Ce livre n'est ni un roman, ni une BD, ni une biographie.C'est l'histoire d'une injustice.
Avec l'aide des illustrations réalistes de Mako, Roger Martin en choisissant comme narrateur le commissaire Henry, chargé de l'enquête, nous raconte les quelques mois décisifs dans la vie de Jules Durand.
Jules Durand, ouvrier charbonnier dans le port du Havre, est porté à la tête du syndicat. Une grève illimitée est lancée. le 9 septembre 1910 une rixe éclate entre des grévistes et Louis Daugé non gréviste. Au cours de cette rixe entre personnes alcoolisés, Daugé est frappé violemment. Il meurt le lendemain.
Le 11 septembre Jules Durand est arrêté en même temps que d'autres membres du syndicat.
A la suite d'une instruction à charge le procès s'ouvre le 10 novembre 1910. Jules Durand est défendu par un très jeune avocat, René Coty.
le 25 novembre le verdict tombe : Jules Durand est condamné à mort "pour complicité d'assassinat".
Devant les nombreuses réactions non seulement en France mais également en Angleterre et aux États-Unis, Jules Durand est gracié partiellement le 31 décembre 1910. Il sera libéré le 16 février 1911.
Malheureusement la condamnation et l'emprisonnement ont eu raison de son état de santé mentale. Il est interné à l'asile d'aliéné de Sotteville-lès-Rouen. Il meurt le 20 février 1926. Il a 45 ans.
Le 15 juin 1918 il été définitivement reconnu innocent par un arrêté de la Cour d Cassation.
Cette affaire appelée par certains "l'affaire Dreyfus du pauvre" a été sans aucun doute une manipulation politico-judiciaire, entretenue par la presse locale particulièrement le Havre-Eclair.
J'ai choisi ce livre lors de la relance de babélio pour le challenge "et si on lisait tout ensemble". Jules Durand n'est pas oublié, son histoire a fait l'objet de pièces de théâtre, d'un téléfilm, de plusieurs livres et de travaux universitaires. Une exposition lui a été consacrée au Havre en 2016. Personnellement j'ignorais tout de cette histoire.
J'ai lu ce court récit pratiquement sans interruption (159 pages) avec un très grand sentiment de révolte et d'indignation, bouleversée par l'injustice dont cet homme a été la victime.
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POSTFACE
Pourquoi publier aujourd'hui un ouvrage sur une affaire ayant eu lieu il y a plus d'un siècle. La réponse est à chercher dans sa résonnance actuelle, toujours vive.Jules Durand n'est pas , en effet, un syndicaliste du passé. Sa vie, son engagement, se confondent avec celles et ceux qui, aujourd'hui, ont choisi de défendre les salariés en considérant qu'un recul social ne se négocie pas mais se combat.Il gênait les armateurs qui voulaient maintenir les charbonniers dans la misère et l'ignorance. Sa parole, pour ces gens-là, ne pouvait qu'être subversive parce qu'elle remettait en cause leurs privilèges et leurs profits.L'institut CGT d'histoire sociale de Seine Maritime et le Syndicat général des ouvriers dockers duHavre ont donc ssouhaité faire oeuvre utile en mettant en lumière un épisode tragique de l'histoire ouvrière qui reste d'une étonnante actualité.
L'affaire Durand a parfois été comparée à l'affaire Dreyfus. Comparaison utile dans la mesure où elle aide à comprendre l'injustice dont fut victime Jules Durand, mai qui a l'inconvénient majeur de masquer la dimension sociale du verdict de la cour d'assises de Rouen, frappé du sceau de la lutte des classes.Les deux hommes furent victimes de la même infamie mais pas pour la même raison.
Un dirigeant de l'union locale des syndicats CGT du Havre, à l'époque, résuma bien ce qui différenciait ces deux affaires:《 Dreyfus, bien qu'innocent, a été condamné parce que juif; Durand, bien qu'innocent, a été condamné parce que secrétaire de syndicat. 》
Johann Fortier, secrétaire du syndicat général des ouvriers dockers du port du Havre.
Jacky Maussion, président de l'institut CGT d'histoire sociale de Seine Maritime.
Le verdict était tombé le 25 novembre 1910. Le 15 février 1911, Durand était libéré. Il avait passé sept mois en prison, dans des conditions sur lesquelles je reviendrai. Raconter ces sept mois, dont pas unejournée ne se passa sans actions, déclarations, manifestations, ou incidents, exigerait un gros volume aussi me contenterai- je d'en résumer les événements marquants. .......
.....La mobilisation, loin de faiblir, s' était amplifiée. Toutes tendances confondues, anarchistes, anarcho- syndicalistes , socialistes révolutionnaires. La CGT et de nombreuses sections de la SFIO, dont celle du Havre, avaient renforcé le mouvement, Jaurès s' était lancé dans la bataille et avec lui, dans les colonnes de l'humanité, des intellectuels dont certains s' étaient illustrés dans la défense de Dreyfus. Certes, Clemenceau, Briand étaient passés avec armes et bagages dans le camp adverse, maisÉmile Durkheim, Charles Seignobos, Octave Mirbeau, Anatole France et une foule d'intellectuels, historiens, sociologues, philosophes et écrivains secondaient efficacement le directeur de l'humanité. De leur côté, des centaines de sections syndicales de toutes branches, des milliers de citoyens noyaient la présidence de la république sous des flots de cartes postales réclamant la grâce et la réhabilitation de Durand.Symbole particulièrement significatif que l'affaire avait pris un tour nouveau, un signataire venait de sortir du silence et du quasi- anonymat qu'il s' était imposé. Il s' appelait Alfred Dreyfus. ..
MARMITES, MOUTONS ET MOUCHES
Mon père était chaudronnier. C'est sans doute parce qu'il ne connaissait que trop bien la dureté du travail ouvrier, les journées harassantes, l'embauche irrégulière, la maladie, qu'il a tout fait pour que j'en sois épargné. Mais je n' ai jamais oublié la fierté qui était la sienne d'exercer un métier d'homme et l'amour qu'il lui avait porté jusqu'au bout . Autant dire que ma nomination au Havre dans ce qui était un des centres industriels les plus important de France, dans ce port gigantesque niché au coeur d'une ville qui comptait déjà plus de 135 000 habitants , si elle me fit approcher de plus près l'extraordinaire rudesse des conditions de travail , ne constitua pas une totale révélation. D'ailleurs au risque de surprendre, j'affirme que les policiers répartis au sein des six secteurs de police de la ville, loin d'être systématiquement hostiles aux ouvriers et à leurs revendications, ressentaient parfois envers eux une certaine sympathie.
......Pierre ne se trompait pas.Si j'avais été au Havre, j'aurais pris place au sein de ce cortège. Sans ostentation, mais sans crainte non plus d'être reconnu.
Depuis des années, chaque fois que mes souvenirs me ramènent à ce qu'il a été convenu d'appeler 《 l'affaire Durand》 , un vers de Francis James me monte aux lèvres:" Et par le juste mis au rang des assassins. "
Jusqu'à ma mort, malgré les centaines d'affaires auxquelles mon métier m'a mêlé, dont bon nombre, marquées par le sordide et l'horreur , n'ont pas manqué de me frapper, c'est par l'histoire tragique de Jules Durand, un homme simple , un travailleur honnête et sincère, un coeur pur, qu'une machination mit au rang des assassins et conduisit à la folie puis à la mort, que je resterai hanté.
Trois jours. Il n ' avait fallu que trois jours pour que fût prononcé l'abominable verdict. Le 25 novembre Mathien, Couillandre et Lefrançois étaient déclarés coupables d'assassinat avec le bénéfice de circonstances atténuantes. Les deux premiers écopaient respectivement de quinze et huit ans de travaux forcés, cette peine s'accompagnant de la relégation pour le troisième.
Bauzin et les frères Boyer étaient quant à eux acquittés. Durand, jugé coupable de complicité d'assassinat avec la circonstance aggravante de préméditation, se voyait condamné à la peine de mort.Il serait guillotiné à Rouen.
Julia Carouge s' était évanouie. Durand avait hurlé aux jurés qu'ils condamnaient un innocent. Après quoi , il s' était écroulé sur le sol du box des accusés, en proie à une crise de nerfs 6. J'avais entendu murmurer le mot 《 épilepsie》.
Jamais de toute ma longue carrière je n'avais assisté à pareille infamie. Le mot pourra sembler excessif dans la bouche de quelqu'un qui a côtoyé la mort, qui l'a donnée à plusieurs reprises au cours de ses différentes affectations aux 《brigades du tigre》 , qui a même été chargé de réunir les éléments qui ont conduit à la guillotine d'authentiques criminels et que le métier a condamné - je dis bien condamné, même si je n'ai pas l'hypocrisie de remettre en cause les lois qui étaient alors celle de la République - à assister à des exécutions à Amiens et Marseille,mais dans ce cas précis, j'étais bien placé pour savoir qu'on avait réellement mis un juste au rang des assassins.