Hommage à Tomás Eloy Martínez sur le site de La Fundación Nuevo Periodismo Iberoamericano
"El periodismo no es un acto de narcisismo , es un acto de servicio, servicio a la comunidad, servicio a los demás , servicio a la verdad."
http://www.fnpi.org/homenaje-a-tomas-eloy-martinez/
Rien n'est plus terrible que de désirer ce que l'on a en croyant qu'on ne l'aura jamais.
Borges avait dit, citant l'évêque Berkeley, que si personne ne percevait une chose, ce quelque chose n'avait pas de raison d'exister, esse est percipi. L'espace d'un instant, j'ai senti que cette phrase pouvait caractériser la ville entière.
Dimanche dernier, au sermon, le père Flannagan a évoqué le purgatoire. L'Eglise catholique croyait que le purgatoire représentait la purification indispensable aux âmes imparfaites pour entrer au paradis. On enseignait qu'accepter les tourments comme un acte d'amour à l'égard de Dieu, ainsi que toutes les formes de châtiment et de pénitence, c'était le purgatoire. Avant, c'était comme ça, plus maintenant. A présent, l'Eglise est plus tolérante, a dit le curé. Le purgatoire est une attente dont on ignore la fin.
Emilia n'est pas la seule à attendre le retour de l'être aimé, sain et sauf. Des milliers d'autres entretiennent cette même illusion. Imaginez l'angoisse de ne pas savoir où est votre fille, qui a enlevé votre père. Et s'ils sont morts, imaginez le désespoir d'ignorer dans quelles ténèbres du monde gisent leurs os.
Plus je pénètre la vie d'Emilia, plus celle-ci m'apparait, du début à la fin, comme un enchainement de pertes, de disparitions, de quêtes vaines. Elle a consacré des années à pourchasser des néants; des personnes qui n'existaient plus, à se souvenir de faits qui ne s'étaient jamais produits. Et si nous étions tous ainsi ? Notre vie ne se réduit-elle pas à malmener l'histoire pour y laisser un signe de notre passage, une misérable fumée, une petite lueur, tout en sachant que même la trace la plus profonde est un oiseau emporté par le vent ? Un être humain équivaut à un autre, il est possible que nous soyons tous morts sans nous en rendre compte, ou que nous ne soyons pas encore nés et que nous l'ignorions, avais-je dit à Emilia l'une des dernière fois où je l'avais vue. Nous venons au monde à notre insu, à cause d'une somme de hasards, et nous partons n'importe où, très probablement nulle part. Si tu n'avais pas aimé Simon, tu en aurais aimé un autre. Tu l'aurais fait avec joie et sans culpabilité, car on n'aime pas ce que l'on ne connait pas.
A qui donner l'amour gâché que l'on n'a pas vécu ?
Buenos Aires est ainsi pensa alors Grete, et elle nous l'a répété plus tard: un faisceau de villes réunies en une seule ville, de petites villes anorexiques à l'intérieur de cette unique majesté obèse qui s'autorise des avenues madrilènes et des cafés catalans, à côté de volières napolitaines, de temples doriques et d'hôtels particuliers Rive Droite et derrière tout ça - avait insisté le taxi- il y a malgré tout le marché au bétail, le mugissement des troupeaux avant le sacrifice et l'odeur de la bouse, c'est-à-dire les relents de la plaine, et aussi une mélancolie qui ne vient pas d'ailleurs mais d'ici, de la sensation de fin du monde qu'on a quand on regarde les cartes et qu'on constate combien Buenos Aires est seule, à l'écart de tout.
Aujourd'hui, les habitants de Buenos Aires continuaient à lire avec la même avidité qu'à cette époque. Mais leurs habitudes avaient changé. Ils n'achetaient plus de livres. Ils en commençaient un au hasard dans une librairie et le poursuivaient dans une autre, de dix pages en dix pages ou de chapitre en chapitre, jusqu'à la fin. Ils devaient y passer des jours, voire des semaines.
C'était bizarre, pour des jeunes gens d'un peu plus de vingt-cinq ans, mais ils étaient à l'âge où ils voulaient ne ressembler à personne, et ils semblaient abasourdis de se ressembler l'un l'autre.
T'es gaucho, toi, Cardoso? T'es montonero, bolcho?
Pas du tout.
Tu sais ce que c'est, le communisme?
Je crois que oui. Ce qui arrive en Russie, en Pologne, en Allemagne de l'Est.
'Xactement! Des pays sans Dieu, où tout est à tout le monde. Même les femmes et les enfants appartiennent à l'Etat. Y a pas de propriété privée. N'importe qui peut piquer ce qui est aux autres.
C'est aussi simple que ça?
C'est moi qui pose les questions. Oui, aussi simple que ça. Où il y a pas de Dieu, il y a pas de décence. Tu trouves bien qu'un jour un mec de la rue débarque chez toi et défonce ton épouse parce que ça lui chante?
Non, je ne trouve pas.
L'Etat communiste leur donne ce droit à tous. Toi aussi, tu peux en faire autant, aller dans la maison du mec et lui rendre la pareille en baisant sa femme.
Je n'avais jamais entendu parler de ça.
T'as pas intérêt à en douter. En Russie, même les enfants de maternelle le savent et ils s'habituent, ils sont obligés. Ici, on apprend le respect. Dieu, d'abord. Ensuite, la patrie et la famille. C'est la sainte trinité argentine.
Si vous le dites, je n'en doute pas.