Rarement, et seulement dans les bonnes années, un éclat de rire, parfois, retentissait dans un coin du village ; la chose paraissait tellement anormale que c'en était presque un sacrilège. Les vieux se retournaient, fronçaient les sourcils ; le rire s'éteignait.
Aux grandes fêtes, à Noël, à Pâques ou le Mardi gras, quand ils avaient un peu plus à manger, un peu plus à boire et qu'un chant naissait dans leur gorge, c'était comme un lamento ; déchirant, monocorde, il passait de bouche en bouche, avec des modulations funèbres, interminablement. Issu de quelles terreurs immémoriales, massacre, esclavage, famine ? Mieux qu'une plainte, ce chant portait la marque Mieux qu'une plainte, ce chant portait la marque indélébile de la faim, du fouet, de la mort, endurés pendant tant de siècles.
Mais eux, comme des herbes folles, s'étaient accrochés à ces pierres hostiles et n'en décollaient plus. Ces Épirotes-là ont la tête dure : jusqu'à la fin du monde ils n'en décolleront plus.
Leurs corps, leurs âmes avaient pris la couleur, la dureté des pierres ; elles semblaient devenues une part d'eux-mêmes ; ensemble ils supportaient la pluie, la sécheresse, la neige, comme s'ils étaient tous des hommes, comme s'ils étaient tous des pierres. Quand un homme et une femme s'isolaient des autres, et que le pope venait et les mariait, ils n'avaient pas de mots doux à se dire, ils n'en connaissaient pas ; muets, ils se mêlaient sous leurs couvertures de laine rude et ne pensaient qu'à une chose : faire des enfants pour leur transmettre ces pierres, ces montagnes, et la faim.
Ce n’est pas le choix qui manque : patrie, religion, science, art gloire, communisme, fascisme, égalité, fraternité… Vous avez de la chance, vous les jeunes, vous arrivez juste à point pour les soldes. De nos jours, il existe des douzaines de grandes idées… parce qu’aucune n’existe. On solde, je te dis… Tu peux t’offrir une grande idée pour une bouchée de pain.
Rien ne meurt donc en nous ? Rien ne peut donc mourir aussi longtemps que nous vivons ?
"Le Jugement dernier, ce n'est pas la justice, mais la miséricorde"
Craignez de blesser le cœur de l’homme, c’est la demeure de Dieu.
Nikos Kazantzakis : Le regard crétois (1974 / France Culture). Nikos Kazantzakis sur l'île d'Égine, en 1927 - Photo : Musée Benaki. Par Richard-Pierre Guiraudou. Les textes, extraits d'“Ascèse”, d'“Alexis Zorba”, de la “Lettre au Greco”, de “Kouros”, de “Toda-Raba” et de “L'Odyssée”, ont été dits par Julien Bertheau, François Chaumette (de la Comédie-Française), Roger Crouzet et Jean-Pierre Leroux. Et c'est Jean Négroni qui a dit le texte de présentation de Richard-Pierre Guiraudou. Avec la participation exceptionnelle de Madame Eléni Kazantzakis, et la voix de Nikos Kazantzakis, recueillie au cours de ses entretiens avec Pierre Sipriot, en 1957. Réalisation de Georges Gaudebert. Diffusion sur France Culture le 1er août 1974. Níkos Kazantzákis (en grec moderne : Νίκος Καζαντζάκης) ou Kazantzaki ou encore Kazantsakis, né le 18 février 1883 à Héraklion, en Crète, et mort le 26 octobre 1957 à Fribourg-en-Brisgau (Allemagne), est un écrivain grec principalement connu pour son roman “Alexis Zorba”, adapté au cinéma sous le titre “Zorba le Grec” (titre original : “Alexis Zorba”) par le réalisateur Michael Cacoyannis, et pour son roman “La Dernière Tentation” (dont le titre a été longtemps détourné au profit du titre du film et désormais republié sous son nom authentique), adapté au cinéma par le réalisateur Martin Scorsese sous le titre “La Dernière Tentation du Christ” (titre original : “The Last Temptation of Christ”). Penseur influencé par Nietzsche et Bergson, dont il suivit l'enseignement à Paris, il fut également tenté par le marxisme et s'intéressa au bouddhisme. « Il a poursuivi une quête tâtonnante qui lui a fait abandonner le christianisme au profit du bouddhisme, puis du marxisme-léninisme, avant de le ramener à Jésus sous l'égide de Saint-François. » Bertrand Westphal (in “Roman et évangile : transposition de l'évangile dans le roman européen”, p. 179)
Bien que son œuvre soit marquée d’un réel anticléricalisme, il n’en reste pas moins que son rapport à la religion chrétienne laissa des traces fortes dans sa pensée : goût prononcé de l’ascétisme, dualisme puissant entre corps et esprit, idée du caractère rédempteur de la souffrance… Ainsi la lecture de la vie des saints, qu'il faisait enfant à sa mère, le marqua-t-elle durablement. Mais plus que tout, c’est le modèle christique, et plus particulièrement l’image du Christ montant au Golgotha, qui traverse son œuvre comme un axe fondateur. Bien que libéré de la religion, comme en témoigne sans équivoque son fameux « Je n'espère rien, je ne crains rien, je suis libre », Kazantzákis restera donc l’héritier de cet « idéal Christ » qui se fond aussi, il faut le souligner, avec celui emprunté à la culture éminemment guerrière d’une Crète farouche encore sous le joug turc dans ses années d’enfance.
Sources : France Culture et Wikipédia
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