À parler franchement, la société loue ces êtres humains qui sont devenus infirmes en suivant le progrès de la civilisation. De toute façon, au fur et à mesure qu’aujourd’hui les métiers de chaque individu deviennent pointus et profonds, l’étendue des connaissances et de l’intérêt suscité s’amoindrit; nous nous trouvons plongés dans une situation où nous sommes contraints de délibérer sur le fait que, tout en prétendant que nous menons selon toute apparence une vie commune en société, nous vivons en réalité dans une contrée lointaine en ayant le sentiment de nous trouver chacun à part, isolés, comme si nous nous étions retranchés en pleine montagne, tout en essayant de savoir par divination ce que font les voisins. Ainsi, aucune connaissance que l’on partagerait réciproquement, ni aucune sympathie mutuelle ne prévaudront. On aura beau se maintenir en vie au prix de bien des efforts, on mènera une existence quotidienne où l’on préférera vivre dispersés, sans établir de connexion avec les autres. C’est exactement comme s’il s’agissait de riz cuit séché au soleil, où chaque grain se trouve séparé de l’autre. Ce n’est vraiment pas du tout intéressant de vivre ainsi ! Les métiers des individus sont devenus spécialisés, chacun s’étant encapuchonné dans sa propre spécialité, et comme l’on ne dispose d’aucune latitude pour promener son regard sur ce qui se passe à l’extérieur, on ne comprend rien d’autre, hormis son occupation immédiate. En outre, l’intérêt que nous nourrissons pour ce qui se passe en dehors de nous est faible. Mais en réalité, quelque soit le zèle avec lequel on étudie, un cri de mécontentement sourdra de l’intérieur et, sans trop savoir pourquoi, inévitablement, une impression d’insatisfaction se fera ressentir sur le plan humain. Il conviendra donc de corriger de quelque façon cet affaiblissement qui manque de cohérence.
1911
Invité par le bureau d'Osaka du journal Asahi, Natsume Sôseki se rend en août à l'Ouest du Japon pour y faire cette fameuse "tournée de conférence du Kansai", avec, comme leitmotive, parmi d'autres, le thème de l'individualité, la liberté personnelle, affrontées à la dure pression exercée sur les individus à la fois par la société traditionnelle, la révolution industrielle, la mutation de civilisation et les autorités impériales, aggravant à l'époque la répression politique.
RÉFÉRENCE BIBLIOGRAPHIQUE :
Natsume Sôseki, Je suis un chat, traduit du japonais et présenté par Jean Cholley, Paris, Gallimard, 1978, p. 369, « Unesco ».