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Citation de jcfvc


EXTRAIT n° 3 p.721/722

Anton Khmelkov était parfois horrifié par son travail et le soir, couché, écoutant le rire de Trofime Joutchenko, il restait plongé dans une stupeur froide et lourde. Les mains aux doigts longs et forts de Joutchenko , ces mains qui refermaient les portes étanches, semblaient toujours sales, et il était désagréable de prendre du pain dans le même panier que Joutchenko. Quand le matin, Joutchenko allait à son travail et attendait la venue de la colonne de détenus en provenance du quai de débarquement, il éprouvait une émotion joyeuse. Le mouvement de la colonne lui semblait d'une lenteur insupportable, sa gorge émettait une note plaintive et sa mâchoire inférieure tremblait, comme celle d'un chat en train de guetter des moineaux de derrière la vitre. Cet homme était à l'origine de l'inquiétude qu'éprouvait Khmelkov. Bien sûr, Khelmov, lui aussi, était capable, après un verre de trop, de prendre un peu de bon temps avec une femme dans la file. Il existait un passage qu'utilisaient les membres du Sonderkommando pour pénétrer dans le vestiaire et se choisir une femme. Un homme reste un homme. Khmelkov choisissait une femme ou une fillette, l'emmenait dans un box vide et la ramenait une demi-heure plus tard. Il se taisait et la femme aussi. Il n'était pas ici pour les femmes ou l'alcool, ni pour les culottes de cheval en gabardine ou des bottes en box. Il avait été fait prisonnier un jour de juillet 1941. On l'avait battu à coups de crosse sur la tête et le cou; il avait souffert de dysenterie; on lui avait donné à boire une eau jaunâtre, couverte de taches de mazout; on l'avait fait marcher sur la neige en bottes déchirées; il avait arraché de ses mains des morceaux de viande noire et puante sur un cadavre de cheval, il avait bouffé des rutabagas pourris et des épluchures de pommes de terre. Il avait choisi une seule chose : vivre, il ne désirait rien d'autre; il s'était débattu contre dix morts : il ne voulait pas mourir de froid ou de faim, il ne voulait pas mourir de dysenterie; il ne voulait pas s'écrouler avec neuf grammes de plomb dans le crâne, il ne voulait pas enfler et mourir d'un oedème. Il n'était pas un criminel, il était coiffeur dans la ville de Kertch et personne n'avait jamais eu mauvaise opinion de lui : ni ses proches, ni ses voisins, ni ses amis avec lesquels il buvait du vin et jouait aux dominos.Et il pensait qu'il n'y avait rien de commun entre lui et Joutchenko. Mais parfois il lui semblait que ce qui le séparait de Joutchenko était une broutille insignifiante; et quelle importance avaient, après tout, pour Dieu et pour les hommes, les sentiments qui les animaient quand ils se rendaient à leur travail ? L'un était gai, l'autre ne l'était pas, mais ils faisaient le même travail. Mais il ne comprenait pas que Joutchenko lui faisait peur non parce qu'il était plus coupable que lui, mais parce que sa monstruosité innée le disculpait. Alors que lui, Khmelkov, n'était pas un monstre, il était un homme. Il savait confusément qu'un homme qui veut rester un homme sous le fascisme peut faire un choix plus facile que de sauver sa vie : la mort.


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