Partout des corps, instruments les plus impropres à produire des significations. Alors, que représenterait donc la peinture de ce monde physique devenu suspect par des intentions partout répandues, rôdant sur toutes choses tel le ver ou l’insecte charognard collé au milieu des natures mortes hollandaises et rendant seulement passable un immense déguisement mélancolique d’une humanité sans doute repêchée dans un hôpital : saints larmoyants affligés d’orgelets, laborieuses pubertés détournées en supplices romains, paysannes assoupies au déjeuner champêtre de moissonneurs magnifiées en Vierges de piéta ? Véhicules approximatifs, et cependant parfaits, de significations qui ne font que poser un doute sur la ressemblance des figures et la destination vraie de ces héros que leur contention musculaire, le nouveau désordre introduit dans une scène animée, feraient, au terme de ces charades, mourir à nos yeux
La maison pourtant si douce et la protection magique dont je suis assuré au milieu des meubles, des chansons de mes soeurs, de la musique qui nous parvient comme elle peut d’une grosse radio, d’un tourne-disque à manivelle dont l’aiguille laboure tous les dimanches la même partita en ré majeur, les concerts retransmis du Théâtre des Champs-Élysées ; et la famille, entité magique, être tentaculaire dont les visites rituelles dans les dernières forteresses de Passy, de la plaine Monceau et du faubourg Saint-Germain permettent l’exploration, des exercices de timidité vaincue et la découverte peu à peu d’un réseau de parenté et de relations, d’un arbre gigantesque dont toutes les branches seraient déjà faites de bois mort ou pétrifié. Ce Paris familial semble figé un ou deux siècles plus tôt. Grandes-tantes, cousins par alliance gardant le souvenir vif de la petite Untel (qui serait au moins centenaire) ; salons immenses, lourdes tables de salle à manger où l’on sert de chétifs repas de fête, parfois enrichis par les relations de la cuisinière basque
Est-ce pourquoi avançant pourtant dans mon âge, je marmonne aujourd'hui ces toutes petites ritournelles qui me tiennent dans leurs ficelles et tirent mes bras comme si la toute première marionnette dans laquelle nous avons commencé n'avait pas grandi et faisait battre notre coeur ; petites scènes, événements invisibles qui doivent continuer de parler tout seuls sans mon concours ou bien musique dont j'entends la voix monter et toujours la même "Erwache Dich, ruft uns die Stimme" ; la voix qui me relève la nuit, qui dit et chante :"Éveille-toi", qui ne vient pas en même tant que le visage.
« Des enfants d’un autre milieu… oui, bien sûr ! ce ne peut être mauvais, et après tout c’est la vie ! » J’apprends que la distance qui préside à toutes les relations a ici disparu dans ce chahut, cette espèce de fraternité de cirque ; que je passe rapidement, par un claquement de portière, le roulement de sifflet d’un chef de gare, d’une éducation à principes dont la rigidité est tout juste tempérée par l’humour et le charme, dans laquelle ceci ne se fait pas, cela ne se dit pas, où l’on ne parle pas de l’argent vulgaire
nous escorter de leurs couleurs or, azur, de sinople étincelant, de leurs trompettes silencieuses ou du son des hautbois veloutés
Jean Frémon La Blancheur de la baleine éditions P.O.L où Jean Frémon tente de dire de quoi et comment est composé son nouveau livre "La Blancheur de la baleine" à l'occasion de sa parution aux éditions P.O.L et où il est notamment question de Michel Leiris, David Hockney, Emmanuel Hocquard, Bernard Noël, Alain Veinstein, Etel Adnan, Louise Bourgeois, Jannis Kounelis, Jacques Dupin, Claude Esteban, Samuel Beckett, Marcel Cohen, Jean- Claude Hemery, Jean- Louis Schefer, David Sylvester, Edmond Jabès à Paris le 2 février 2023
"Ce sont des écrivains, des peintres, des sculpteurs.
Aventuriers de l'impossible. Ce sont des bribes de leurs vies. Tous des chercheurs davantage que des trouveurs. J'ai eu le privilège de les côtoyer. Ce qu'ils poursuivent est ce qui toujours se dérobe. La grâce est une fieffée baleine blanche."
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