Nietzsche, où est ta victoire ?
On prête à
François Mitterrand cette formule lapidaire : « Il y a deux sortes d'hommes: ceux qui ont lu
Les Deux Etendards, et les autres ». Rares sont ceux aujourd'hui qui ont lu ce chef d'oeuvre réservé aux initiés. La méconnaissance dont il est victime tient essentiellement à la réputation de son auteur,
Lucien Rebatet, qui s'est compromis avec le nazisme pendant l'occupation. Une période qui fut celle de la rédaction des Deux Etendards : entamé dans le Paris allemand, poursuivi dans le réduit fasciste de Sigmaringen, le livre fut achevé en prison, où
Lucien Rebatet attendait sa condamnation à mort. En dépit de cette aura, ce roman injustement passé sous silence doit être lu d'urgence, et en particulier par les chrétiens. le titre,
Les Deux Etendards, tiré des Exercices spirituels de saint Ignace, annonce une lutte à mort entre deux camps : celui du Christ et celui de Lucifer. Ou plutôt, celui du christianisme, et celui du monde, et de ses plaisirs éphémères.
La rivalité de deux mondes
Le héros du roman, Michel, est un jeune philosophe monté à Paris pour achever ses études. Il est brillant, passionné, nietzschéen. Malgré l'aversion qu'il voue au christianisme de son éducation des Pères, il est resté ami avec Régis, étudiant à Lyon, qui se destine à la prêtrise chez les jésuites. Régis vit un amour merveilleux avec la « frémissante et fière »
Anne-Marie. Quant Michel la rencontre, il en tombe follement amoureux. Régis et
Anne-Marie, dévots, ont décidé d'entrer en religion, pour sublimer leur amour, sous le regard sceptique mais troublé de Michel. Par admiration et par amitié, il décide de se rapprocher de Dieu.
Cet étonnant trio a une lourde part autobiographique. Michel n'est autre que
Lucien Rebatet lui-même. Régis est
François Varillon, célèbre intellectuel jésuite (est-ce un pléonasme?), ami de
Paul Claudel et père spirituel de
René Rémond.
Anne-Marie est la poétesse
Simone Chevallier. Elle vécu en septembre 1923 une nuit mystique avec
François Varillon, et tous deux se promirent d'entrer dans les ordres, en gage de mutuelle fidélité. Cette expérience a eu lieu sur la colline de Brouilly, dans le Beaujolais, où il faut avoir été scout pour comprendre
la douceur des clairs des lunes décrite dans le roman. Finalement, les deux amoureux se séparèrent.
Simone Chevallier tomba dans un engrenage de débauche, mais nia avoir été la compagne de
Lucien Rebatet, comme il le raconte dans
Les Deux Etendards. Ordonné prêtre en 1937,
Varillon lutta dans la résistance, et contribua à lancer Témoignage chrétien, tandis que
Rebatet écrivait son pamphlet fasciste
Les Décombres. En 1951, le jésuite demanda la grâce de son ancien ami au président de la République.
Les Deux Etendards est un roman dense, tortueux et enflammé, où le baroque célinien se dispute au classicisme ou au lyrisme. le rythme est celui des opéras de Wagner, de la poésie de
Baudelaire et Rimbaud. On plonge dans une description envoûtante de Lyon,
la ville aux deux fleuves, ainsi que dans un éloge de Paris, qui ravira les amoureux de la capitale : « Tu as découvert la notion de province. Il reste à savoir si tu la rumineras sur place, ce qui finira par t'abîmer l'estomac, ou si tu viendras la traiter à Paris. »
Le roman est un chemin de conversion, mû par l'amour et l'amitié. Michel est d'abord désireux d'imiter Régis et
Anne-Marie dans leur christianisme : « je me suis senti porté soudain vers un idéal de perfection dont je ne pouvais plus me détourner sans avoir le sentiment de déchoir ». Les trois amis croissent en amitié et en connaissance mutuelle. Mais, au moment de faire le pas dans l'inconnu, Michel refuse de s'abandonner. Il se dérobe à la Grâce. Il préfère sa fierté à l'humilité d'entrer dans la communauté chrétienne, dont il connaît les faiblesses et la pauvreté : « je ne m'abaisserai pas jusqu'à ressembler à ces porcs qu'on veut me donner pour frères ». Il se prend à rêver d'une grande révolution antichrétienne, digne de celle planifiée dans
L'Antéchrist de
Nietzsche, pour « couper l'humanité entière de ce dieu fini et putride ». Ne pouvant détourner Régis de sa religion, Michel va entreprendre d'amener
Anne-Marie à l'apostasie. Il est aidé par la rigidité et la dureté de coeur de son ami, qui rompt avec elle, la laissant dans le désarroi. S'ensuivent de longues et patientes offensives de rhétorique, d'une perversité raffinée : « je suis devenu un maître de mécréance », écrit Michel à un complice. Avec la même méthode que celle de Régis, qui se persuade de la supériorité du christianisme, Michel s'emploie rigoureusement à démonter pierre après pierre la cathédrale bâtie dans l'âme d'
Anne-Marie. On retrouve dans ces pointilleuses tirades la critique libérale de la Bible du début du XXe siècle, qui tenta de démontrer l'irrationalité ou la contradiction des Ecritures. L'abandon du christianisme par
Anne-Marie coïncide avec son amour pour Michel, qui devient une passion brûlante et sensuelle.
Chef d'
oeuvre sur l'amour et la foi,
Les Deux Etendards est également un roman sur l'orgueil. Orgueil de Régis, chrétien cérébral, désireux de prouver le bien-fondé, non de sa foi, mais du dogme. Orgueil de Michel, voulant se hisser à la hauteur du christianisme, puis résolu à le détruire. Orgueil d'
Anne-Marie, se sentant prête à tout comprendre et à tout supporter. Régis offre un terrible contre-témoignage de sa foi. Il irradie et subjugue par son intelligence et son génie, mais pèche par un manque d'intelligence du coeur, d'humilité et de compassion. Son refus de voir la réalité se poursuit jusqu'à la dernière ligne du roman, et fait de lui un pharisien, jouissant du confort des idées toutes faites.
Lucien Rebatet décrit dans
Les Deux Etendards un christianisme caricatural, à l'image de Régis : doctrinal, austère et dogmatique. Pour être compris et assimilé, il nécessite la force du poignet personnelle, qui ne laisse pas de place à la Grâce extérieure. Dieu est dépeint comme un Juge sévère, auquel il faut se soumettre. Tout au long du roman, la quête spirituelle est confinée dans les discussions, les lectures et les débats d'idées. Les personnages prient relativement peu. Les rares messes décrites sont d'hypocrites rendez-vous mondains, qui soulèvent le coeur de Michel. Toute la verve polémique de
Rebatet s'y déploie pour fustiger la bourgeoisie, catholique par identité ou convention sociale. le « qu'en dira-t-on », les médiocrités, la superstition, le calcul d'intérêt de ce milieu ne font l'objet d'aucune concession. Dans ces eaux saumâtres, le chrétien cherche en vain ce qui fait l'essence de sa foi : la rencontre personnelle, non avec le christianisme, mais avec le Christ. La promesse d'amour inconditionnel et unique à tous ceux qui l'acceptent dans leur vie. A un seul moment, Régis l'admet du bout des lèvres : « notre religion, ce n'est pas une doctrine préférable à toutes les autres doctrines : c'est Quelqu'un, c'est le Christ ». Mais cet aveu salutaire est une étincelle, noyée par un flot de religiosité cérébrale. Où la miséricorde ? Où est l'intimité ? Où est le salut ? Pas étonnant que Michel ne s'en détourne.
Finalement, plus que la sensualité de Michel, c'est la froideur affective, désincarnée, légitimée par l'intelligence, de Régis qui va précipiter le refus. « Sagesse de la chair. Perversité de l'esprit. C'est par l'intelligence et l'imagination bien plus que par les sens que le doute pénètre le coeur. », pouvait-on lire dans un article de génie sur la Tactique du diable de
C.S. Lewis.L'intransigeance de Régis est un terreau favorable pour le scepticisme, qui n'a aucun mal à prouver que le christianisme nie, bride la vie, empêche l'amour d'éclore.
Les chrétiens sommés de répondre.
On pourrait lire
Les deux Etendards comme un triomphe de la critique nietzschéenne du christianisme. Mais ce roman profondément religieux ne lui offre qu'une victoire apparente, car il délivre une vibrante interpellation aux chrétiens : quelle est ta foi ? Pourquoi es-tu chrétien ? Pour un idéal ? Une esthétique ? Une logique philosophique imparable ? La question est d'autant plus brûlante que fleurissent aujourd'hui les cercles et groupes habillant leur cause de christianisme, notamment au nom de la défense des « valeurs chrétiennes ». Ils devraient pourtant savoir que la chrétienté a été faite de gens qui croyaient en Dieu, et non dans les « valeurs chrétiennes ». le christianisme, ce ne sont pas des idées. C'est une rencontre, et une participation à une relation. Une participation qui doit être cultivée et nourrie.
Les Deux Etendards est un roman transfiguré par l'amour. Il pose cette question centrale : comment aime un chrétien ? Régis refuse de considérer que l'oeuvre de Dieu peut s'accomplir dans dans un amour réel, incarné, et lui préfère sa chimère mystique. Face à cet aveuglement, comment un chrétien ne peut pas se sentir proche de l'amour brûlant de Michel ? le christianisme ne bride pas le désir, il le purifie, il décentre de soi, il élargit ses horizons. Loin de s'opposer à la vie, il la veut féconde et réellement libre du péché : « Je suis venu pour que vous ayez la vie, et la vie en abondance » (Jn 10, 10).
Les magnifiques pages sensuelles qu'offre le roman de la passion unissant
Anne-Marie et Michel ne saurait choquer un chrétien libre d'aimer l'amour et d'aller à la messe, pour répondre à l'opposition faite par
Michel Sardou dans sa chanson Les Deux Ecoles. Mais il y a une limite à la passion des deux êtres : c'est un amour sans Dieu, fondé sur la haine de la transcendance. On l'a remplacé par la frénésie, qui transforme un amour sensuel en un amour bestial. le désir de possession de l'autre mène à la débauche, et à la jalousie, qui provoque la déroute de soi-même : « c'est le jésuite ? », s'inquiète jusqu'au bout Michel, qui n'a jamais pu faire confiance à son amante. On se demande si, en conquérant
Anne-Marie, il n'a pas voulu ravir une bannière, une idole, sans chercher savoir qui elle était réellement, sans l'accepter telle qu'elle était. « Tu as cru que j'étais une sorte de princesse », lui écrit-elle amèrement pour signifier son départ. En voulant déraciner
Anne-Marie du terreau du christianisme, Michel l'a violenté.
Anne-Marie a été sacrifiée dans la rivalité entre deux fanatiques orgueilleux et égoïstes.
Lucien Rebatet, pour couronner sa charge nietzschéenne, attribue le désarroi de la jeune fille à la « drogue chrétienne », qui l'empêcherait de vivre : « j'en ai pris une trop forte dose, je ne m'en remettrai jamais ». Pour un chrétien, cette considération n'a aucun sens. L'addiction est une prison de l'esprit, une entrave à la volonté. le christianisme est une relation librement consentie avec le Christ.
Il est un point commun de
Rebatet avec
Dostoïevski : parler de Dieu dans son chef d'oeuvre, en dépeignant une conscience hantée par Dieu. Toutefois, les ambassadeurs du christianisme qu'ils mettent en scène s'opposent radicalement. Régis est l'anti-Aliocha, par son arrogance, son orgueil et son manque de douceur et de bonté. « Il ne parle que d'humilité, et c'est lui qui m'écrase de sa vertu », se plaint
Anne-Marie. Sa religiosité cérébrale l'empêche de se laisser toucher et rejoindre par les autres. de son côté, Aliocha est humble, il essaie de voir les hommes pour ce qu'ils sont. Face à son frère Ivan, rationaliste acharné, il n'entre pas dans la même logique, en essayant de démontrer pied à pied en quoi le christianisme est meilleur que sa vision du monde. Il dit ce qu'il a dire, et offre sa présence et sa compassion. Pétri par la piété orthodoxe et la « prière du coeur », Aliocha s'abandonne à
la douce bonté de Dieu.
Si on ne peut être authentiquement chrétien sans avoir lu
Nietzsche, alors il faut que chaque chrétien lise
Les Deux Etendards. Ce roman semble vénéneux pour la foi, mais, même au coeur de « l'empire de Pan » de
Lucien Rebatet, il est possible de « voir Dieu en toutes choses », ainsi que l'enseigne saint Ignace. En voyage dans les Alpes,
Anne-Marie et Michel sont ainsi confondus par la Création, qui parle pour son Créateur : « Peut-on, ici, ne pas se sentir chrétien ? (…) Il regardait avec une hostilité soudaine cette vallée musicale, ce majestueux horizon de glaciers, qui prêchaient encore pour le Nazaréen. L'Elévation sur la montagne, le surnaturel des glaciers : ces ponts-neufs agissaient donc toujours ».
« S'ils se taisent, les pierres crieront » (Lc 19, 40) dit Jésus.
Pierre Jova