, se sous-estime en permanence, s’accuse de tous les maux, tous les défauts. Laideur, stupidité, médiocrité, inculture. Tantôt englué dans ses phobies, tantôt malmené par des états d’âme fluctuants, il s’interroge sur tout, n’envisage que sa personne et sa propre condition. Il est un panel à lui seul : parano, bipolaire, dépressif chronique, hypocondriaque. Obsédé par la propreté.
Tout connaître des mecs, je croyais. Et me voilà en formation continue avec ces deux aimants. Je ne dirais pas que Léonard me manque, non, ce serait trahir mon destin. Mais je pense à lui fidèlement. Il est mon souvenir. Mon songe récurrent. Mon arrière-pensée. Je me souviens de lui en contemplant mon corps, nue devant le miroir après la douche. Et en le caressant, me rappelle chaque parcelle du sien.
Quand son frangin, tout de tendresse, parle de faire l’amour, de préliminaires, de symbiose, ce bestiau-là parle de « marquer son territoire ». Et je peux assurer qu’il revient souvent vérifier son marquage. Des fois que le fleur-bleuisme de son cadet aurait tout effacé. Ou que ce dernier, faisant entorse à leur pacte de sang, oublierait qu’il est interdit de faire cavalier seul.