AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de mandarine43


[Incipit.]

Il était venu au rendez-vous. Place Saint Sulpice ce 18 août. Place Saint Sulpice à 13 heures sous un ciel d'orage. Il était arrivé après elle. En boitant. C'est cela que tout de suite elle avait remarqué. Un homme droit. Un homme fort. Dans une chemise bleue un pantalon blanc.
Qui boitait.
Et ne pouvait le cacher.

Ils ne s'étaient pas revus depuis cinq ans. C'est ce qu'elle croyait. Mais lui, lui rappela. Toutes les fois où ils s'étaient croisés. Où ils s'étaient parlé. Des rencontres brèves. Des soirées. Amis communs et brouhahas discrets. Elle, n'avait rien retenu. De lui. Elle pensait qu'il mentait. Qu'il inventait ces rencontres. Pour jouer. La faire sourire d'une coïncidence ou d'un hasard. Alors il lui dit. Exactement. Les lieux. Les noms des hôtes. Les paroles qu'ils avaient échangées. Mais cela aussi elle l'avait oublié. Alors il lui dit. La couleur de ses robes. La couleur de ses robes était juste. Et la forme du col. La ceinture de soie mauve. Les perles incrustées. Tout était juste.
Elle alluma une cigarette sans le lâcher du regard, un regard par en dessous, entre suspicion et curiosité.

Ainsi, depuis cinq ans, il la voyait. Elle, passait à côté de lui sans l'effleurer, sans jamais le trouver changé, ou vieilli, épanoui, fatigué ou joyeux, sans jamais lui trouver quoi que ce soit. Et maintenant, assise face à lui au premier étage du Café de la Mairie, elle se demandait pourquoi rien ne s'était imprimé en elle, rien ne s'était glissé sous sa peau, dans sa mémoire… se demandait… sans avoir la force pourtant de chercher une raison, relier hier à aujourd'hui. Mais lui, évidemment, ne put s'empêcher de lui faire remarquer. De lui dire combien il la trouvait maigrie. Elle avait pris l'habitude. Depuis quelques mois, rares étaient les personnes qui la saluaient sans enchaîner avec cette observation à peine inquiète. Totalement indiscrète. Oui, elle avait maigri. Beaucoup. Douze kilos en quatre mois pour un mètre soixante-dix, c'était beaucoup. Les chiffres, c'était simple. C'était franc. Ce n'était pas cela qu'il voulait entendre. Rien ne l'autorisait à entendre autre chose. Alors, quoi ? Il suffirait de s'asseoir face à une vague connaissance dans un café à l'heure du coup de feu, pour avouer, comme ça, une vie ? On pourrait commander le plat du jour, indiquer la cuisson du steak, et dire que depuis… en comptant sur ses doigts… ses doigts sur le bois de la table mal calée… c'est ça depuis… six mois… Mon Dieu ! Six mois déjà… Plus personne dans son lit ? Et rappeler le serveur parce qu'on préférait, finalement, l'eau plate à l'eau gazeuse ? Et répondre à la vague connaissance… pardon ? Mon mari ? Ah oui bien sûr… Mon mari.

De rien. Elle n'avait envie de parler de rien. Elle s'en rendait compte seulement maintenant qu'ils étaient assis face à face, devant une entrecôte grillée un mauvais bordeaux une demi-Badoit. Elle n'avait pas envie de perdre du temps à chercher une conversation convenable, un échange agréable.

Cet homme qui était venu au rendez-vous en boitant n'avait rien de convenable.
Elle s'en rendit compte soudain.

Il n'était pas convenable.
Il n'était pas agréable.
Il était assis face à elle.
Et elle lui demanda s'il pouvait, s'il n'avait pas trop mal au pied pour marcher jusqu'au jardin du Luxembourg. Maintenant. Puisque de toute façon, elle ne mangerait pas. Puisqu'elle avait perdu cette habitude de déjeuner. Mais lui, peut-être, avait faim ? Avait mal ?
Il répondit que Non.
Il dit cela. Non. En renversant un peu la tête en arrière, les yeux et la bouche arrondis, simultanément arrondis, et sa mèche, très droite, très fine, tomba sur sa joue.

Il dit Non.

Alors cela commença.
Commenter  J’apprécie          30





Ont apprécié cette citation (3)voir plus




{* *}