Rien , vraiment rien dans ce pays n'évoquait tant la tragédie que de naître atteint d'albinisme. Des albinos, on rapportait qu'il ne leur manquait pas un don d'ubiquité et qu'ils répandaient la mort dans leur sillage. On prétendait que leur sécrétion érotique allongeait la vie de la femme qui se prévalait de la recueillir dans son ventre, mais qu'à travers leurs yeux se profilaient les chemins de l'enfer. On soutenait que leur coeur continuait à battre dans la tombe, augmentait d'intensité, créait des secousses telluriques, faisait osciller la plaque terrestre, entraînait le dérapage des pieds. On prétendait que la main d'un albinos, fermée sur une pièce de monnaie, de plus petite valeur qui fût, apportait la fortune. On disait que la cendre de sa mèche, mélangée à quelque onguent dans lequel on avait pris soin de rajouter une goutte d'urine canine, procurait à celui qui s'en enduisait un attrait incommensurable. On affirmait que le bout de son prépuce, gardé sur soi en permanence, décuplait la virilité. Aussi se méfiait-on des albinos. Aussi évitait-on de leur emboîter le pas, de croiser leur regard. On brisait les règles de bienséance pour accéder à l'intimité de leur corps. On les violait, les yeux fermés. On les violentait, le regard détourné. On les tondait comme des moutons noirs. On les amputait des mains à la hampe. On leur sectionnait la verge pour s 'emparer du gland. Morts, on livrait leurs cadavres aux charognards de peur de les enterrer auprès des siens, sur sa terre, dans les limites de sa contrée. Ils vivaient terrés, dans la terreur, comme des varans. Lorsqu'ils apparaissaient au grand jour, ils semblaient surgir des catacombes. Certains parents préféraient les occire à la naissance, avant qu'ils ne fussent conscients du sort qui leur serait réservé, avant que l'oeil de la société ne s'ouvrit sur ces familles, que sa langue ne crachât le pire du venin. Car une famille qui en comptait parmi ses membres était abhorrée à l'échelle du pays.
Je me suis intéressé à l'histoire de la Seconde Guerre mondiale et à la manière dont nous nous sommes engagés dans des batailles sur le continent européen. L'histoire de mon client me rappelle, malheureusement, le comportement de nos officiers et de nos dirigeants au moment de la libération symbolique de Paris. Ces hommes influents avaient exigé que les troupes coloniales soient éjectées de la photo-finish qui allait alimenter les livres d'histoire, parce qu'elles étaient composées de combattants noirs.
Tu n'as jamais apprécié les bonimenteurs. Au sujet des belles paroles, tu disais toujours que les épices ont été inventées pour faire passer une viande avariée.
Le LSP, surnommé "la Ferme", était la plus grande et la plus célèbre prison de haute sécurité des États-Unis, aménagée au bord du Mississippi, entourée d'une gigantesque clôture en acier, renforcée par des rouleaux de barbelés à lames de rasoir et composée de plusieurs ensembles étoilés de bâtiments reliés par de longues galeries grillagées.
NDL : LSP = Louisiane State Penitentiary
De la descente du bus à son hôtel, il était tombé sur toutes sortes de misères de rue : des sans-abri allongés sur des cartons dépliés, qui avaient absorbé tout le jus des ordures, la gueuserie étalée au grand jour, des malades mentaux dans leur pyjama caractéristique de couleur verte, qui indiquait clairement qu'ils avaient été rejetés dans la rue par les hôpitaux psychiatriques, des peaux meurtries, des plaies insanes, des pansements débordés par un exsudat séreux, des regards d'hyène, des râles haineux, des glaviots, des insultes... Et au milieu de cela, des gens comme lui, impassibles, endimanchés, le pas alerte, qui s'en allaient et venaient, sans souffler un mot, sans jeter un regard autour d'eux. Et cette scène, comme toujours, l'avait rendu amer.
Un procureur est un homme d'affaires. Il n'a pas un budget extensible à l'infini. Moins il engage des dépenses, plus il rentabilise son activité. Il se démène pour satisfaire ses électeurs. Plus il envoie les gens en prison, mieux il donne l'impression de garantir la paix des citoyens. Dans ces conditions, il préfère convaincre l'accusé de plaider coupable.
« Si le rôle qui m’était dévolu fut juste de féconder son imagination, car c’était à lui de donner vie, étais-je prêt à assumer de sa part une naissance monstrueuse qu’elle que fut la beauté artistique ? » (p. 26)
Il se risqua une dernière fois à interpeller Rhadi sur son avenir. Ce dernier repensa aux fourmis. Comme elles, il percevait son avenir dans un trou sombre d'où, se figurait-il, s'échapperait son esprit si son corps s'en montrait incapable. Son esprit vivait en liberté et nul ne pouvait restreindre son espace. Il trouva Kitof si ingénu d'occulter cette réalité. Si lui, Rhadi, n'avait pensé qu'à son corps, il y a bien longtemps qu'il aurait accepté l'offre que lui proposait Kitof. Mais il trouvait son esprit plus important que son corps.
Avec de tels propos, ce gendarme oubliait que Rhadi n'était que la copie conforme de Kitof. Il oubliait que chaque offense proférée en allusion à son albinisme ricochait pour atteindre l'âme de son interlocuteur avec une violence inouïe. Kitof, quant à lui, feignait d'oublier que l'argent ne lui apportait pas la couche de mélanine qui lui manquait. Il avait simplement obscurci le regard de son entourage à son endroit. Il ne brillait pas davantage, mais ce sont les yeux de ses compatriotes qui s'ouvraient sur lui. Il ne plaisait pas, il déplaisait moins. Les gens ne venaient pas à lui, c'est lui qui s'en approchait. On ne lui ouvrait pas les bras, on brassait des affaires avec lui. On ne lui déverrouillait pas la porte, on verrouillait à son passage le grenier de haine. On ne lui tournait pas le dos, on détournait le regard.
Un nom, c'est comme un vêtement, mais un vêtement que l'on est contraint de porter toute sa vie, une relique qui finit par nous ressembler car imprégnée de toutes nos odeurs intimes, de toutes nos sueurs et de toutes nos secrétions