Fuir l'été actuel et se plonger dans l'un des années cinquante, quelque part sur le sol irlandais. S'immiscer dans la moindre petite parcelle du quotidien, à priori bien banal, de certains habitants de ce petit coin d'Irlande. Mais la banalité de la vie d'une bourgade existe-t-elle vraiment ? Chaque âme qui l'habite a un passé et un présent où se bousculent des impressions, des sentiments, des blessures, des pertes, des sensations et même des envies de protection d'une vague connaissance. Des personnes se croisent, s'observent, s'attirent alors que les gestes du quotidien continuent de se dérouler, tâche après tâche.
C'est un début d'été, un bel été dont les habitants se réjouissent dans ce bourg de Rathmoye. Avec ses commerces, son dépôt de charbon, ses pubs, ses deux églises… rien de particulier le distingue des autres petites villes irlandaises. Ce jour de juin, un jeune homme étranger au bourg prend des clichés des funérailles de Mrs Connulty. Ellie, la femme d'un fermier du coin, s'interroge sur cet homme venu à vélo et qui demande le chemin du cinéma brûlé lors d'un incendie survenu des années auparavant. Qui peut-il être et pour quelle raison est-il là ?
Lentement, très lentement, en s'attachant à tous les petits détails qui composent ces vies dites ordinaires,
William Trevor nous les fait vivre de l'intérieur, avec un partage qui s'installe à notre insu, graduellement mais de manière diablement efficace. On se laisse aisément, presque hypnotiquement entraîner vers ces quotidiens scrupuleusement décrits. Ils laissent place parfois à des évènements plus ou moins dramatiques qui composent les existences des uns et des autres.
L'auteur nous fait rentrer au numéro 4 de la Grand-Place, la demeure de la défunte Mrs Connulty. Pas de chagrin chez sa fille qui n'était pas appréciée par sa mère. de cruels souvenirs remontent de l'enfance à la vue des bijoux qui sont désormais les siens. Avec son frère, elle partage maintenant cette pension à l'atmosphère morne. Frère et soeur n'ont pas grand-chose à se dire.
On se glissera à la ferme de Dillahan, l'époux d'Ellie, pour la suivre dans ses moindres mouvements ; nettoyer la laiterie, désherber le potager, ramasser les oeufs… l'accent porté minutieusement sur chaque geste, même les plus anodins comme ouvrir la fenêtre, raccrocher la balayette, donne l'impression très nette de partager la pièce, les déplacements, de suivre ce rythme lent synonyme de monotonie des jours. Chaque vendredi elle va livrer ses oeufs au bourg à quelques kilomètres qu'elle parcourt à bicyclette.
Florian, notre inconnu photographe, vit dans une gentilhommière, héritée de ses parents avec les créances qu'il ne peut honorer. Une vente et un exil sont ses uniques projets. Passif, sans aucun allant lié à son jeune âge, il vit doucement, au jour le jour. Les successives descriptions de cette demeure délabrée qui se vide peu à peu sont magnifiques. J'ai visualisé ce qu'elle fût, ce qu'elle est.
Il y aussi le vieux Orpen Wren qui n'a plus toute sa tête, qui attend chaque jour le train dans la gare désaffectée et discourt sur une ancienne demeure désormais rasée et ses habitants morts ou exilés.
Une autre rencontre d'Ellie et Florian se fera au cash and carry. Dans les habitudes d'un bourg à l'apparence tranquille, un homme arrivant à vélo se remarque.
Alors que la banalité des gestes de chaque jour emplit les pages, l'auteur y glisse subrepticement les échanges qui ont lieu entre Ellie et Florian. C'est un sourire qui ravit, une envie de rire étouffé. Dans les faits et gestes d'Ellie, ses pensées s'égarent vers le photographe et lui font parfois perdre le fil d'une conversation. Tout est dit sous couvert, modestement, et paradoxalement j'ai été saisie par la force de ce récit éthéré. Les songes de la jeune femme s'immiscent dans le texte comme ils s'immiscent dans son quotidien, la transformant et la faisant se sentir coupable sans pouvoir s'opposer à de telles pensées.
La construction est lente et minutieuse, même si on sent une accélération dans la seconde moitié. Cette trame intéressante insère aussi les personnages avec qui nous avons lié connaissance car les blessures des uns agissent et interfèrent dans l'histoire à venir. Elle nous fait également appréhender le temps qui file, au rythme des travaux des champs et des signes climatiques annonçant la fin d'une saison.
Ce roman est une perle mélancolique. Il dépeint à merveille la fugacité d'un été, des relations, mais aussi la fausse banalité de la vie lorsque l'on creuse dans les sentiments et le passé de chacun. J'ai aimé toute la sensibilité humaine qui se dégage de cette lecture simple et envoûtante, dans laquelle on entre à pas comptés, presque précautionneusement pour ne pas perturber le magnifique fil de cette histoire où les sentiments émergent et se démarquent des petits détails qui emplissent le quotidien.