Écrites de 1942 à 1944, ces quatre nouvelles sont réunies dans un recueil paru à la libération sous le titre symbolique d'un message annonçant sur la radio de Londres, le débarquement en Normandie de juin 44 : »
le premier accroc coûte deux cent francs »
A l'exception de la dernière nouvelle qu'elle écrit à Paris en automne 1944,
Elsa Triolet écrit ses textes dans la clandestinité, le premier d'entre eux : «
Les amants d'Avignon » sera publié par les Éditions de Minuit en 1943 sous un pseudonyme.
Il est émouvant de lire dans ces histoires qu'elle raconte, le lien très fort qui existe entre la fiction et l'expérience qu'elle a vécue. En introduction au récit, elle évoque d'ailleurs dans une préface, comment elle a traversé ces années, et on retrouve dans ses lignes le terreau de son récit, écrit dans une langue d'une poésie solaire et d'un réalisme acéré.
Elle met en scène des personnages qu'elle connaît bien, ils sont majoritairement de son monde, artistes, journalistes, ils ont quitté Paris et se retrouvent en fuite, de villages en campagnes, de logement meublé en pensions de famille, ils sont perdus :
« Dans le salon où tout le monde se réfugiait parce que c'était le seul endroit chauffé, Alexis se sentait comme un bateau par gros temps. »
Pour eux, le quotidien, c'est la chaleur étouffante l'été, le froid mordant l'hiver, la difficulté de s'approvisionner et surtout le ballotement de leurs vies, suspendues à la peur, à l'incertitude. Ils font contraste avec ceux qui s'engagent : des femmes comme Juliette qui cherche des planques dans la montagne, comme Louise qui se cache, déjà arrêtée une fois, des hommes comme Célestin, comme tous ces villageois qui aident le maquis. Pas de manichéisme toutefois, la réalité est toute en nuances, Henriette et Alexis applaudissent aux bonnes nouvelles du front et la part de rêve est forte chez Juliette ou Louise. C'est le rêve qui fait écrire à Louise ses souvenirs d'enfance en Russie dans la neige immaculée de Moscou, une enfance qui ressemble à celle d'Elsa, et Louise cache ses cahiers sous un pêcher tout comme Elsa le fait de ses écrits. le rêve et la poésie ont raison de tout, ils transfigurent la réalité : Juliette cachée dans la maison perdue oublie les rats au spectacle de la neige, elle oublie la solitude et demande à Célestin de faire comme si, et les messages d'amour qu'ils voient gravés sur les murs du fort Saint André se prennent à une nouvelle vie. le miroir est partout dans ces histoires, dans la description de Lyon en ville laide et détestée à l'image de ce que ressentait l'auteur elle-même, dans la description de la petite ville refuge au bord du Rhône avec son « café de la poste et du sauvage » qui plante son décor dans les deux nouvelles qui se suivent. D'une nouvelle à l'autre, il y a des rencontres, Alexis et Louise se croisent, se reconnaissent, elle aide Alexis à se remettre à la peinture, il l'aide sans le savoir à inventer des histoires. A leurs côtés, il y a tous ces personnages, croqués sur le vif, la logeuse envahissante, l'industriel généreux, et deux mondes qui coexistent, ceux qui « sont en dehors de tout » et ceux qui sont dans l'action même modeste, ceux qui cachent, ceux qui savent, ceux de la plaine et ceux du maquis. Pas d'héroïsme grandiloquent dans ces lignes, juste la réalité fragile de l'occupation, Juliette est arrêtée en allant aux Galeries Lafayette. La réalité de la guerre est toutefois bien là et elle déchaine sa violence alors que tout semble promis à finir, la dernière nouvelle met en scène dans l'été 44, les massacres et la fureur que la défaite annoncée de l'Allemagne voit décupler.
Un récit sincère qui n'exclue pas les aveuglements (sur l'URSS notamment) mais qui apporte un témoignage historique fort tout en hissant le récit historique au rang d'une superbe création littéraire.
Une lecture émouvante.
Ce livre a obtenu le prix Goncourt en 1945, premier Goncourt attribué à une femme.