Durant la première soirée qu'il passa dans la maison ocre, Andréa s'élargit de minute en minute. Elle ondoyait entre eux. C'était cette manière de marcher qu'elle avait. Comme la crête d'une vague sur les écueils par vent d'ouest. Soudaine et lente à la fois. Avec des vibrations que l'on soupçonnait à peine. Ou bien étaient-ce les yeux bridés ? Elle pouvait faire penser à une sorcière, ou quelque chose dans le genre. Non, pas vraiment. Il n'avait pas peur d'elle. C'était autre chose. Il ne savait pas quoi, au juste. Il avait seulement envie d'être le macaron qu'elle tenait à la main et qu'elle mettait du temps à porter à la bouche.
Toute la pièce était aux écoutes, les rideaux tirés. Il s'était installé tout au bord de la chaise entre les fenêtres.
A travers ses cils blonds et touffus, il la regardait déplacer ses bras et ses mains sur les cordes. Le mouvement de l'archet. Les doigts de la main gauche comme de petits animaux galopant sur les cordes pour tout à coup s'arrêter en vibrant. Pour repartir au galop en toute liberté. L'expression de son visage l'émut. Il se laissait entraîner. Il était sans défense bien qu'ignorant et ne comprenant rien à la musique.
Une ancienne vague de nostalgie le prenait quand elle rejetait la tête en arrière et prenait le rythme avant même de le communiquer à l'instrument. Son visage s'éclairait et sa bouche s'ouvrait comme si elle laissait échapper de petits cris étouffés.
Quand les derniers tons se perdirent dans les tentures des fenêtres et du lit, elle resta assise, l'archer pointant vers le sol. Penchée en avant comme en attente.
Elle rangea l'instrument sans le regarder.
"Cela fait du bien à entendre... "dit-il tout bas.
Il regretta ses mots avant même de les avoir prononcés. Il avait l'air de s'adresser à une étrangère qui avait essayé de le distraire.
"Tu as reconnu ce que c'était ?"
Il secoua la tête, s'attendant à ce qu'elle le dise. Mais elle ne le fit pas. Il perdit son assurance et le silence était de mauvaise augure. Parce qu'il ne savait pas ce quelle avait joué. Il se demandait si elle pensait : il ne sait même pas cela...
Il s'abandonna. Sentit comment la chaleur et les parfums qui en émanaient d'elle l'enveloppaient. Il se sentait comme un poussin sous les ailes de la poule tachetée. Un des mots d'Oline s'appliquait à son état. Le mot "bienheureux". Il refusa alors de se demander pourquoi il se sentait si peu heureux. Refusa de se tourmenter parce qu'il ne se souvenait pas de la dernière fois où il avait été si proche de Dina, s'il l'avait même jamais été. Ce n'était pas la peine maintenant.
Il s'endormit le nez dans l'aisselle de Dina et les genoux entre ses cuisses. Il avait enfilé ses mains dans sa chemise de nuit pour les nicher entre ses seins. La chaleur qui venait d'elle était comme du miel et une caresse après l'onglée. Si seulement la nuit pouvait durer éternellement !
Les grands chênes avaient depuis longtemps déployé leurs feuilles. Épaisses comme du cuir. Saint Jean se baissait là-bas près d'une barrière. Sous la forme de Tomas. Récoltant les oboles après l'hiver. Sévère et muet dans sa cape, ceinturé de cuir. Trouverait-il ses sauterelles aujourd'hui? Ou bien était-ce le jour du miel sauvage? Que pensait il de nos coutumes païennes? Lui qui avait créé les symboles du baptême et de la purification de l'être humain dans sa solitude, nous voyait-il Dina et moi?
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