Contrairement à Suz (@Bobby_The_Rasta_Lama), je découvrais Witold Gombrowicz, lorsque nous avons décidé de faire cette lecture en duo. Elle savait plus ou moins ce qui l’attendait, moi pas du tout…j’ai ouvert ce livre, très curieuse de découvrir un grand auteur de la littérature polonaise dont j’avais entendu parler (qui aurait même influencé Milan Kundera parait-il) et là…
…Et là je fus tourneboulée, secouée, par ce grand n’importe, cette dinguerie. Je l’avoue, je me suis demandée, au tout début du livre, dans quoi je m’étais embarquée…il m’a fallu quelques pages pour entrer dedans, pour ne pas rester bouche bée mi imbécile, mi dubitative, pour accepter de me laisser guider sans résistance, pour apprécier, sourire, voire rire. Un peu de temps pour enfin être toute excitée rien qu’à l’idée de l’ouvrir…ce livre et sa gueule. Car oui c’est une gueule qui nous parle à travers ce livre, qui meugle, une voix à nulle autre pareille, déjantée, divagante sans aucune prise sur le réel et l’ordre établi, l’ordre étant une autre forme de désordre, une voix qui nous raconte de façon insolite « une philosophie présentée ici sous la forme pétillante d’un feuilleton sans gravité ». Une gueule qui l’ouvre grand pour nous faire la gueule. Une gueule qui clame son mal-être et son pessimisme avec humour et cynisme. Je rejoins totalement Suz lorsqu’elle m’écrit que « Il n'est pas impossible que les plus grands pessimistes ont le plus grand don pour faire rire, quand ils se lancent dans l'absurde ! ».
Puis je me suis demandée : est-ce un rêve qui nous est offert? Est-ce la folie, son processus et son enfermement, qui nous est expliquée, du point de vue du fou ? Est-ce une fable qui nous est racontée ? Dur de savoir vu que ce livre ne ressemble à rien de ce que j’ai déjà lu, (mais vraiment à rien), et vu sa complexité, j’opte cependant pour la fable, une fable cynique, pleine d’humour, de méchanceté, d’inventivité, à double lecture selon moi, où l’auteur met à l’honneur un combat opposant la maturité et l’immaturité, la modernité contre la ringardise d’une part, le pouvoir de la société pour infantiliser (nous « cuculiser » comme le répète à l’envi l’auteur).
Joseph (Jojo) se réveille un matin et ressent un grand malaise : il ressent un profond décalage entre l’âge qu’il a (autour de trente ans) et comment il doit donc être dans la société, celle-ci nous imposant d’avoir les comportements correspondant à notre âge, et l’enfant qu’il se sent encore être à l’intérieur de soi. La maturité imposée à cet âge et l’immaturité intérieure ressentie, ce qui cherche en lui à atteindre l’état d’adulte et ce qui refuse cet état, se livrent un combat violent très imagée, métamorphosant même l’image de Joseph qu’a de lui-même : « Ses défauts et ses tâches ressortaient à la lumière du jour tandis qu’il restait recroquevillé, semblable aux créatures nocturnes traquées par le jour. Il était comme un rat attrapé au milieu de la pièce. Et ses détails se dévoilaient, toujours plus nets, toujours plus affreux, de partout se montraient ses parties du corps, l’une après l’autre, chacune bien définie, bien concrète…jusqu’à la limite de la décence…jusqu’à l’indécence ».
Joseph, infantilisé, va être conduit par un certain M.Pimpko, professeur ô combien mature et pédant, dans une école, pour essayer de résoudre ces dilemmes. Il va trouver dans le lycée les mêmes conflits portés cette fois à leur paroxysme, avec d’un côté l’insolence des « gaillards » et de l’autre la défense des idéaux adultes des « adolescents ». Des bagarres éclatent jusqu’au duel qui prend un tour surprenant (scène superbe que ce duel) : un concours de grimaces, d’un côté les grimaces les plus vilaines, de l’autres les plus belles et pures. Ensuite, amoureux d’une lycéenne « moderne », alors qu’il est vu comme un ringard, jojo comprendra qu'il a atteint l'infantilisation ultime : l'enfermement dans le sentiment amoureux. Les scènes au sein de la famille de cette fameuse lycéenne, les Lejeune (le comble cette famille représentant la modernité) sont excellentes. L’opposition qui se joue alors est en effet entre les modernes et les anciens. C’est truculent, cassant, drôle et cynique. Au fur et à mesure de ma lecture, je prenais vraiment un plaisir de lecture croissant.
Voilà pour le premier niveau de lecture. Le second niveau de lecture que j’y vois est celui de la volonté du pouvoir (représenté par M.Pimpko) d’endormir, d’asservir, d’infantiliser le peuple (l’auteur emploie le terme de « cuculiser » à maintes reprises, répétition voulue pour élever sa préoccupation au rang de mythe et pour souligner le côté cynique et ridicule de cet état de fait). En échangeant avec Suz à ce sujet, elle soulignait que finalement, au-delà du pouvoir, ce sont aussi toutes sortes de choses, comme par exemple les petites vidéos « marrantes » de chat, les séries télés, je rajouterai les médias, bref la société dans son ensemble, qui tendent à nous asservir et à nous rapetisser. A nous infantiliser.
Notons que dans certains chapitres Witold Grombrowicz parle directement au lecteur, de façon intime et touchante, donne son point de vue, sur sa façon de lui faire passer son message, et sur la façon dont le lecteur va comprendre ce message, en se moquant ou en exprimant un certain malaise : « Ce qui a été enfanté dans une totale douleur est accueilli de la façon la plus partielle, entre un coup de téléphone et une côtelette. D’un côté l’écrivain donne son âme, son cœur, son art, sa peine, sa souffrance, mais de l’autre le lecteur n’en veut pas, ou s’il le veut bien, ce sera machinalement, en passant, jusqu’au prochain coup de téléphone. Les petites réalités de la vie nous détruisent. Vous êtes dans la situation d’un homme qui a provoqué un dragon mais qui tremble devant un petit chien d’appartement ». L’auteur d’ailleurs laisse ses lecteurs libres de le suivre ou pas, comme l’évoque la toute fin du livre, sous forme de pied de nez ou de langue tirée : « contre le cucul, il n’y a pas de refuge. Courez après moi si vous voulez. Je m’enfuis la gueule entre les mains. Et voilà, tralala. Zut à celui qui le lira ! ».
En traitant une dualité classique, celle des « pour » et des « contre », dualité manichéenne, qui se traduit ici avec ce combat de la maturité contre l’immaturité, celui de la modernité contre la ringardise, ce livre souligne l’absence de vainqueur : tous les protagonistes se « cuculisent », tous s’infantilisent quel que soit le côté duquel on se place.
Au final Ferdydurke nous livre un message fort, du moins quelques clés auxquelles tenter se raccrocher, certes pessimiste et teintées de mal-être (tous les personnages ont du mal à trouver leur place dans la société) mais aussi de liberté : l’homme n’agit pas, mais est agi, l’homme ne pense pas mais est pensé, il ne parle pas, mais est parlé : « au lieu de meugler : Voilà ce que je crois, voilà ce que je sens, voilà ce que je suis, voilà ce que je soutiens, nous dirons avec humilité : quelque chose en moi a parlé, agi, pensé… ». Nous sommes agis, pensés, parlés par l’enfant qui est en nous et qu’il nous faut accepter au lieu de vouloir le nier et par la société dans laquelle nous sommes baignés. Nous sommes « cousus d’enfant », d’où nos contradictions que l’on retrouve dans certains personnages ou scènes du livre : l’humanité, malgré ses grands airs, ne cesse de se battre, les maitres d’école sont terrifiés par l’inspecteur, la mère de la lycéenne est pathétique lorsqu’elle essaie de convaincre sa fille d’avoir un enfant naturel…Savoir cela nous rend-il plus libre ? La société ne nous condamne-t-elle pas en nous imposant raisonnablement d’être adulte tout en faisant tout pour nous infantiliser ? Ces contradictions ne conduisent-elles pas précisément au non-sens, à l’absurde, forme qu’a choisie l’auteur pour nous parler de ça ?
Je ne sais si ce sont ces questions que Witold Gombrowicz a voulu faire émerger, ce sont elles en tout cas que je ressens après ma lecture. Je sens confusément qu’il me manque quelques clés de lecture, d’où mon 4 étoiles, ce fut une lecture pour moi assez complexe. Découvrant cet auteur, peut-être, sans doute, suis-je passée à côté d’un sens plus profond. Lire d’autres livres de lui m’apparait important pour mieux cerner son univers.
Apparemment Ferydurke (titre qui ne veut rien dire du tout, cerise sur le gâteau de l’absurde) se place dans la même veine que les livres écrits à sa suite (Trans-Atlantique, Pornographie et Cosmos – pour ce dernier, voir la dernière critique de Croquignol, croquignolesque à souhait comme il se doit -), avec notamment ce même goût du burlesque, de l’absurde, de la dérision. Un style direct, sans volonté de plaire. Un auteur, enfant terrible des lettres polonaises, qui se moque de nous, qui se rit de lui-même, qui n‘en fait qu’à sa tête en posant ses vérités, en étant complètement à contrecourant, une gueule, loin d’être cucul, à l’haleine âcre beckettienne teintée d’un rude bouquet d’âme slave…
Un grand merci à Suz pour cette lecture en duo qui m’a permis d’éclairer ma lanterne durant cette étonnante lecture où, parfois, j’avais l’impression d’être dans un brouillard épais. Elle a su me guider et me faire grandement apprécier cette œuvre ! Ce fut une véritable expérience de lecture !
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