- Rassurez-vous, Clémence, notre M. Pommart est une exception. J'ai connu beaucoup de juges d'instruction intelligents, cultivés, adroits, et surtout laissant une part plus grande à l'objectivité qu'à leurs impressions premières. Un esprit borné à ce point, c'est exceptionnel....
Clémence accepta le bras de Gauguin, qui l’entraîna vers l’aréopage de peintres et les lui présenta. Il y avait dans le groupe, une coupe de champagne à la main, Auguste Renoir, Edgar Degas, Claude Monet, Camille Pissarro. Clémence, certes, connaissait les œuvres et le talent de tous ces artistes, et elle était émue de leur serrer la main et de les entendre lui faire quelque compliment.
Gauguin ne l'écoutait plus. Il contemplait un dessin à la mine de plomb et, le tableau étant accroché assez bas, il se trouvait à genoux devant lui, comme en extase.
- Ce n'est pas possible ! Mais si ! C'est un Caravage, madame, un Caravage !
Madame mère était flattée que son hôte montrât enfin un vif intérêt à l'une de ses pièces de musée, mais, dans le même temps, vexée d'ignorer qu'elle possédait le dessin d'un tel génie.
- En êtes-vous bien sûr ? Cette oeuvre n'est pas signée. Vous n'êtes pas sans savoir qu'il y a eu dans son sillage bien des peintres "caravagesques" qui se sont inspirés du maître.
- Mais le phrasé, madame, le phrasé ! D'où tenez-vous donc cette oeuvre ?
- Mon mari l'a rapportée de l'île de Malte. Il l'a achetée à un amateur d'art de La Valette, lors d'un de ses derniers voyages, vers 1850, à bord du...
Gauguin ne la laissa pas poursuivre.
- De Malte ? Alors, c'est bien un Caravage ! Il y est allé l'été 1605 ou 6, je ne me souviens plus. Il est resté sur l'île le temps de composer entre autres chefs-d'oeuvre sa célèbre Décollation de saint Jean-Baptiste. La toile fait plus de cinq mètres sur près de quatre mètres. Une splendeur... Il est possible que ce dessin soit l'esquisse du visage de la vieille femme qui se tient la tête à deux mains, sur la gauche du tableau.
- Comment le vérifier ?
- Je vous en offrirai une copie. La photographie fait des merveilles. Mais Jean, au cours d'une escale à La Valette, pourrait se rendre compte par lui-même de ce que j'avance : la toile est dans l'oratoire de la cathédrale Saint-Jean.
Madame Mère tirait sur sa pipe avec un agacement mêlé d'admiration face à l'érudition du peintre.
Elle qui jusqu'alors était très fière de mener sa visite était dépossédée brutalement de son rôle de "meneuse". Elle reconnaissait cependant à son invité sa culture et son coup d'oeil. Il ne lui déplaisait pas par ailleurs de découvrir grâce à lui qu'elle possédait des trésors ignorés.
Le groupe suivait les explications enthousiastes du maître avec respect et un intérêt croissant. Lui regarda une dernière fois le Caravage, ferma les yeux comme s'il calculait, et révéla l'objet de sa méditation.
- Curieux destin que le sien et que... le mien ! Ce fou, ce génie de Caravage est mort à trente-huit ans ayant achevé son oeuvre. C'est l'âge que j'ai aujourd'hui, celui où la mienne ne fait que naître...
Plus de sang ! désormais vivez comme des frères,et tous ,unis,fumez le calumet de paix !
Plus de sang ! désormais vivez comme des frères,et tous ,unis,fumez le calumet de paix !
Nulla dies sine linea, comme disait Apelle. Et il avait raison, bougrement raison. Dessinez, dessinez sans cesse.
Clémence récupéra son cahier en se gardant bien de demander qui était Apelle. Elle ignorait alors, son père le lui apprit quelques jours plus tard, qu'Appele était un peintre grec du IVe siècle, portraitiste entre autre d'Alexandre le Grand. C'était à lui que Baudelaire, Zola et aujourd'hui Gauguin avaient pris la devise qu'ils devaient appliquer toute leur vie : "Pas un jour sans une ligne."
Mais pourquoi faudrait-il que l'art serve à quoi que ce soit ? N'est-ce pas sa fin en soi de ne pas avoir d'utilité matérielle mais seulement d'élever l'âme ?
Contrairement à eux qui venaient de débarquer pour l'été et avaient le teint encore blafard des Parisiens, lui l'avait hâlé.
"Face au danger, l'indifférence, face à la peur, le sang-froid, face à la douleur, le mépris." Telle était l'une des devises chères à son père, le général de Kerblomet.
face au danger, l'indifférence, face à la peur, le sang-froid, face à la douleur, le mépris.