Un poème de Vasile Voiculescu en français.
Autoportrait romantique
(à soixante-sept ans)
Je me suis forgé une vieillesse brave,
Aux cheveux blancs tel un drapeau replié,
Le blocage de la barbe en collier
Autour du visage, chétive enclave.
Ma poitrine libre, presque une épave,
Dans le tourbillon des flots déchaînés,
Porte encore haut, mais du seuil plus près,
Un cœur, déjà refroidi, mais de lave.
Je rêve toujours, car mon rêve veille,
La paresse, vieille amie, me conseille
Quand me tirent des milliers de pensées…
Quel temps il fait je ne veux plus avoir ;
Je regarde, en moi, la poudre du soir,
Descendant l'escalier de ma mémoire,
Je m'appuie dans ma plume bien dévouée.
Dimanche, le 11 novembre 1951,
Bucarest, Cișmigiu
(p. 381)
Le souvenir
Ainsi passa, bien chétif, le souvenir
De notre amour, comme une triste fleur
Qui dans un verre cesse de resplendir,
Car, abandonnée, elle pleure et se meurt.
Il n'y a personne dans cette langueur.
Au plancher le miroir hagard rien ne mire.
Des rideaux arrêtent la trop forte lueur…
Même les araignées ont cessé d'ourdir.
En se regardant dans la coupe fanées,
De leur pulpe flétrie les feuilles ahanées,
Se détachent dans un gaspillage total,
Descendant doucement dans l'ombre quiète...
Et la fleur du souvenir, oubliée, fluette,
Laisse tomber un à un tous ses pétales
Dans la vieille eau du temps, pourrie et muette.
[Amintirea
Cum s-a trecut, plăpândă, amintirea
Iubirii noastre, tocmai ca o floare
Ce-ntr-un pahar îşi plânge strălucirea
Uitată-n colţul mesei, unde moare.
Nu-i nimeni în odaia tânjitoare.
Oglinda-n podini şi-a holbat privirea.
Perdelele lungi ţin calea către soare ...
Păianjenii şi-au întrerupt urzirea.
Privindu-se în cupă ofilite,
Din miezul veşted foile mâhnite
Se rup, treptat, cu-o mută iroseală
Picând domol în umbra liniştită ...
Şi floarea amintirii, părăsită,
Se scutură petală cu petală
În apa vremii veche şi clocită. ]
(p. 130-131)
Essaye de tendre, frère, l'arc de la folie,
Ainsi vont éclater les bouts du violon :
Peut-être la flèche en tempête surgie
Frappera le but de sagesse à l'horizon !
Porte sans crainte la lance droite de haine,
En l'enfonçant plus fort encore que les sbires…
De la mortelle blessure de furie soudaine
Peut-être que le sang de l'amour va surgir !
(Peut-être, p. 95)
Contemporain
Ni le ciel, ni la terre ne m'effraient ;
Je transperce l'un, sur l'autre je marche ;
Je suis faible – grain par le vent soufflé
Sur les steppes de la vie par trop larges
Mais il me souffle où je veux arriver !
Si tu es même à l'infini de moi,
Je sais que tu es et cherches le tien
Empire et ne vis ma vanité pour rien.
Ô, Dieu, je suis contemporain avec toi
Et de l'éternité suis contemporain.
Dimanche, le 7 octobre 1956, Bucarest
(p. 407)
Inscription
Tu vois, le vin se rappelle au mois de mai
Au fond des caves, avoir bu la chaleur
Lorsqu'une plante claire au champ il était
Et bouillonne quand la vigne se fait fleur.
Les élans de l'amour en nous-mêmes clos
Pressent sur tous les cerceaux qui les enserrent,
Quand les nouvelles arrivent au tonneau
Par-delà des caves profondes de terre.
(p. 271)
Les lunatiques
Savent les grands gardiens où nous nous trouvons ?
À peine sortis des langes de la terre.
Nous avons grimpé le toit de l'univers
Et sur le tranchant du siècle nous marchons.
Quel esprit fou avons-nous sucé et bu ?
Cette folie ne connaît donc plus de bords,
Les yeux ouverts, lunatiques fils de mort,
Nous avançons vers le vide noir déchu.
Qu'il est triste le zodiaque qui erre !
Alchimistes de la douleur, du courage,
Nous sommes greffés en matière sauvage
Et nous poussons, tous, en dehors du mystère.
Hantés par l'Absolu – véritable lieu
Où le rêve ne connaît jamais le blâme –
Nous portons la torche lourde de flammes,
Et nous mettons ainsi aux siècles le feu.
Mais plus nous y montons, plus nous chancelons
Sur les pensées devenues longues échasses…
Et l'ange n'ose plus crier, dans sa grimace
Regardant nos pas dans le gouffre profond.
1942, décembre, Bucarest
(p. 327)
CCXXV
Tu sauras que les larmes sont souvent rosée fidèle
Qui, sur l’âme trop sèche, tombe généreusement :
En rassemblant tout le ciel dans une goutte nouvelle,
Elle y met un but oublié, ta racine abreuvant.
Une larme pure et chaste est le génie de l’amour :
Tous les déchus aux enfers elle les soulève sauvés…
Une seule suffit pour rendre au regard le vrai jour,
Et, tel, Saül, on voit le monde aux yeux désécaillés.
On nous promet là-haut, au-delà même de la mort,
Un endroit heureux sans larmes et sans soupir aucun ;
Que vais-je faire là-bas si l’on nous sépare alors,
Sans avoir plus cette manne pour assouvir ma faim ?
Si tu n’y es pas, bien serrée par mon souffle dévot,
À l'éternité j'apprendrais à pleurer aux sanglots.
Décembre 1956
[dans « Les Derniers Sonnets figurés par Shakespeare dans la traduction imaginaire de V. Voiculescu »]
(p. 553)
CLVIII
Dans le clair midi de l'âge je ris à ta jeunesse,
Je regarde ton orgueilleuse beauté bien en face
Et à tes yeux, astres d'une troublante hardiesse,
J'oppose mon génie intense où ils fondent, s'effacent.
Je t'offre l'esprit, je ne t'embrasse pas sur la bouche,
Comme penché sur une fleur, je te romps, te respire…
Dorénavant tu n'es plus être de charnelle souche,
Mais un calice sacré d'où toute la vie je tire.
Je ne compte pas mes ans, la sève n'est pas dans la grâce ;
Par la force idéale attire ce qui m'est précieux,
Vertus et passions au joug de la poésie j'enlace,
Où, de la poudre tardive sans qu'il y ait des traces,
Je t'y mêle de vive force ; pour le mage pieux,
La terre n'a pas de bornes, n'ont pas de seuil les cieux.
Jeudi, le 2 décembre 1954
[dans « Les Derniers Sonnets figurés par Shakespeare dans la traduction imaginaire de V. Voiculescu »]
(p. 419)
Je n'étais pas étonné des courbettes ni de la crainte que j'inspirais aux gens. Tous ceux qui travaillaient dans l'administration étaient traités de la sorte, et pour cause ! Moi aussi, je sévissais comme les autres. Mais ce qui m'intriguait de leur part, c'était cette sorte de dévotion respectueuse, de vénération d'une autre essence qu'ils me réservaient et qu'on n'accordait pas à d'autres collègues, comme le médecin et le préfet. J'en devinai bientôt la raison : moi, j'étais un mage. Le juge se plaçait au-dessus de tous les autres, il était investi de vertus d'ordre spirituel. Je ne corrigeais pas les coupables comme le faisaient les gendarmes ou le commissaire. Je n'arrachais pas les enfants malades à leurs mères comme le faisait le médecin pour les envoyer à l'hôpital. Moi, en tant que juge, rien qu'en écrivant quelques lignes, j'avais le pouvoir de confirmer ou d'annuler tout ce que les autres concoctaient : amendes, contraventions, procès.
(cf. p. 185, traduit du roumain par Nicolae Tafta)
Noces paysannes
Fatigués ils rentrent du travail en chantant leur amer...
Mais deux jeunes, isolés, s'attendent tout frémissants.
La jeune fille feint de chercher de belles fleurs aux champs,
Le jeune homme s'arrête battant son briquet en fer.
Restés loin derrière ils s'enlacent fascinants
… Le champ participe aux noces : un saule est l'autel,
Les cailles disent des oraisons, le chêne des appels
Et un mariage doré jusques à l'aube s'étend.
Le tendre Amour veille sur eux et doucement il leur creuse
Des lits dans les larges ondoiements de l'herbe soyeuse,
Il ouvre l'Éternité et le temps meurt dans sa chute ;
Et au-dessus d'eux, vagues dans les hauteurs déroulées,
Pendent des voûtes d'ombre aux étoiles accrochées
Et closent vite la nuit comme une vibrante hutte.
(p. 145)