8.
Le Nouvel Obs [HS n° 39, janvier 2000] La Pudeur - Une histoire de la nudité
Max Armanet
2.00★
(5)
Les plus anciens dictionnaires et encyclopédies associent la notion de pudeur aux « choses relevant de la sexualité » (Littré). Ce serait seulement une gêne sincère ou feinte, une honte ou un malaise devant des choses qu'on ne devrait pas voir ou que l'on ne montre que contre son gré. Alors, évidemment, il y a toute une civilisation de la pudeur dans les rites des concubines en Chine, des geishas au Japon et dans le port du voile chez les filles de harem, civilisation dont nos libertins du xviiie siècle se sont enchantés ou, comme Restif de La Bretonne, qu'ils ont affecté de dénoncer. « La pudeur des femmes, écrit-il, n'est que leur politique, tout ce qu'elles cachent et déguisent n'est caché ou déguisé que pour en augmenter le prix quand elles le révèlent. »
Autrement dit, c'est une hypocrisie séductrice, une coquetterie. C'est le trajet qui va des artifices de la dissimulation aux défis de l'indécence. Peut-être n'y a-t-il pas de sensualité vraie ni d'érotisme affiné sans une pudeur violée. Lorsque, dans « l'Ecole des femmes », Arnolphe se félicite de la niaiserie supposée d'Agnès, c'est sans doute pour se bercer de l'illusion qu'elle lui épargnera ce cocufiage qui obsédait Molière. Mais il la décrit soumise, dévote, ignorante, baissant les yeux, appelant à la protection et se déplaçant à petits pas feutrés dans le silence. Il l'infantilise pour mieux la désirer. Un certain érotisme n'est suscité que par l'innocence de la servitude offerte, la douce et sainte humilité de la victime. Il y a dans tout le comportement de l'être pudique un message signifiant qu'il serait heureux d'être traité en esclave à la condition que ce soit avec des égards. On donnera ici à ce qui précède un parfum de modernité antimachiste en soulignant que ces jeux et ces joutes de la dissimulation n'impliquent nullement un sexe particulier et que l'éloge de la servitude volontaire est souvent fait par des hommes pour des hommes.
Il est également permis de glisser vers un autre sens de ce mot et de l'attitude qu'il est censé recouvrir. La pudeur, c'est en effet aussi la décence qui conduit à ne pas agresser pour séduire et à ne pas choquer l'être que l'on vénère ou, mieux encore, que l'on protège. C'est l'idée de ne pas encombrer par sa propre existence. C'est une timidité de l'être dans le fait même d'exister et le souci obsessionnel d'échapper à un regard sans indulgence. En somme, une comédie de l'inexistence, les mimiques de la discrétion, les masques de la réserve et de l'effacement, les manifestations du doute que l'on a sur soi, sur sa propre autonomie et sur les gestes qui pourraient brandir une liberté et oser une simple affirmation.
Il y a quelque chose que l'on appelle en France « classique » et ailleurs « britannique » dans l'observance des règles de pudeur. Il va de soi qu'elles s'accompagnent d'une certaine économie de gestes et de silence. Elles impliquent l'understatement, le « Never explain, never complain », et ces règles professent qu'il n'est rien de plus haïssable que le moi. D'où le dédain pour un Sud qui passe pour être peu soucieux de pudeur : on y préfère les cris aux chuchotements et on ne craint pas de se produire.
La représentation, le cabotinage, la complaisance narcissique sont bannis dans les sociétés de pudeur, mais on peut dire alors que sont dissimulées la sincérité, la spontanéité, la fraîcheur, l'exubérance, la truculence. Curieusement, c'est ce que pense un puritain comme Rousseau : « La pudeur n'est rien, elle n'est qu'une invention des lois sociales pour mettre à couvert les droits des pères et des époux et maintenir quelque ordre dans les familles. » Nous retrouvons là une dénonciation - chère à Alceste - de la pudeur comme hypocrisie sociale. Pourtant, la pudeur, ce peut être aussi l'acceptation de l'idée de ne pas tout dire parce que tout n'est pas à dire. C'est la protection du jardin secret des autres.
Disons que notre époque - qui a remplacé l'art de la suggestion par celui de l'exhibition - est victime de son désir de transparence sans épaisseur et sans mystère. Elle ignore les tendres ambiguïtés de la pénombre et les savants secrets du clair-obscur. La détresse sexuelle qui fait l'étrange bonheur des metteurs en scène et des romanciers dont on loue l'audace et le résultat n'est que le produit d'une fin de siècle sans pudeur, qui donc s'éloigne de plus en plus des rivages prometteurs et enchantés de la sensualité.