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EAN : 9782070724673
1328 pages
Gallimard (26/09/1991)
4.57/5   79 notes
Résumé :
Michel est un garçon de vingt ans, ancien élève des Pères, ardent, intelligent et pauvre, qui débarque à Paris dans les années vingt pour y terminer ses études. Il découvre Paris : musique, peinture, théâtre, littérature, et le plaisir. Il y a de quoi l'enivrer quand intervient un événement qui le fait changer de direction. Son ami Régis, demeuré à Lyon, lui apprend qu'il veut devenir prêtre, et même jésuite, et en même temps qu'il aime une jeune fille nommée Anne-M... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (14) Voir plus Ajouter une critique
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Nietzsche, où est ta victoire ?

On prête à François Mitterrand cette formule lapidaire : « Il y a deux sortes d'hommes: ceux qui ont lu Les Deux Etendards, et les autres ». Rares sont ceux aujourd'hui qui ont lu ce chef d'oeuvre réservé aux initiés. La méconnaissance dont il est victime tient essentiellement à la réputation de son auteur, Lucien Rebatet, qui s'est compromis avec le nazisme pendant l'occupation. Une période qui fut celle de la rédaction des Deux Etendards : entamé dans le Paris allemand, poursuivi dans le réduit fasciste de Sigmaringen, le livre fut achevé en prison, où Lucien Rebatet attendait sa condamnation à mort. En dépit de cette aura, ce roman injustement passé sous silence doit être lu d'urgence, et en particulier par les chrétiens. le titre, Les Deux Etendards, tiré des Exercices spirituels de saint Ignace, annonce une lutte à mort entre deux camps : celui du Christ et celui de Lucifer. Ou plutôt, celui du christianisme, et celui du monde, et de ses plaisirs éphémères.

La rivalité de deux mondes

Le héros du roman, Michel, est un jeune philosophe monté à Paris pour achever ses études. Il est brillant, passionné, nietzschéen. Malgré l'aversion qu'il voue au christianisme de son éducation des Pères, il est resté ami avec Régis, étudiant à Lyon, qui se destine à la prêtrise chez les jésuites. Régis vit un amour merveilleux avec la « frémissante et fière » Anne-Marie. Quant Michel la rencontre, il en tombe follement amoureux. Régis et Anne-Marie, dévots, ont décidé d'entrer en religion, pour sublimer leur amour, sous le regard sceptique mais troublé de Michel. Par admiration et par amitié, il décide de se rapprocher de Dieu.

Cet étonnant trio a une lourde part autobiographique. Michel n'est autre que Lucien Rebatet lui-même. Régis est François Varillon, célèbre intellectuel jésuite (est-ce un pléonasme?), ami de Paul Claudel et père spirituel de René Rémond. Anne-Marie est la poétesse Simone Chevallier. Elle vécu en septembre 1923 une nuit mystique avec François Varillon, et tous deux se promirent d'entrer dans les ordres, en gage de mutuelle fidélité. Cette expérience a eu lieu sur la colline de Brouilly, dans le Beaujolais, où il faut avoir été scout pour comprendre la douceur des clairs des lunes décrite dans le roman. Finalement, les deux amoureux se séparèrent. Simone Chevallier tomba dans un engrenage de débauche, mais nia avoir été la compagne de Lucien Rebatet, comme il le raconte dans Les Deux Etendards. Ordonné prêtre en 1937, Varillon lutta dans la résistance, et contribua à lancer Témoignage chrétien, tandis que Rebatet écrivait son pamphlet fasciste Les Décombres. En 1951, le jésuite demanda la grâce de son ancien ami au président de la République.

Les Deux Etendards est un roman dense, tortueux et enflammé, où le baroque célinien se dispute au classicisme ou au lyrisme. le rythme est celui des opéras de Wagner, de la poésie de Baudelaire et Rimbaud. On plonge dans une description envoûtante de Lyon, la ville aux deux fleuves, ainsi que dans un éloge de Paris, qui ravira les amoureux de la capitale : « Tu as découvert la notion de province. Il reste à savoir si tu la rumineras sur place, ce qui finira par t'abîmer l'estomac, ou si tu viendras la traiter à Paris. »

Le roman est un chemin de conversion, mû par l'amour et l'amitié. Michel est d'abord désireux d'imiter Régis et Anne-Marie dans leur christianisme : « je me suis senti porté soudain vers un idéal de perfection dont je ne pouvais plus me détourner sans avoir le sentiment de déchoir ». Les trois amis croissent en amitié et en connaissance mutuelle. Mais, au moment de faire le pas dans l'inconnu, Michel refuse de s'abandonner. Il se dérobe à la Grâce. Il préfère sa fierté à l'humilité d'entrer dans la communauté chrétienne, dont il connaît les faiblesses et la pauvreté : « je ne m'abaisserai pas jusqu'à ressembler à ces porcs qu'on veut me donner pour frères ». Il se prend à rêver d'une grande révolution antichrétienne, digne de celle planifiée dans L'Antéchrist de Nietzsche, pour « couper l'humanité entière de ce dieu fini et putride ». Ne pouvant détourner Régis de sa religion, Michel va entreprendre d'amener Anne-Marie à l'apostasie. Il est aidé par la rigidité et la dureté de coeur de son ami, qui rompt avec elle, la laissant dans le désarroi. S'ensuivent de longues et patientes offensives de rhétorique, d'une perversité raffinée : « je suis devenu un maître de mécréance », écrit Michel à un complice. Avec la même méthode que celle de Régis, qui se persuade de la supériorité du christianisme, Michel s'emploie rigoureusement à démonter pierre après pierre la cathédrale bâtie dans l'âme d'Anne-Marie. On retrouve dans ces pointilleuses tirades la critique libérale de la Bible du début du XXe siècle, qui tenta de démontrer l'irrationalité ou la contradiction des Ecritures. L'abandon du christianisme par Anne-Marie coïncide avec son amour pour Michel, qui devient une passion brûlante et sensuelle.

Chef d'oeuvre sur l'amour et la foi, Les Deux Etendards est également un roman sur l'orgueil. Orgueil de Régis, chrétien cérébral, désireux de prouver le bien-fondé, non de sa foi, mais du dogme. Orgueil de Michel, voulant se hisser à la hauteur du christianisme, puis résolu à le détruire. Orgueil d'Anne-Marie, se sentant prête à tout comprendre et à tout supporter. Régis offre un terrible contre-témoignage de sa foi. Il irradie et subjugue par son intelligence et son génie, mais pèche par un manque d'intelligence du coeur, d'humilité et de compassion. Son refus de voir la réalité se poursuit jusqu'à la dernière ligne du roman, et fait de lui un pharisien, jouissant du confort des idées toutes faites.

Lucien Rebatet décrit dans Les Deux Etendards un christianisme caricatural, à l'image de Régis : doctrinal, austère et dogmatique. Pour être compris et assimilé, il nécessite la force du poignet personnelle, qui ne laisse pas de place à la Grâce extérieure. Dieu est dépeint comme un Juge sévère, auquel il faut se soumettre. Tout au long du roman, la quête spirituelle est confinée dans les discussions, les lectures et les débats d'idées. Les personnages prient relativement peu. Les rares messes décrites sont d'hypocrites rendez-vous mondains, qui soulèvent le coeur de Michel. Toute la verve polémique de Rebatet s'y déploie pour fustiger la bourgeoisie, catholique par identité ou convention sociale. le « qu'en dira-t-on », les médiocrités, la superstition, le calcul d'intérêt de ce milieu ne font l'objet d'aucune concession. Dans ces eaux saumâtres, le chrétien cherche en vain ce qui fait l'essence de sa foi : la rencontre personnelle, non avec le christianisme, mais avec le Christ. La promesse d'amour inconditionnel et unique à tous ceux qui l'acceptent dans leur vie. A un seul moment, Régis l'admet du bout des lèvres : « notre religion, ce n'est pas une doctrine préférable à toutes les autres doctrines : c'est Quelqu'un, c'est le Christ ». Mais cet aveu salutaire est une étincelle, noyée par un flot de religiosité cérébrale. Où la miséricorde ? Où est l'intimité ? Où est le salut ? Pas étonnant que Michel ne s'en détourne.

Finalement, plus que la sensualité de Michel, c'est la froideur affective, désincarnée, légitimée par l'intelligence, de Régis qui va précipiter le refus. « Sagesse de la chair. Perversité de l'esprit. C'est par l'intelligence et l'imagination bien plus que par les sens que le doute pénètre le coeur. », pouvait-on lire dans un article de génie sur la Tactique du diable de C.S. Lewis.L'intransigeance de Régis est un terreau favorable pour le scepticisme, qui n'a aucun mal à prouver que le christianisme nie, bride la vie, empêche l'amour d'éclore.

Les chrétiens sommés de répondre.

On pourrait lire Les deux Etendards comme un triomphe de la critique nietzschéenne du christianisme. Mais ce roman profondément religieux ne lui offre qu'une victoire apparente, car il délivre une vibrante interpellation aux chrétiens : quelle est ta foi ? Pourquoi es-tu chrétien ? Pour un idéal ? Une esthétique ? Une logique philosophique imparable ? La question est d'autant plus brûlante que fleurissent aujourd'hui les cercles et groupes habillant leur cause de christianisme, notamment au nom de la défense des « valeurs chrétiennes ». Ils devraient pourtant savoir que la chrétienté a été faite de gens qui croyaient en Dieu, et non dans les « valeurs chrétiennes ». le christianisme, ce ne sont pas des idées. C'est une rencontre, et une participation à une relation. Une participation qui doit être cultivée et nourrie.

Les Deux Etendards est un roman transfiguré par l'amour. Il pose cette question centrale : comment aime un chrétien ? Régis refuse de considérer que l'oeuvre de Dieu peut s'accomplir dans dans un amour réel, incarné, et lui préfère sa chimère mystique. Face à cet aveuglement, comment un chrétien ne peut pas se sentir proche de l'amour brûlant de Michel ? le christianisme ne bride pas le désir, il le purifie, il décentre de soi, il élargit ses horizons. Loin de s'opposer à la vie, il la veut féconde et réellement libre du péché : « Je suis venu pour que vous ayez la vie, et la vie en abondance » (Jn 10, 10).
Les magnifiques pages sensuelles qu'offre le roman de la passion unissant Anne-Marie et Michel ne saurait choquer un chrétien libre d'aimer l'amour et d'aller à la messe, pour répondre à l'opposition faite par Michel Sardou dans sa chanson Les Deux Ecoles. Mais il y a une limite à la passion des deux êtres : c'est un amour sans Dieu, fondé sur la haine de la transcendance. On l'a remplacé par la frénésie, qui transforme un amour sensuel en un amour bestial. le désir de possession de l'autre mène à la débauche, et à la jalousie, qui provoque la déroute de soi-même : « c'est le jésuite ? », s'inquiète jusqu'au bout Michel, qui n'a jamais pu faire confiance à son amante. On se demande si, en conquérant Anne-Marie, il n'a pas voulu ravir une bannière, une idole, sans chercher savoir qui elle était réellement, sans l'accepter telle qu'elle était. « Tu as cru que j'étais une sorte de princesse », lui écrit-elle amèrement pour signifier son départ. En voulant déraciner Anne-Marie du terreau du christianisme, Michel l'a violenté. Anne-Marie a été sacrifiée dans la rivalité entre deux fanatiques orgueilleux et égoïstes. Lucien Rebatet, pour couronner sa charge nietzschéenne, attribue le désarroi de la jeune fille à la « drogue chrétienne », qui l'empêcherait de vivre : « j'en ai pris une trop forte dose, je ne m'en remettrai jamais ». Pour un chrétien, cette considération n'a aucun sens. L'addiction est une prison de l'esprit, une entrave à la volonté. le christianisme est une relation librement consentie avec le Christ.

Il est un point commun de Rebatet avec Dostoïevski : parler de Dieu dans son chef d'oeuvre, en dépeignant une conscience hantée par Dieu. Toutefois, les ambassadeurs du christianisme qu'ils mettent en scène s'opposent radicalement. Régis est l'anti-Aliocha, par son arrogance, son orgueil et son manque de douceur et de bonté. « Il ne parle que d'humilité, et c'est lui qui m'écrase de sa vertu », se plaint Anne-Marie. Sa religiosité cérébrale l'empêche de se laisser toucher et rejoindre par les autres. de son côté, Aliocha est humble, il essaie de voir les hommes pour ce qu'ils sont. Face à son frère Ivan, rationaliste acharné, il n'entre pas dans la même logique, en essayant de démontrer pied à pied en quoi le christianisme est meilleur que sa vision du monde. Il dit ce qu'il a dire, et offre sa présence et sa compassion. Pétri par la piété orthodoxe et la « prière du coeur », Aliocha s'abandonne à la douce bonté de Dieu.

Si on ne peut être authentiquement chrétien sans avoir lu Nietzsche, alors il faut que chaque chrétien lise Les Deux Etendards. Ce roman semble vénéneux pour la foi, mais, même au coeur de « l'empire de Pan » de Lucien Rebatet, il est possible de « voir Dieu en toutes choses », ainsi que l'enseigne saint Ignace. En voyage dans les Alpes, Anne-Marie et Michel sont ainsi confondus par la Création, qui parle pour son Créateur : « Peut-on, ici, ne pas se sentir chrétien ? (…) Il regardait avec une hostilité soudaine cette vallée musicale, ce majestueux horizon de glaciers, qui prêchaient encore pour le Nazaréen. L'Elévation sur la montagne, le surnaturel des glaciers : ces ponts-neufs agissaient donc toujours ».

« S'ils se taisent, les pierres crieront » (Lc 19, 40) dit Jésus.

Pierre Jova
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Les deux étendardsLucien Rebatet
L'anté Idiot
Lire Rebatet à 60 ans en 2020 n'est pas comme lire Céline dans les années 70 à 20 ans.
Donc impossible de lire « Les Deux Etendards » sans penser à la position de Rebatet pendant l'occupation. Et la question est : Qu'en transparaît-il dans son roman ?
C'est dans un premier abord, comme pour Celine, le style qui intrigue s'il ne séduit pas. Ils sont à l'opposé, certes, il n'y a pas chez Rebatet le désire de transfigurer l'écrit littéraire, il y a au contraire une jubilation pour un certain classicisme (Proust). Les univers stylistiques des deux auteurs sont très éloignés l'un de l'autre. Mais Rebatet a aussi sa « petite musique ».

On commence et on pense au Grand Maulnes et puis à la mesure de ce long texte, il devient de plus en plus difficile de savoir où on se situe. On lit ce roman et on pense à Stendhal ou à Dostoievski. Un «anté-Idiot» ou une Chartreuse de Lyon.
Des fulgurances traversent ce roman, le lecteur est bousculé d'un extrême à l'autre comme dans un grand huit. (Helter-Skelter) - le personnage principal nous surprend, nous déçoit, nous ennuie.
Est-ce le fait que ce livre a été publié après la guerre que l'auteur n'a pas voulu faire apparaître son antisémitisme premier ? Où tout simplement, est-il passé à autre chose. La question du christianisme, de l'innocence, de la morale se retrouve ici fortement posée. Il va s'agir de chrétienté, beaucoup de chrétienté. de longs dialogues sont le moyen d'exposer une connaissance profonde de la religion catholique. le but étant de mettre en exergue toutes ses contradictions, ses roueries, manipulations. On pourrait s'attendre à ce que les juifs soient mis au pilori mais ce n'est pas le cas,.
Par un anti-cléricalisme féroce, la religion est la cible, pas la foi. de longs passages composent une analyse clinique, voire chirurgicale de la religion, de ses fondamentaux, de sa liturgie et de sa pratique. Tout y passe, les évangiles et les exégètes, l'Eglise, les prêtres et les croyants. On est perplexe devant ces ratiocinations et logorrhées, puis on se dit que les personnages ont à peine vingt ans, l'âge des questions et des débats sans fin où le doute fait bon ménage avec les certitudes.
La foi est disséquée (Dostoievski) comme l'amour (Stendhal), assez crument d'ailleurs, l'une comme l'autre ; leurs composants grotesques et absurdes ne sont pas éludés.
L'amour… Au milieux de ce fatras brinquebalant, on y trouve les plus belles pages de littérature, chargée de délicatesse, de sensibilité sans sensiblerie, le je ne sais quoi et le presque rien, l'art de l'évitement, de l'hésitation, de l'angoisse de l'échec, du fiasco (Stendhal encore). le corps et ses apprets, le corps et ses formes, le corps et ses substances sont décrits avec bienveillance même dans ses aspects les plus triviaux. le sublime étant évidemment celui de l'être aimé avec l'érotisme le plus trivial, animal mais finalement le plus romantique. Car il s'agit bien aussi de romantisme dans ce roman.
L'amour mais l'amitié quand il est difficile de savoir ce que sont l'un et l'autre, où est la différence. Avec peut-être cette idée que l'amitié serait l'amour sans le corps, sans l'érotisme.
La parole alors se substituerait à la caresse.
Au final, étrange livre dont on ressort quelque peu bousculé et perplexe., parfois ennuyeux, longuement discursif puis traversé de fulgurances éblouissantes. de fait, on continue la lecture en attendant, en espérant la prochaine fulgurance, au détour d'une page, de même que l'on patiente lors de l'ascension lente du chariot du grand huit avec en soi le désir jubilatoire teinté d'angoisse de la sensation promise de la descente à venir.
Ce roman peut générer un rejet absolu comme un sentiment ambigu et on se retrouve comme à la première lecture de Céline. Est-ce dû à une morale actuelle où il est imposé de juger une oeuvre à l'aune de la vie de l'auteur . Mais on comprend aussi pourquoi un Camus a pu demander une indulgence pour Rebatet à la libération (qui a été condamné à la peine de mort, puis gracié)
Livre qui laisse des traces, qu'on n'oubliera pas et qui ne se rangera pas dans la bibliothèque de l'oubli. Roman exigeant beaucoup de son lecteur, peut-être hors du temps, désuet ou intemporel, impossible à concevoir en ces temps, mais plombé par le jugement porté sur l'auteur. Au fond le débat est biaisé car on ne devient pas pédophile parce qu'on aura lu Dostoievski et Gide, pas plus qu'on devient antisémite parce qu'on aura lu Céline et Rebatet… Et si finalement, c'était le contraire. l'oeuvre construit l'être. Il est impossible de voir en ce roman une oeuvre destructrice, nihiliste ; elle construit une vie, met en exergue une condition humaine, cela n'a rien d'inacceptable, d'insupportable. Elle fouille dans nos propres tourments et nous oblige à réfléchir comme nous même dans un miroir peu flatteur mais au cadre d'or.
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En flânant par-ci par-là sur les blogs et forums littéraires, je suis fréquemment tombé sur Les deux étendards de Rebatet, véritable chef-d'oeuvre aux dires de ses admirateurs, qui ne doit le silence qui l'entoure qu'à la réputation sulfureuse de l'écrivain. Auteur d'un pamphlet pro-nazi devenu best-seller en France en 1942, condamné à mort à la Libération, puis gracié de justesse, on peut en effet comprendre qu'il n'ait pas été reçu à bras ouverts par la suite. Comme je sépare facilement une oeuvre de la personne qui l'a créée, je me suis lancé, après deux bonnes respirations, dans ce pavé de 1300 pages.

Michel est un jeune homme de vingt ans, fraîchement sorti d'une école religieuse. Son scepticisme s'est développé durant les dernières années de cours, et il laisse tomber toute la religion pour se consacrer à l'art. Il rencontre cependant sur son chemin Régis, amoureux d'Anne-Marie. Les deux tourtereaux choisissent de célébrer leur amour en le sacrifiant, Régis entrant chez les Jésuites, Anne-Marie prenant la direction du couvent. Si Michel raille au début cette curieuse décision, elle lui fait toutefois forte impression. Lui qui n'a connu que des aventures d'un soir jalouse cet amour élevé. À force de fréquenter ses deux amis, il tombe lui aussi amoureux d'Anne-Marie, décide de renier son incroyance et de battre Régis sur le plan de la foi, seule manière d'atteindre le coeur de son aimée.

Soyons franc, le fameux chef-d'oeuvre ne m'a pas fait forte impression. J'ai été rebuté d'emblée par le style, que j'ai trouvé horriblement vieillot. L'utilisation de l'argot renforce cette impression : autant il peut être percutant quand il touche le lecteur, autant un argot démodé devient vite embarrassant à lire. de même, l'auteur est probablement très érudit, mais emploie mal ce savoir dans son roman : il nous gratifie de temps en temps de copieux pavés sur la musique, la peinture, la philosophie, la théologie, ... qui brisent totalement le rythme du récit et qui semblent être là uniquement pour épater la galerie.

Je rangerai ce roman au côté de ceux de Bernanos, dans la catégorie « J'ai rien compris ». La foi, le mysticisme, la religion catholique en général ont une grande place dans ce livre. Rebatet n'en fait pas l'apologie et certains passages sont même violemment anticléricaux, mais sans une connaissance solide de ces sujets, on ne saisit pas vraiment ce qu'il se passe. Je me suis retrouvé plusieurs fois la tête entre les mains, à tenter de comprendre pourquoi un personnage passait de la plus grande joie aux pires tourments alors que rien d'important ne s'était passé pour moi. Sans parler de la décision initiale de Régis et d'Anne-Marie, qui m'a laissé dubitatif dès le départ, malgré tous les superlatifs employés pour célébrer la grandeur de leur amour.

Pour résumer, je ne conseillerai Les deux étendards qu'aux lecteurs fortement imprégnés de culture catholique, qui me semblent les seuls à pouvoir apprécier ce roman à sa juste valeur. Les autres risquent de se faire du mal pour rien.
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Pourquoi? Parce que des amis à moi, en qui j'ai toute confiance, m'ont présenté cet "ouvrage" comme intéressant, Rebatet étant un grand connaisseur de musique et un passionné de Wagner. Reconnaissons que les seules pages lisibles, dans ce répugnant opuscule, sont celles où il parle de musique; en ce qui concerne la peinture et la littérature, pas certaine que son goût soit aussi sûr. Dont acte: Rebatet admirait Wagner (et savait en analyser la musique). Hitler aussi. On n'est pas responsable de ses admirateurs.

Autre "dont acte", Rebatet écrivait bien. de longues phrases bien balancées, avec des accords de temps recherchés, truffées de mots qui, déjà en 1900, étaient inconnus d'un bachelier moyen. le hic: Rebatet, qui écrit très bien, écrit comme Balzac, qui écrivait fort mal: il en a les longueurs sans les lourdeurs. M'enfin, en 1950, peut on écrire comme cela? Alors que la Nausée, la Chute ont déjà été publiés? Vous me direz: Rebatet ne les avais pas lus, en étant, au chapitre lecture, resté à Mein Kampf. J'aime bien aussi que dans ces phrases élégantes, Rebatet insère de temps en temps un terme carrément ordurier, mais toujours classe: on est plus chez François Villon que dans les cités. Comme j'aime bien le mélange sucré salé, j'adore ce genre d'unions contre-nature.

Ces plus de mille pages (imprimé petit.... mais j'ai pour principe, quand je commence à lire une oeuvre, de la terminer. J'ai eu du mal à venir à bout de l'Homme sans qualités.... mais chez Musil, il y a du fond!!) n'ont qu'un but: démontrer que la religion en général et tout particulièrement le catholicisme, c'est quelque chose de malsain et d'abêtissant. Qu'on critique le catholicisme, voilà qui est licite et souvent justifié, tant la religion officialisée s'est éloignée des Evangiles. Il y aurait donc un moyen de le faire intelligemment. Hélas! L'intelligence est la chose la plus absente de ce torchon.

Voilà donc le pitch: deux amis, Michel le narrateur, en quelque sorte, libre penseur, et Régis qui se prépare à rentrer chez les Jésuites après le bac. Mais Régis est très amoureux d'Anne-Marie. Aussi pieuse que lui, elle rentrera dans les ordres un an plus tard. En attendant, le saint couple passe son temps à se peloter, se tripoter en privé et en public. Ils passent des nuits à la belle étoile, mêlant pelotage et extases mystiques... Michel impressionné s'engage (tout en restant foncièrement mécréant) dans le parcours vers la foi pour former avec ses amis un ménage spirituel à trois.... des plus nauséabond. Des pages et des pages de discussions théologiques entre les deux garçons, dégoulinantes de références à des penseurs inconnus, mais à la pensée fort sophistiquée et à des notions dogmatiques dont tous les chrétiens moyens se fichent complètement. Chacun et chacune a son directeur de conscience, étant sans doute incapable de se diriger tout seul.

Et, ce qui prouve que Rebatet est tout, sauf un écrivain: le propre d'un écrivain est de rédiger des dialogues où transparaissent la personnalité, la façon d'être des personnages. Chacun a sa voix! C'est le moins, non? Or, ici, les trois parlent exactement de la même façon, caricaturalement chargée et pédante, y compris la jolie petite pintade qui prépare mollement son bac, en séchant beaucoup, mais qui aurait déjà lu tout saint Philéaste de la mare aux canards dans le texte (araméen). Quelle nullité! Tout est invraissemblance. Chiffrez leurs déambulations philosophiques, de la Tête d'Or au Quai Perrache (oui ça se passe à Lyon): ils font chaque jour l'équivalent d'une étape du Paris Strasbourg... Michel va passer tout un hiver lyonnais déambulant quatre heures par jour, sans un rhume, vêtu d'une seule petite veste sur une chemise; il n'a plus de manteau (il faut dire qu'il dédaigne de travailler, le contact avec la populace lui donnant des nausées).

Car oui, Michel méprise tout le monde. Vous ne trouverez pas une seule fois le terme "femme", ce sont des femelles. Ou des gaupes. Ne cherchez pas non plus le terme "arabe". Vous trouverez à la place sidi, ou bicot. Quant au peuple.... je ne résiste pas à reproduire une phrase prise au hasard (il y a bien pire ailleurs): .... ils portent trop hideusement les stigmates de leur esclavage pour que l'on puisse leur être fraternel.... si ces hommes valaient mieux que leur sort, ils l'auraient dompté. Qui méprise tout le monde montre par là qu'il est hautement méprisable? Ben oui

Car pour autant, les bourgeois ne trouvent pas plus grâce à ses yeux: c'est que c'est un intello, lui! il a le bac et deviendrait sûrement un grand écrivain s'il était moins feignant. Non, au fond, les seules personnes qu'il admire vraiment sont ceux qui portent la veste coupée exactement à la dernière mode de Paris (Lyon étant un cloaque) sur la chemise parfaite, avec les gants et les bottines sur mesure; d'ailleurs dès qu'il récupère (par le vol mais assommer pour le voler un gros gras négociant en bovins de la Haute Saône, ce n'est pas voler) de l'argent, il court vite se commander à Paris un costume à ses mesures et une douzaine d'élégantes chemises...

Abrégeons car je m'échauffe: passons au deuxième tome. Voilà qu'un directeur de conscience trop sévère s'avère qu'il n'est pas normal que le futur curé passe son temps libre à gougnotter une lycéenne. Il ordonne qu'on rompe. Regis se soumet, Anne-Marie se révolte, Michel l'initie à l'incroyance totale, finit par l'initier à la chair, (éloignez les enfants!! passages X!!), mais il n'en profitera pas longtemps et la belle sombrera dans la débauche . Amen..

Après être sorti du gnouf, Rebatet sera accueilli partout, reçu, publié, invité chez Chancel... Comment ne pas faire le parallèle avec Céline, resté définitivement pestiféré -évidemment, ses paroles sont immondes! et il aurait contribué à faire arrêter certains juifs- alors que chez lui, il reste une part d'humanité, liée en particulier à son activité de médecin, et à son antimilitarisme. Céline est complexe, lui; mais il n'appartenait pas à ce petit milieu d'intellos germanopratins... Il n'a donc pas été repêché. Il n'en demeurera pas moins, pour la postérité, que Céline a été un immense écrivain, alors que Rebatet est déjà oublié...

Si ce copinage n'avait pas joué (honte à Camus, Anouilh... mais aussi Mauriac, Bernanos, oh là, vous trouvez pas qu'elle a bon dos la charité chrétienne?), si le jugement avait été exécuté, Rebatet n'aurait jamais eu le loisir de commettre cette bouse. Honte aussi à la blanche, qui l'a publiée...
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Peut-on encore lire Lucien Rebatet ? Répondre par la négative serait oublier que le pamphlétaire violemment antisémite des Décombres est aussi l'auteur d'un immense roman, Les Deux Etendards, qui s'inscrit dans la lignée De Balzac, de Stendhal et de Proust. Un chef d'oeuvre à redécouvrir.

François Mitterrand eut, dit-on, cette formule : «Il y a deux sortes d'hommes : ceux qui ont lu Les Deux Etendards, et les autres.» On comprend que ce roman ait pu séduire celui qui aimait les livres, les femmes et la France. Tout y est : les interrogations métaphysiques, l'amour fou, la province française aux accents balzaciens, l'entre-deux guerres, la peinture, la musique et la littérature. Et même si l'on peut parfois être irrité par les longs débats théologiques des deux protagonistes, le style alerte entraîne, le lyrisme emporte, l'ironie mordante réjouit.

Chef d'oeuvre maudit, ébauché en 1937, commencé en 1941 parallèlement à la rédaction des Décombres et aux articles dans Je suis partout, continué en 1944 lors de la fuite au château de Sigmaringen (où Rebatet côtoie Céline), il est achevé en prison à Fresnes dans le quartier des condamnés à mort, puis à Clairvaux où l'auteur en corrige les épreuves transmises clandestinement par sa femme; c'est l'oeuvre d'une vie dans laquelle le romancier transpose des événements vécus. Salué lors de sa parution en 1952 par de nombreux auteurs dont Camus, il resta cependant sans succès, livre tabou occulté par le passé collaborateur de son auteur mais réédité régulièrement par Gallimard.

Michel Croz, jeune provincial ambitieux, fait ses études à Paris et rêve de gloire littéraire. Puis rupture, tournant inattendu : devenu fou amoureux d'Anne-Marie, jeune lyonnaise que lui présente son ami Régis, Michel part vivre dans cette ville pour se rapprocher d'elle. Mais Anne-Marie aime Régis et est aimée de lui. Tout cela serait assez banal si ce n'est qu'il s'agit d'un amour mystique qui lie ces deux amants en Dieu depuis leur nuit d'extase : Régis se destine à la prêtrise et Anne-Marie à la vie religieuse. Michel sublime son amour et le tient secret.

Ce qui fait le charme, la richesse et l'intérêt des Deux Etendards, c'est qu'il contient plusieurs romans, surprenant ainsi le lecteur. Au roman parisien succède le roman de Lyon, au roman d'apprentissage le roman d'amour. Nous parcourons les rues et les quais de la ville avec nos trois héros et devenons familiers de leurs lieux de rendez-vous – rue Créqui, place Antique, café des Alpes...– Nous partageons les émois et les sentiments de Michel, analysés et disséqués dans son monologue intérieur et dans les pages de son journal. Car Les Deux Etendards est bien le roman de l'amour fou, de l'amour sous toutes ses formes. Comme dans le Rouge et le Noir, l'ambition cède devant la passion. Pour l'amour d'Anne-Marie, Michel renonce à tout : il quitte la ville lumière pour la triste et brumeuse cité provinciale, passe des après-midi à boire de la limonade tiède dans un café minable qu'illumine la présence de la jeune fille, arpente en veston les quais humides et ventés, vit d'expédients, refuse une situation avantageuse dans un journal parisien, frôle la délinquance ; il ne sent pas la faim, il ne sent pas le froid, il vit dans le sublime. Il tente même, lui le mécréant, l'anticlérical, de se convertir, mène une existence ascétique, se plonge dans les textes religieux afin de se rapprocher des deux amants mystiques. Sublimé, idéalisé, l'amour est aussi érotique et sensuel. le désir est prégnant, l'amour physique décrit sans mièvrerie ni complaisance, avec liberté, comme les personnages le vivent, dans un mélange de fougue, de délicatesse et une pointe de mélancolie.

Par certains aspects héritier des romans du XIXème siècle, Les Deux Etendards appartient cependant bien au XXème. C'est le roman de l'après-guerre, de ce temps où les jeunes hommes pleins d'illusions croient qu'ils vont bâtir un monde nouveau sur les ruines de l'ancien : «On ne penserait, on ne peindrait, on n'écrirait, on n'aimerait plus jamais comme avant. (…) Il était entendu que les valses, les robes à traîne, la musique tonale avaient disparu pour toujours. Chaque saison voyait naître mille peintres, cinq cents compositeurs, cent philosophes inédits, qui balayaient le passé d'un revers de main.» A Paris, dans ces premiers chapitres éblouissants qui évoquent la France des années vingt, nos héros découvrent Wagner et Cézanne, côtoient les surréalistes, s'enthousiasment pour Gide, Proust et Lucien Leuwen. A Lyon, ils passent leurs nuits à débattre théologie, musique et littérature en déambulant place Bellecour.

Mais surtout, échappant au seul contexte, ce roman est un adieu à la jeunesse et aux illusions qui dit l'impossibilité pour les deux jeunes gens d'accéder au monde adulte, d'assumer le passage du rêve à la réalité ; seule solution, le fuir, dans la «jésuitière» ou dans l'érotisme, dans le rêve de l'amour idéal, celui de Dieu ou d'une femme. le titre, emprunté aux Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola (fondateur de l'ordre des jésuites), fait d'ailleurs référence à cette dualité : méditation sur les deux étendards, celui du Christ ou de Satan.

Le Rebatet polémiste resurgit dans ses violentes diatribes contre les bourgeois lyonnais et les «catholicards», dans son invention verbale et ses formules percutantes . le Rebatet fasciste affleure parfois dans sa haine de la démocratie et du catholicisme social, dans son mépris du peuple attaché aux «libertés humaines : les 40 heures et le Pernod », même s'il n'épargne pas non plus le bourgeois. Adeptes de l'égotisme stendhalien, ses héros revendiquent l'appartenance à une élite, celle de l'esprit, et ambitionnent de vivre un amour hors du commun qui les distingue du «troupeau».

Si, en plus de mille pages, Rebatet ne nous lasse pas, c'est qu'il imprime du rythme à la narration. Pas de description exhaustive, juste quelques traits insérés au fil de l'action; des ellipses et des ruptures . C'est aussi parce qu'il joue de la variété des formes et des tons et que chaque personnage, même secondaire – confesseur jésuite ou truand corse – fait entendre sa voix particulière. C'est surtout parce que sa maîtrise du style lui permet un registre étendu : concise et efficace, la phrase devient incisive quand s'exerce l'ironie, lyrique quand elle épouse l'enthousiasme juvénile des héros. On passe de la langue classique la plus pure à l'argot des étudiants et aux tournures populaires dans des dialogues particulièrement réussis. Mais toujours, en mélomane averti, il traque la fausse note : « Il fallait que tout fût pesé, que le mot juste vînt chasser la banalité .»

Alors oui, Rebatet est un fasciste assumé, un antisémite obsessionnel jusqu'au délire, mais aussi un très grand romancier. Reste que lire les mille trois cents pages des Deux Etendards demeure un privilège de vacancier, d'insomniaque ou de rentier.


Les Deux Étendards, roman, première parution en 1951, nouvelle édition en un volume en 1991, Collection Blanche Gallimard, 1328 pages.

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Citations et extraits (29) Voir plus Ajouter une citation
Tandis que je n’ai jamais pu me visser plus de huit jours dans le crâne les preuves classiques de l’existence du Très-Haut, je ne me fatigue pas de dresser le catalogue des innombrables solutions que trois siècles ont proposées au casse-tête de l’Homme-Dieu ; les adoptianistes pour qui Jésus a reçu l’esprit divin lors de son baptême, mais n’est devenu Dieu qu’après sa résurrection ; les docètes, qui veulent que Jésus soit un corps astral, un fantôme n’appartenant pas à notre monde pondérable ; les aphtartodocètes qui cherchent à écarter l’insoutenable et scandaleuse notion d’un Dieu souffrant, et font un Christ doté d’un corps pareil au nôtre mais jouissant d’une surnaturelle insensibilité ; les origénistes qui ne peuvent pas s’empêcher de nuancer l’égalité du Père et du Fils ; les sahéliens, les subordinationnistes, les ariens qui soutiennent que Jésus n’a été qu’un homme inspiré de Dieu, le plus grand des hommes créés ; les nestoriens qui donnent au Christ deux natures, humaine et divine, mais les séparent totalement et enseignent que l’homme seul est mort sur la croix ; l’évêque Photin qui invente un Verbe à extensions, Raison impersonnelle de Dieu dans la première extension, mais devenant fils de Dieu dans la seconde, pénétrant ainsi l’humanité de Jésus jusqu’à en faire une espèce de Dieu ; les monophysites, qui acceptent la nature humaine du Christ, mais enseignent qu’elle a été absorbée par sa nature divine ; les monothélites qui disent qu’il n’y a eu dans la nature humaine du Christ d’autre volonté que celle de Dieu, que son corps était un instrument du Tout-Puissant…
[...]
Je vois que la Vérité s’est confondue rapidement avec la plus vulgaire politique, qu’elle en a suivi les hasards, qu’il s’en est fallu d’un cheveu, d’un pape plus ou moins couillu, d’un empoisonnement plus ou moins réussi, d’une bataille gagnée, pour que nous devinssions tous ariens ou monophysites ; que la Croix, le Dieu Trinitaire, le Christ consubstantiel au Père ont gagné par la force, par les soldats, l’argent, la police et la censure, ni plus ni moins que tous les conquérants. Je vois le symbole de Nicée, fruit d’une interminable querelle parlementaire, imposé par un déploiement de gendarmes, d’anathèmes et de bûchers. Je vois les plus grands Pères de l’Église, Jérôme, Ambroise, Augustin, sous les traits de polémistes féroces, de fanatiques impitoyables, réclamant toujours davantage de flics, de juges et de prisons pour le service de leur Dieu. Et je n’ai guère lu que des histoires orthodoxes. À quoi bon lire les autres ? Que pourrais-je souhaiter d’y trouver encore ? Je n’oublie pas les martyrs, leur fermeté, leur grandeur, mais je n’oublie pas non plus les martyrs innombrables des autres partis. Combien d’ariens qui se firent égorger pour défendre leur Dieu contre l’idée d’une Incarnation qu’ils jugeaient dégradante, impie ?
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Le sermon était commencé, et l’église comble, l’assistance masculine surtout – ce Carême étant de la rubrique « conférences pour hommes », genre relevé, où certaines hardiesses de vues, sur les mœurs entre autres, sont admises et même conseillées, où l’on s’adresse en principe à un auditoire raisonnablement cultivé – robustes bourgeois lyonnais aux gros os et aux portefeuilles replets, dignes, volontiers rengorgés, satisfaits d’accomplir leur devoir religieux en même temps qu’un rite distingué, de posséder les vêtements adéquats à ce rite, draps neutres et solides, régates demi-deuil ou carmélite dans des cols importants et bien glacés, de réentendre la consécration de leur valeur et de leurs coffres-forts, sous cette chaire d’où l’on parlait à l’élite.
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De quel métal suis-je donc moi-même pour juger ainsi les autres ? Serais-je seulement fichu de décrire mon fameux étalon de beauté et de vérité ? Ma métaphysique ? Ces étincelles chipées aux lampes des poètes, dont la brûlure m’a fait frissonner, dont l’éclat m’a ébloui un instant ? Quelles raisons profondes as-tu su te donner à toi-même, petit homme, entre tes nuits de quatorze ans où le dernier éveillé, dans l’affreux dortoir de Saint-Chély, tu priais Dieu de te garder jusqu’à la mort ta foi, – quelle foi ! cette frousse de gamin – et le jour de tes dix- sept ans, où dans la même heure tu as quitté le collège et l’Église apostolique et romaine ? Fais donc le bilan sincère de ces immenses études dont tu as brassé voluptueusement les programmes, et vois jusqu’à quel point tu as su les conduire. De Ruysbroeck à Picasso ! Un fier panorama. Qu’en connais-tu ? Est-il seulement un coin qui soit à toi dans ce fabuleux empire ? Qu’as-tu gagné sinon de t’être perdu toi- même, empêtré dans cette forêt vierge de formes et de systèmes ? Si le bourgeois est d’abord le pourceau qui tue son âme et qui vivra l’éternité comme une larve de chenille, parce qu’il est trop stupide ou trop lâche pour en soutenir la pensée, toi qui t’es dit muni de si glorieux flambeaux, qui les as laissés un par un s’éteindre, n’as-tu pas dans la porcherie une place de choix ?
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— Eh bien, reprit-il, veux-tu toujours m’interroger ?
— C’est-à-dire… fit Michel encore tout embrouillé dans de moites et fondantes images, et qui luttait mal contre l’invasion d’une assez nauséeuse tristesse, c’est-à-dire… je chasse des hypothèses. Voyons, c’est une idée qui me passe par la tête : est-ce que tu ne vas pas te faire curé ?
Il y eut un bref silence.
— Oui, reprit Régis… C’est assez curieux, je ne pensais pas qu’on le voyait à ce point. J’entrerai chez les Jésuites après mon service militaire. Mais, ça n’est pas tout… Je m’exprime stupidement. Enfin, tu me comprends. J’ai quelque chose de bien plus grave encore à te dire. J’aime une jeune fille et elle m’aime…
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Il adore cette jeune fille, je n’en doute plus après ton témoignage. Mais je n’en démords pas : son projet est odieux, c’est un compromis où le curé est destiné à tuer l’homme. Abélard et Héloïse, c’était fort joli, mais Abélard n’avait plus de couilles, ça simplifiait singulièrement la question.
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France Culture : Faut-il republier les textes antisémites du XXème siècle ? (2015). A l'occasion de la publication chez Robert Laffont, des œuvres de Lucien Rebatet, et de l'annonce d'une traduction de "Mein Kampf" chez Fayard, Caroline Broué reçoit Pascal Ory, professeur d’histoire contemporaine à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Florent Bayard, historien, chercheur au CNRS (Centre Marc Bloch, Berlin), spécialiste du négationnisme et de la Shoah.
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