Radio Libertaire
Valère-Marie Marchand, 13 septembre 2018, 15h
Emission « Bibliomanie », animée par Valère-Marie Marchand
Entretien avec Jean-Philippe Domecq autour du livre "L'Amie, la mort, le fils" sorti le 6 septembre aux éditions Thierry Marchaisse
D'une écriture légère, bleu clair, il note les premières phrases de "L'écume des jours". Il aligne ces mots qui semblent dictés par un autre.
Il écoute sa voix.
Il scande sa jeunesse, au rythme du jazz. Il laisse sa vie s'écrire dans une écume d'encre.
À jouer ainsi d'un soir sur l'autre, il en néglige son cœur qui bat la chamade, il en omet la prescription des médecins. Bien évidemment, il ne laisse rien paraître de sa fatigue. Indifférent à tout, il s'enivre de jazz. Il substitue à son souffle défaillant un mur de son qui le met peut-être à l'abri des bruits du dehors. Oui, grâce au jazz, il met son mal en sourdine, il résiste à cette foule qui l'encercle et le bouscule. Il se contente d'être là.
p.131
En musique comme en littérature, il joue de sa vélocité pour "faire dire aux mots tout ce qu'ils ont à dire".
Jean Clouzet, Boris Vian
p.107
Vian aime cette sensation immédiate que procure la peinture et dit souvent : "Il faudrait que l'on pût avancer dans un tableau comme dans un livre."
p.104
La moindre trouvaille le conforte dans cette idée de vivre en bonne intelligence avec les choses. Il ne cesse de redéfinir son périmètre spatial et verbal et s'amuse des quiproquos qu'occasionnent ces objets qu'on dit inanimés et qu'il prend volontiers au mot...
p.220
La science-fiction, que Vian définit comme un "dépaysement de la logique", lui permet en outre de concilier imaginaire et mathématique, fabulation et précision technique. "Penser aux choses auxquelles les autres ne penseront pas", tel est, en effet, le leitmotiv de ce familier de l'anamarphose et de l'analogie. Au club des savanturiers, nul besoin de se prendre au sérieux ni d'établir des hiérarchies entre cultures et savoirs. Pour Vian, c'est le moment rêvé de s'éloigner d'un milieu littéraire trop peu créatif à ses yeux...
À vingt-six ans, Boris Vian constate ce double paradoxe. Plus on se réfère au réel, plus la fiction se précise. Et plus on libère les mots de leur registre habituel, plus on les réconcilie avec leur sens premier. À aucun moment, il ne lui viendrait à l'esprit de ne pas jouer le jeu de la fiction, de préserver ses personnages, en l’occurrence Colin et Chloé, des retombées matérielles de cette nouvelle dimension. Pas plus que la lampe d'Aladin, la pantoufle de vair de Cendrillon ou le fuseau de la Belle au bois dormant, le nénuphar de Chloé n'appartient à celui qui l'a créé. Proliférant où bon lui semble, parasitant jusqu'à l'asphyxie le corps de sa victime, cet intrus déclenche un compte à rebours qui va de la pulsion de vie à la pulsion de mort. Cette notion de course contre la montre, inhérente à toutes les futures œuvres de Vian, est aussi une course contre soi-même.
p.92
L’olivier de Saint Augustin
C’EST BIEN CONNU. LES LIVRES NAISSENT DES ARBRES…
Extrait 3
On ne le sait pas toujours, mais le crépuscule n’est pas forcément synonyme d’adieu. Voilà pourquoi quand le ciel prend une couleur d’acier, les arbres restent sur la défensive. Leurs feuillages se frôlent à peine et leurs racines ne sont jamais au coude à coude. Cette précaution d’usage a fait ses preuves parmi les conifères et aurait favorisé l’extension d’innombrables forêts. Depuis, il est de coutume chez les arbres de ne pas gêner leurs voisins. L’arbre d’Augustin, lui, a le sommeil si profond qu’il en oublie les offrandes inhumées à ses pieds. Dès le coucher du soleil, on le voit se recroqueviller sur lui-même, ce qui, chez lui, est signe d’un recueillement intense. Au lever du jour, il se redresse et se souvient de sa verticalité première. Mais il faut attendre le milieu de l’après-midi quand le soleil est à son aphélie, pour qu’il soit plus à son aise. À ce moment-là, ses feuilles resplendissent de lumière et sa silhouette élancée retraverse le ciel. En cet instant précis, la mer semble se taire et un bruit léger se fait entendre. « Prends et lis ! » croit-il écouter au loin… Ces mots qui furent ceux d’Augustin sont à présent les siens. La journée s’annonce radieuse. À 2 900 ans passés, l’olivier de Sidi Messaoud est toujours là où il est, sur ce bloc crayeux qui donne sens à l’azur. L’instant d’après, la sève monte sans bruit. Une autre saison s’insinue en lui. L’heure est venue de se sentir en vie et de comprendre toute l’importance d’être arbre…
"Chaque souffle dans ma trompette épuise ma vie", note-t-il avant d'oublier les bonnes résolutions de la veille.
Plus tard, on lui reprochera son éclectisme, sa facilité d’écriture, son humour distancié. On le dira anarchiste, évadé volontaire d’une réalité trop étroite à ses yeux. On le classera parmi les inclassables, sans savoir qu’il n’a jamais cru en une littérature réduite à sa forme imprimée. Multiple et pluridisciplinaire, marginale et singulière, son approche des mots, des sons et des choses révèle que la culture écriture n’est plus ce qu’elle était, que la narration – ou ce qu’on désigne comme telle – pourrait bien être à la veille de changements tout aussi radicaux. Par ailleurs, il aime trop écrire pour considérer tout nouveau mode d’expression, quel qu’il soit, comme un genre mineur.