Charlotte Delbo n'a jamais rien revendiqué, rien demandé, ne s'est jamais mise en scène comme auteure -elle, la secrétaire de Louis Jouvet, et c'est sans doute pourquoi, alors qu'elle a écrit les plus mortellement belles pages que j'aie pu lire sur la survie dans les camps d'extermination nazis, les plus extraordinaires, poétiques, évocatrices, intelligentes, profondes et géniales, on ne la connaît pas, on la connaît moins que d'autres, voire on l'ignore. C'est d'une grande injustice, et j'aimerais tant la voir réparée.
Le "Convoi du 24 janvier" est un livre extraordinaire à plusieurs niveaux.
Charlotte Delbo, résistante, veuve de résistant, déportée à Auschwitz-Birkenau le 24 janvier 1943, recense, dans les années 1960,après de longues recherches, toutes les femmes qui étaient présentes dans ce convoi. Elle rétablit leur biographie, ce que l'on sait d'elles car, visiblement, il y a risque d'oubli, peur de l'amnésie globale d'un pays qui préfère effacer son passé. Ce convoi fut le premier et unique convoi de prisonnières politiques envoyées dans ce camps d'etermination, autrement réservé aux Juifs et Tsiganes. Par erreur, semble-t-il, bien que personne ne le sache, puisque, le 3 août 1943, les quelques 57 survivantes (sur 230, un ratio énorme pour ce camp) sont "mises en quarantaine", et donc extraites des blocks, des appels, de la mort par épuisement, faim, soif, négation...Charlotte Delbo précise dans le texte inaugural qu'elle ne sait ni pourquoi ni comment elles furent envoyées là-bas, puis mises en quarantaine, puis envoyées à Ravensbrück -une sorte de soulagement après Birkenau ...
Le recensement fait par Charlotte Delbo produit sur le lecteur un effet de fascination. L'écriture est simple, directe. On énumère des faits avec une sécheresse objective. Des faits incroyables, mis en valeur par cette absence complète d'emphase, de pathos.
Incroyable d'abord, le courage de ces femmes souvent très simples, paysannes, ouvrières...résistantes, chacune à leur niveau, passeuses, cacheuses d'hommes, d'armes, jusqu'aux plus hauts niveaux des réseaux de résistance. Ces familles entières, ces soeurs, ces mères et leurs filles, tantes et nièces, amies, belles-mères et belles-filles, solitaires, veuves de fusillés du Mont Valérien, qui ont souvent laissé leurs enfants en nourrice pour "aider" et se sont fait arrêter, par la police française, comme ça, un soir, un matin ...Ca glace le sang dans sa simplicité, et ça enrage, tout ce courage dont on ne parle jamais, car c'est celui des femmes, et qu'il est recensé par une femme.
Incroyable, ce qui leur arrive sur place, comment est-ce concevable, même après des mois de prison en France : "Aurore Pica est morte à Birkenau le 28 avril1943, morte de soif. Elle s'est traînée vers les marais aussi longtemps qu'elle a pu. Elle ne tenait plus sur ses jambes quand elle est entrée au revier. Elle avait les lèvres toutes coupées." Des phrases lapidaires décrivent des morts atroces, des tortures sans nom, des douleurs indicibles.
Incroyable enfin, pour les quelques survivantes, le silence qui les accueille, l'absence de reconnaissance publique et politique. Pour ces femmes qui reviennent d'un enfer dont personne ne parle ou ne souhaite parler, pas ou peu d'aide. Elles reviennent malades, handicapées, traumatisées, et nul ne s'en préoccupe, hors de la famille proche, et encore. Certaines résistantes n'ont jamais été reconnues comme telles -et certaines sont mortes dans les années 1960 sans avoir été fêtées, ni remerciées, ni admirées pour leur noble courage. Rien que le silence, pour assurer la paix nationale, un deuxième sacrifice de leur vie. Voilà pourquoi Charlotte Delbo les recense, ces femmes de bien.
Incroyable, donc, ce livre, premier chef-d'oeuvre à lire avant la trilogie "Auschwitz et après", tout aussi magnifique.
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Arrêtées parce qu'elles des résistantes aux Allemands, elles sont menées en train jusque qu'Auschwitz, Birkenau et Ravensbrück. Très peu d'entre elles reviendront en France a à la fin de la guette. L'auteure décrit minutieusement le vie qu'elles y menaient. Faim, froid, dénutrition, maladies dont le typhus. Promiscuité, saleté, diarrhée, coups, travail. L'auteur retrace ce qu'elle a pu trouver sur chacune pour honorer leur mémoire. C'est émouvant et horrible. le traitement des Juives était pire que les leurs. C'est un livre de mémoire ! Comment ont fait celles qui ont réussi à s'en sortir ?
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Elle est morte à Birkenau au début de février 1943, alors que nous n'allions pas encore travailler hors du camp. Deux kapos se sont acharnées sur elle à coups de bâton. Pourquoi ? Il n'y a pas de pourquoi. Parce qu'elle était sur leur chemin.
« Parce que je reviens d’où nul n’est revenu Vous croyez que je sais des choses Et vous vous pressez vers moi Tout gonflés de vos questions De vos questions informulables. Vous croyez que je sais les réponses. Je ne sais que les évidences La vie La mort La vérité. Je reviens de la vérité.» Prologue de Françoise, Qui rapportera ces paroles ?
Charlotte Delbo : Spectres, mes compagnons - Lettre à Louis Jouvet (France Culture / Théâtre et Cie). Texte présenté par Geneviève Brisac. Réalisation : Marguerite Gateau, avec des archives INA. En partenariat avec l’association “Les Amis de Charlotte Delbo”. http://www.charlottedelbo.org/. Conseillère littéraire : Céline Geoffroy. Enregistré au Festival d’Avignon le 18 Juillet 2013. Diffusion sur France Culture le 2 octobre 2016. Texte lu par Emmanuelle Riva. Photographie : Charlotte Delbo, via le site internet de “L'association des amis de Charlotte” • Crédits : @copyright Schwab. « Charlotte Delbo fut l’assistante de Louis Jouvet au Théâtre de l’Athénée avant d’entrer dans la Résistance. Elle est arrêtée avec son mari Georges Dudach le 2 mars 1942. Le 23 avril 1945, après vingt-sept mois de captivité dans les camps d’Auschwitz-Birkenau et de Ravensbrück, elle fut libérée par la Croix-Rouge et internée en Suède. Elle n’avait pas encore trente-deux ans. Des deux cent trente prisonnières de son convoi, elles n’étaient plus que quarante-neuf. Et Charlotte Delbo se préparait à consacrer le restant de ses jours à trouver les mots justes, à écrire des livres et des pièces de théâtre pour faire vivre la mémoire et les mots de ses amies assassinées, et de son mari fusillé. La première chose qu’elle fit, le 17 mai 1945, ce fut d’écrire une lettre. On peut imaginer dans quel état de faiblesse elle se trouvait.
C’était une lettre à Louis Jouvet, qui disait : « Je reviens pour entendre votre voix. » Il y eut d’autres lettres, jusqu’à cette dernière qu’Emmanuelle Riva lira, une lettre non envoyée, non terminée, non reçue, interrompue par la mort de Louis Jouvet, en 1951. Une lettre comme un testament politique et littéraire, où le courage, la peur, le rêve et la pitié pèsent leur juste poids. » Geneviève Brisac
Cette lecture de « Spectres, mes compagnons » est agrémentée d'extraits de la Radioscopie consacrée à Charlotte Delbo, produit par Jacques Chancel et diffusée le 2 avril 1974.
Remerciements à Claude-Alice Peyrottes, présidente d'honneur de “L'association des amis de Charlotte”.
Source : France Culture
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