Le monde ne s'est pas fait en un jour ; ma thérapie non plus. J'ai rencontré le docteur à quatorze ans - date française, bien sûr. A l'époque, j'étais comme une passoire. Une gamine bancale avec la tête et les jambes en passoire, et ce n'était pas juste cette histoire de prothèse qui me déséquilibrait, non, c'était moi tout entière, je perdais pied dans la vie et j'aurais pu me noyer à force, alors, avant de finir totalement amnésique, on a commencé le travail de colmatage. Pour ça, il fallait revenir aux événements de 94 et tant pis si la boue remontait. (p. 12)
Ce qui est grave, ce n'est pas la jambe en moins. Une jambe ça se répare ou au pire ça se bricole... Le passé est autrement plus difficile à rafistoler. (p. 20-21)
En Afrique, j'avais appris des choses qui n'existaient pas ici. Des choses violentes. Que la colère germe comme des petits haricots rouges dans le coeur des soldats. Que la mort frappe en plein jour, et qu'elle pue. Que les hommes et les femmes qui vous regardent sont capables de vous tuer en silence, sans un geste de trop. Pourtant il fallait bien oublier la guerre, en France ça n'existait pas, les gens ne pouvaient pas m'entendre et moi je n'arrivais pas à grandir avec ces images venues me frapper en plein coeur, jusqu'à me faire tomber, jusqu'à me donner envie de ramper pour leur échapper. (p. 13-14)
En France, j'ai emporté un nom que je venais de choisir. Vestine. L'Afrique me quitte, Mukagatare me quitte, je m'enfonce dans l'oubli, je ne veux plus voir le pays de ma naissance ni les hommes à peau noire, j'épouserai un Blanc, j'oublierai les noms, je fermerai les yeux sur les images de mort... (p. 104)