Le souci d'intéresser ne va pas, chez M.
Pierre Benoit sans celui de conserver à son récit une très soigneuse tenue littéraire. Excellent romancier, M.
Pierre Benoit demeure bon écrivain. Il use d'une langue de solide qualité, où l'on sent le poète et le lettré. Cette technique habile et ce savant métier, M.
Pierre Benoit aime à les appliquer à des sujets qui se rattachent de plus ou moins près à l'actualité. Ce soin est visible en des ouvrages tels que
la Chaussée des Géants ou
la Châtelaine du Liban, dont l'un se rapporte aux troubles d'Irlande et l'autre à notre occupation de la Syrie, et nous le retrouvons dans
le Roi lépreux. M.
Pierre Benoit a pu constater l'importance prise depuis quelques années par le commerce des antiquités, leur recherche et leur vente, par tout ce qui relève de ce que l'on nomme la "curiosité". On a vu, en effet, le nombre des marchands augmenter en proportion du nombre des amateurs. Chaque jour, s'ouvrent de nouveaux magasins et de nouvelles galeries où s'accumulent les produits de tous les arts anciens et modernes. le bric-à-brac, jadis tapi en d'obscures boutiques, s'établit maintenant en de lumineux palais. L'antiquaire a cessé d'être un personnage poussiéreux et falot, il n'est plus le fournisseur du Cousin Pons, il est devenu un personnage aux relations mondiales, qui fait des affaires considérables et opère en grand. Ses procédés de vente et d'achat ont changé. Il a la main longue et sait où saisir le beau billet qui tentera le goût du milliardaire, et pour se le procurer, où qu'il soit, il recourra aux artifices les plus romanesques et aux manoeuvres les plus ingénieuses et c'est dans une de ces combinaisons que nous introduit M.
Pierre Benoit. Laissons-nous y guider par lui et suivons-le en Indochine, auprès de M. Raphaël Saint-Sornin, conservateur des ruines d'Angkor. Avec cet aimable fonctionnaire, nous en visiterons les merveilles et nous en admirerons les gigantesques et délicates beautés. Une antique et noble civilisation gît là, dont l'attrait mystérieux attire maints touristes. C'est le cas de l'aimable et l'élégante Américaine, Mrs Webb. Venue à Angkor pour quelques jours, elle y reste plusieurs mois. Il est vrai que si elle s'intéresse aux ruines, elle s'intéresse aussi au séduisant Raphaël Saint-Sornin qui s'il est amoureux de la belle Américaine, l'est aussi de la mystérieuse petite danseuse qui a nom Apsara. Que fait-elle à Angkor, cette énigmatique petite personne qui, avant de pratiquer les danses sacrées, a fréquenté les ateliers de Montparnasse ? Raphaël Saint-Sornin l'apprend bientôt. La danseuse Apsara est la fille du dernier roi birman, et elle conspire pour chasser les Anglais de Birmanie. Angkor sert de dépôt à des caisses d'armes et de munitions qu'il s'agit de faire passer aux futurs insurgés birmans, ce à quoi se prête amoureusement et naïvement le trop confiant Raphaël Saint-Sornin, mais, de sa confiance et de sa naïveté, il sera récompensé plus tard, lorsque, révoqué pour ses agissements et de retour en France, il y retrouvera, pour épouser, la belle et riche Mrs Webb, et la charmante danseuse Apsara et qu'il apprendra que les prétendues caisses d'armes et de munitions contenaient les objets d'art khmer que la pratique Apsara, commanditée par la belle Mrs Webb, offre aux amateurs de curiosités asiatiques dans un brillant magasin de la rue
La Boétie, à l'enseigne du Roi Lépreux. A travers toute cette intrigue commerciale et artistique, M.
Pierre Benoit nous conduit malicieusement et, pour ainsi dire, les yeux fermés, car M.
Pierre Benoit se joue de son sujet et de nous avec une diabolique habileté. Il nous y égare à plaisir et avec un sérieux dont nous sommes dupes. M.
Pierre Benoit n'a pas seulement le goût de la mystification, il en a l'art et le pousse loin. Nous nous en apercevons quand il lui plaît de nous laisser entrevoir le mot de l'énigme, ce qu'il ne fait qu'au moment où il le jugé à propos. Mystifiés, nous ne lui en voulons pas de l'avoir été, tant il a aimablement fait semblant de l'être avec nous. Et puis, n'est-ce pas à son Raphaël Saint-Sornin qu'il a laissé le soin de nous abuser ? M.
Pierre Benoit s'est prudemment retiré derrière ce personnage, à qui il a donné la parole et qui en use fort bien, car c'est de M.
Pierre Benoit lui-même qu'il a appris l'art de conter où excelle encore une fois, avec la même virtuosité et les mêmes roueries narratives, l'auteur de ce Roi Lépreux qui, s'il n'est pas le meilleur roman de M.
Pierre Benoit, nous montre, comme à découvert, certains des procédés de sa très personnelle technique romanesque.
Henri de Régnier, in L'Eveil économique de l'Indochine, n°523, 19 juin 1927