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EAN : 9782070362424
494 pages
Gallimard (16/11/1972)
4.17/5   1496 notes
Résumé :
La viande ! C'était l'aspiration la plus ancienne, la plus réelle, et la plus universelle de l'humanité. Il pensa à Morel et à ses éléphants et sourit amèrement. Pour l'homme blanc, l'éléphant avait été pendant longtemps uniquement de l'ivoire et pour l'homme noir, il était uniquement de la viande, la plus abondante quantité de viande qu'un coup heureux de sagaie empoisonnée pût lui procurer. L'idée de la «beauté» de l'éléphant, de la «noblesse» de l'éléphant, c'éta... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (128) Voir plus Ajouter une critique
4,17

sur 1496 notes
C'EST FORT ET C'EST BON !
Non, non, non. N'en croyez rien, mon incipit n'est pas une énigme dont la solution serait : ÉLÉPHANT, mais bien un qualificatif pour ce fantastique bouquin. Merci Romain Gary pour ce moment de bonheur littéraire, l'un des tout meilleurs souvenirs de lecture qui me reste après bien des années d'exercice (j'hésite à le mettre dans mes livres pour une île déserte).
C'est tonique, c'est bien écrit, il y a beaucoup de personnages avec des profils et des psychologies variés.
L'histoire se déroule dans les années 1950 dans feu l'A.E.F. (Afrique Équatoriale Française). Gary nous peint le portrait de ces baroudeurs tous un peu fatigués de l'humanité et qui ont décidé de s'exiler plus ou moins volontairement dans une colonie bien reculée où il n'y a à peu près rien à faire ni à gagner mais où l'on est peinard.
Tout commence à aller de travers quand un gars plus têtu et plus accroché à un idéal que les autres, Morel, décide de s'engager dans une lutte pour la sauvegarde des éléphants, victimes de véritables tueries, aussi bien par les colons blancs que par les populations locales. Tant que Morel reste dans le registre de la pétition, tout le monde lui rit au nez et le renvoie avec une tape dans le dos. Un jour, Morel en a marre et décide d'utiliser les armes contre les chasseurs d'éléphants et d'incendier les dépôts d'ivoire. Il est rejoint dans le "maquis" par des personnes aux intérêts divers.
L'administration coloniale, toujours soucieuse de sa propre tranquillité (voir à ce propos le livre de Multatuli "Max Havelaar ou les ventes de café de la compagnie commerciale des Pays-Bas"), sort soudain de sa torpeur pour connaître la peur. Les autorités pensent qu'il s'agit d'une manoeuvre politique de la part des indépendantistes...
Je ne vous en dit pas plus. Mais l'auteur sait nous faire vivre et partager les visions et les attentes de chacun de ses personnages avec une acuité merveilleuse. L'écologie est la colonne vertébrale de l'ouvrage et en ce sens, il est également remarquable car c'était l'une des toutes premières fois. de plus, le propos n'a pas pris une ride même si l'A.E.F. n'existe plus et que Fort Lamy s'appelle désormais N'Djamena.
Un livre universel à mettre entre toutes les mains, mais ceci, bien sûr, n'est que mon avis, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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Quel chef d'oeuvre! J'ai dévoré Les racines du ciel en quelques jours, je l'ai adoré du début à la fin. Et ce fut une agréable surprise, je ne m'attendais pas à un tel accomplissement. L'auteur, Romain Gary, m'a franchement épaté.

À peine sorties de la deuxième Guerre mondiale, les nations occidentales ont repris leurs vieilles habitudes : exploiter les ressources du monde à leur profit peu importe les conséquences. Peu s'intéressent au sort de l'Afrique, encore moins des éléphants africains. Sauf Morel. Cet homme, d'abord sous-estimé, presque inconnu, deviendra peu à peu l'ennemi numéro un. Administrateurs coloniaux, chasseurs, contrebandiers, jésuites, chef de tribu… tous s'entendent pour dire qu'il dérange.

En tant que lecteur, on ne peut que s'émouvoir du sort des éléphants et même de ce pauvre Morel, un idéaliste luttant presque seul contre un monde cruel.

Gary a réussi à décrire avec réalisme tous les enjeux. Il a su cerner et analyser la situation géo-politique de la région (l'Afrique équatoriale française) et à insérer son histoire dans une autre histoire encore plus grande. L'opinion publique américaine, les intérêts des pays arabes en pleine décolonisation, ceux de l'URSS. Tout y passe. Il n'y est plus question que d'éléphants et de préservation de l'environnement, c'est de la situation du monde entier qu'il s'agit.

Surtout, l'auteur a réussi à expliquer, à rendre accessible son histoire malgré ces enjeux complexes. de plus, le nombre élevé de personnages secondaires, malgré mes craintes, n'a pas constitué une trop grande difficulté. Peut-être le fait que chacun représente souvent un enjeu particulier y joue un rôle. Dans tous les cas, on s'y retrouve facilement dans cette galerie impressionnante mais aussi touchante et crédible.

Bref, un roman qui parle d'espoir et que je recommande vivement!
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Il faut sauver Babar des barbares.
Cette causticité n'aurait pas été du goût de Morel, personnage central de ce roman, qui fit de l'interdiction de la chasse à l'éléphant dans l'Afrique Equatoriale Française des années 50, sa raison de survivre.
A défaut de prendre le maquis, l'homme accusé de vouloir changer d'espèce prend racine dans la brousse après s'être rapidement rendu compte que les pétitions étaient aussi efficaces pour sa cause que l'arrosage sur des plantes en plastique.
Morel s'attaque aux intérêts des chasseurs et des trafiquants d'ivoire. Ses exploits sont relayés par la presse et l'homme insaisissable devient un mythe. Des révolutionnaires en herbe, foetus d'apprentis dictateurs, cherchent à l'instrumentaliser, la population locale qui se nourrit de la viande des pachydermes et qui revend l'ivoire ne l'accueille pas à bras ouverts, l'administration coloniale en fin de course pourchasse ce fauteur de troubles et les prêtres ne comprennent pas cette obsession pour la sauvegarde des animaux alors qu'il y a tant à faire pour l'homme. Il Dans ce zoo humain, Morel devient l'éléphant qui se balade dans un magasin de terres cuites.
Dans son combat, l'ancien déporté dans les camps nazis est accompagné de baroudeurs lassés de la condition humaine. Il y a Minna, hôtesse de bar allemande violée à la fin de la guerre à Berlin par des soldats russes, Forsythe, ancien prisonnier de guerre américain en Corée, considéré comme un pestiféré dans son pays, Fields, photographe dont la pellicule est gagnée peu à peu par la cause et Peer Qvist, naturaliste danois, intégriste de la cause animale.
Derrière la volonté de préserver les éléphants surgit la volonté de sauver l'honneur de l'humanité par un combat qui la dépasse. Tel est le sens de ce magnifique titre, les racines du Ciel.
Romain Gary s'était battu pour un autre intitulé, l'Education africaine, qui portait un message plus politique en résonance avec son premier roman, l'Education européenne. le roman est effectivement un manifeste de résistance contre tous les totalitarismes et Morel présente bien des traits communs avec la légende du partisan polonais Nadejda de son précédent livre. le choix des Racines du Ciel, qui souligne le besoin humain de justice, reste néanmoins une merveille de métaphore.
le roman, paru en 1956, relève presque de la prescience ou du vaudou. A cette époque, Nicolas Hulot n'avait pas encore inventé le gel douche et les animaux ne bénéficiaient pas encore de 30 millions d'amis. Certes, Romain Gary, expert en filouteries, a ajouté dans l'édition de 1980 des mentions à l'écologie ignorées à l'époque mais cela n'enlève rien aux qualités visionnaires de ce roman verdoyant qui lui valut son premier Goncourt.
Romain Gary n'aima pas l'adaptation de son livre réalisée par John Huston en 1958 avec Trevor Howard, Errol Flynn et Juliette Greco. Peut-être parce qu'il s'agit d'un film d'aventures assez binaire. Peut-être aussi parce que John Huston profita du tournage pour aller chasser quelques éléphants…
Comme beaucoup de lecteurs, j'ai trouvé aussi que le roman souffrait de quelques longueurs et de pas mal de répétitions mais cela est dû à une construction polyphonique qui donne la parole à tous les protagonistes. Je dois avouer que sans éclaireur, je me suis parfois un peu perdu dans la narration de ce safari romanesque.
Reste une oeuvre impressionnante, sorte de « roman total » qui embrasse bien des causes perdues et embrase les lecteurs.




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Roman publié en 1956. C'est peut-être ça le plus surprenant, tant cette fabuleuse épopée africaine aux accents écolos de sauvegarde du patrimoine naturel, ici les éléphants, s'inscrit si bien dans le maintenant. Il paraît même que c'est un peu ça, la signature des grands romans.
Parce que pour le reste ça l'est beaucoup moins, surprenant, quand on connaît Romain Gary (pas tant que ça en ce qui me concerne, mais j'en ai tellement entendu parlé, ou lu sur lui) : une écriture à la fois simple, puissante et majestueuse pour une prose dense et élégante, une narration riche même si parfois alambiquée (il m'est arrivé de perdre le fil entre les prolepses et les changements intempestifs de narrateur, surtout au début). Les personnages y sont légions, leurs intentions multiples. Entre Morel, irrévocable idéaliste obstiné à la cause des éléphants, ou Waïtiri l'africain, ancien député aux ambitions politiques bien accrochées, c'est une farandole de personnalités variées qui nous font visiter le territoire de l'Afrique Equatoriale Française, tous reliés à l'affaire qui secoue tout ce beau monde, et même bien au-delà : qui est donc cet illuminé qui veut protéger les éléphants de la chasse coûte que coûte (et qui rend même coup pour coup), alors qu'il y a quand même plus urgent, comme par exemple la faim ?
Si ça n'est pas déjà fait, vous le saurez (ou pas), en le lisant.
Parce qu'il faut le lire, évidemment.
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« Les racines du ciel », prix Goncourt 1956, est un roman écrit par Roman Kacew, écrivain plus connu sous le nom de Romain Gary. Paru en novembre 1972 chez Gallimard dans la collection Folio, l'ouvrage compte 495 pages.

L'histoire se déroule dans les années 1950, au Tchad, ex-Afrique Équatoriale Française. Des européens aux origines et aux objectifs peu explicites ont décidé de s'y installer, pour y écouler une vie en « père peinard », se livrant à de menus trafics, au nez et à la barbe des autorités locales, complaisantes et soudoyées. Dans ce contexte, Morel souhaite sauvegarder les éléphants, victimes de véritables tueries, aussi bien de la part des colons blancs que des populations indigènes. Morel prépare et fait signer des pétitions puis, devant le peu de résultat de ses efforts, il décide d'utiliser les armes contre les chasseurs d'éléphants et d'incendier les dépôts des recéleurs d'ivoire. Morel est rejoint dans son combat par quelques nationalistes et quelques politiques indigènes qui se servent de lui pour se faire connaître. Suspecté d'être un agent double à la solde de l'URSS, envoyé en AEF pour y fomenter des désordres, Morel devient l'homme à abattre : administrateurs coloniaux, chasseurs, contrebandiers, jésuites, chef de tribu, …, tous veulent sa peau. Ce livre (page 449) relate le procès (par contumace) de Morel, l'homme qui défendait les éléphants.

L'écologie est la colonne vertébrale de l'ouvrage : (page 129) tout ce qui m'intéresse, l'essentiel, c'est la protection de la nature. L'auteur dénonce le massacre des éléphants et fait la promotion de leur sauvegarde. Massacrés par milliers pour fournir des monceaux de viande fraiche aux chasseurs africains, des tonnes d'ivoire aux trafiquants, du travail aux guides des safaris, les éléphants détruisent les plantations des paysans : faut-il les exterminer ou les protéger ? L'auteur considère qu'il faut les protéger, les préserver de la barbarie et de la cruauté sous toutes ses formes ; il revendique la dignité des éléphants, à tout prix. Ce roman est polyphonique en ce sens que tous les personnages (voir plus loin) s'expriment et témoignent à tour de rôle à propos de la personnalité de Morel et de son combat.

Les personnages sont très nombreux et assez complexes, par leurs intérêts, leurs profils, leurs parcours et leurs psychologies : Mina, une berlinoise, strip-teaseuse au bar « le Tchadien », sans papier et paumée dans ce monde de baroudeurs ; Saint Denis, un jésuite fuyant le monde et les hommes ; Idriss, le meilleur pisteur de l'AEF ; De Vries, un ancien légionnaire, partant à la chasse par tous les temps, pour le plaisir ; Habib, un homosexuel libanais donnant dans la contrebande d'armes ; Ornando, célèbre journaliste américain, venu enquêter sur la « folie » Morel ; Korotoro, un déserteur de l'armée française, lié à Morel par amitié ; Sarkis, un syrien, organisateur de battues en représailles contre les éléphants qui piétinent les champs ; Waïtari, proche des Frères Musulmans au Soudan ; Robert Sajean, député et fervent partisan d'un réel développement culturel, social et économique en Afrique ; des journalistes se faisant extorquer des sommes impressionnantes par des émissaires mystérieux qui leur offrent de les conduire jusqu'à Morel puis s'évaporent avec l'argent versé pour l'achat de certaines complicités, rejoignant leur vase profonde après une cuite monumentale ; des fonctionnaires français d'Afrique n'obéissant pas aux ordres qu'ils reçoivent mais faisant une politique bien à eux ; Youssef, Orsini, Prostrach, Challut et quelques autres …

L'ouvrage est globalement intéressant et lucide mais il est trop dense (les pages se suivent sans aération, saut de lignes ou de paragraphes), il est écrit tout petit, présente quelques longueurs et beaucoup de répétitions.
Et puis le monde africain nous est projeté en mode simpliste et binaire (les bons contre les méchants), comme dans un vieux documentaire en noir et blanc : les éléphants (page 46), splendeurs naturelles, géantes et maladroites que l'on retrouve (page 51) empalés dans des fosses, agonisant pendant des jours ou brûlés au ventre par les feux de brousse, criant dans la nuit (savez-vous qu'il existe un langage des éléphants ? – page 68 – et que 80% des captures meurent dans les premiers jours ? – page 133) ou réduits à l'état de corbeilles à papier (les pieds d'éléphants), ou de boules de billards ou de coupe-papier ; dans les rites magiques – page 227 – les testicules d'éléphants jouent un rôle essentiel puisque les adolescents chasseurs acquièrent ainsi le droit de se marier ;les pistes sont impraticables à la saison des pluie (page 34) ; les paysannes (page 80) faisant 30 km à pied dans la nuit pour aller vendre une poignée de cacahuètes, se dirigeant vers le marché avec leur démarche de reine, un mouchoir noué sur sur la tête.
De plus, l'humour y est rare (page 202 – « J'ai mené mes enfants au zoo du Bronx pour leur faire voir les éléphants mais j'ai oublié de le mentionner à la Commission Sénatoriale au moment de l'enquête sur ma loyauté »).
Et pour finir, l'ouvrage promène et perd le lecteur au milieu de plusieurs thématiques : préservation des espèces, humanisme, anticolonialisme, lutte contre la faim, droit des peuples à prendre leur avenir en main, création de réserves et de parcs naturels, cohabitation entre une Afrique moderne et une Afrique ancestrale, l'Afrique et l'Islam (Morel aspire à la justice, la liberté, l'amour, la protection, l'égalité des hommes, la fraternité, la générosité et le désintéressement ; ces valeurs sont les racines du ciel au sens de l'Islam (page 222), des racines profondes mais menacées ; et c'est auprès des Frères Musulmans au Soudan que Waïtari va tenter de chercher les fonds qui lui permettrait de bâtir une Afrique islamisée (page 312) qui serait dans le monde une force irrésistible) … posant plein de questions sans apporter la moindre solution.

En conclusion, Romain Gary a écrit un roman « écologique », fourre-tout et militant. « Les racines du ciel » reste toutefois un livre qui ne peut laisser indifférent.
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critiques presse (1)
LeFigaro
16 mars 2022
Dans ce grand roman africain de la décolonisation, l’auteur comprend que l’écologie est d’abord un combat pour sauver la beauté du monde, souligne Pascal Bruckner.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
Citations et extraits (356) Voir plus Ajouter une citation
Pour l'essentiel, la condition humaine n'était pas susceptible de recevoir une solution politique, l'injustice était telle qu'il n'y avait pas de révolution humaine capable de la redresser.
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J'ai fait de la résistance sous l'occupation ... c'était pas tellement pour défendre la France contre l'Allemagne, c'était pour défendre les éléphants contre les chasseurs...
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Le Père Fargue […] avait emprunté à l'argot de l'escadrille l'habitude d'appeler tout individu auquel il adressait la parole " cocu ". […] « Bonjour, cocu » était sa façon aimable de vous accueillir. Il se trouva qu'au moment de l'apparition de Fargue sur le pont du vapeur, la compagnie habituelle était déjà formée. Parmi elle se trouvait un certain Ouard dont la réputation était fermement établie dans le pays grâce à sa jeune femme qui le trompait largement, ouvertement, et sans trop de discrimination. Fargue s'était approché du groupe et avait commencé à serrer les mains à la ronde, avec son salut habituel. « Bonjour, cocu, disait-il en passant de l'un à l'autre. Bonjour, cocu, bonjour, cocu, bonjour, cocu, bonjour… » Il se rendit brusquement compte qu'il tenait dans sa grosse patte les doigts du malheureux Ouard. Il crut alors faire preuve d'une très grande présence d'esprit : « Bonjour, monsieur Ouard ! » hurla-t-il, enchanté de pouvoir enfin montrer qu'il avait du tact, et il enchaîna aussitôt, en passant aux suivants : « Bonjour, cocu, bonjour, cocu », et ainsi de suite jusqu'au dernier. Tel était le Père Fargue, le missionnaire préféré des lépreux et des sommeilleux. Il avait vécu trop longtemps au fond de la brousse, au cœur noir de la souffrance, pour manifester autre chose que de l'impatience lorsqu'un homme se présenta devant lui, à la mission de Fort-Lamy où il était venu gueuler parce que les médicaments arrivaient avec six semaines de retard, sous prétexte qu'il n'y avait pas de routes —, lorsqu'un homme, donc, vint lui coller sous le nez une pétition ridicule où il était question de défendre les éléphants.
— Vous pouvez vous les fourrer quelque part, vos éléphants, avait gueulé le Révérend Père avec une grandeur de vision incontestable. Il y a sur ce continent je ne sais combien de sommeilleux, de lépreux, sans parler du pian — tout ça baise plus que ça ne bouffe, si bien que les gosses crèvent comme ils naissent, c'est-à-dire comme des mouches — et le trachome, vous en avez entendu parler ? Et le spirochète, et la filariose ? Et vous venez m'emmerder avec des éléphants ?

Première partie, Chapitre IX.
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" Il la suivit jusqu'au bar. Elle donna des ordres aux boys qui s'affairèrent autour de de Vries. Puis ils demeurèrent un moment sans se parler. Appuyée contre le mur, les bras croisés, elle le regardait gravement. Il baissait la tête, tournant et retournant son verre sur le comptoir. Elle attendait, tranquille, avec une assurance extraordinaire, et il lutta un moment contre cet appel muet. […]
Il sourit et se mit à lui parler doucement, gentiment, un peu comme on parle aux enfants. Il ne lui dit ni qui il était, ni d'où il venait, mais lui parla des éléphants, comme si c'était la seule chose qui comptait. C'était pas dizaines de milliers, dit-il, que les éléphants étaient abattus chaque année en Afrique – trente mille, l'année dernière – et il était décidé à tout faire pour empêcher ces crimes de continuer. Voilà pourquoi il était venu au Tchad : il avait entrepris une campagne pour la défense des éléphants. Tous ceux qui ont vu ces bêtes magnifiques en marche à travers les derniers grands espaces libres du monde savent qu'il y a là une dimension de vie à sauver. La conférence pour la protection de la faune africaine allait se réunir bientôt au Congo et il était prêt à remuer ciel et terre pour obtenir les mesures nécessaires. Il savait bien que les troupeaux n'étaient pas menacés uniquement par les chasseurs – il y avait aussi le déboisement, la multiplication des terres cultivées, le progrès, quoi ! Mais la chasse était évidemment ce qu'il y avait de plus ignoble et c'était par là qu'il fallait commencer. Savait-elle par exemple qu'un éléphant tombé dans un piège agonisait souvent, empalé sur des pieux, pendant des jours et des jours ? Que la chasse au feu était encore pratiquée par les indigènes sur une large échelle et qu'il lui était arrivé de tomber sur les carcasses de six éléphanteaux victimes d'un feu auquel les bêtes adultes avaient pu échapper grâce à leur taille et à leur rapidité ? Et savait-elle que des troupeaux entiers d'éléphants s'échappaient quelquefois de la savane enflammée brûlés jusqu'au ventre et qu'ils souffraient pendant des semaines ? - il avait entendu pendant des nuits entières les cris de ces bêtes blessées. Savait-elle que la contrebande de l'ivoire était pratiquée sur une grande échelle par les marchands arabes et asiatiques qui poussaient les tribus au braconnage ? Des milliers de tonnes d'ivoire vendues chaque année à Hong-Kong… Trente mille éléphants par an – pouvait-on réfléchir un instant à ce que cela représente sans avoir envie de saisir un fusil pour se mettre du côté des survivants ? Savait-elle qu'un homme comme Haas, fournisseur choyé de la plupart des grands zoos, voyait crevé sous ses yeux au moins la moitié des éléphanteaux qu'il capturait ? Les indigènes, eux, au moins avaient des excuses : il n'y avait pas assez de protéines dans leur régime alimentaire. Ils abattaient les éléphants pour les manger. C'était, pour eux, de la viande. La préservation des éléphants exigeait donc, en premier lieu, l'élévation du niveau de vie en Afrique, condition préalable de toute campagne sérieuse pour la protection de la nature. Mais les blancs ? La chasse « sportive » - pour la « beauté » du coup de fusil ? "
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- Robert, on me dit que vous avez introduit une femme dans le bloc K.
- Vous pouvez fouiller la baraque, non ? [...]
- Je connais les idéalistes, Robert, et les humanitaires. Depuis la prise du pouvoir, je me suis spécialisé dans les idéalistes et les humanitaires. Je fais mon affaire des "valeurs spirituelles". N'oubliez pas que, pour l'essentiel, nous sommes une révolution matérialiste. Donc... Demain matin, je me présenterai au bloc K avec deux soldats. Vous me livrerez la femme invisible qui fait tant pour votre moral et j'expliquerai à vos camarades qu'elle sera conduite dans le plus proche bordel militaire, pour satisfaire les besoins matériels de nos soldats... [...]
Le lendemain matin, Robert nous mit tous au garde-à-vous. Le commandant arriva, avec ses deux S.S. ; nous examina à travers son lorgnon. Son sourire paraissait encore plus bleu et plus tordu que d'habitude et son lorgnon lui-même paraissait vraiment amusé.
- Alors, monsieur Robert, dit-il. Cette demoiselle de grande vertu ?
- Elle restera ici, dit Robert.
Le commandant devint légèrement blême. Son lorgnon commença à trembler. Il savait qu'il s'était mis dans un mauvais cas. Ses deux S.S. ne faisaient que témoigner de son impuissance. Il était à la merci de Robert. Il dépendait de sa bonne volonté. Il n'y avait pas de force, il n'y avait pas de soldats, il n'y avait pas d'armes capables d'expulser du bloc cette fiction-là : on ne pouvait rien contre elle sans notre consentement. L'officier venait se briser les dents contre la fidélité de l'homme à sa convention : peu importait qu'elle fût vraie ou fausse pourvu qu'elle nous illuminât de dignité.
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"Un monument ! Une biographie indispensable pour (re) découvrir Romain Gary, cet auteur incroyable ! " - Gérard Collard.
Dans le Jongleur, Agata Tuszyska peint un portrait unique de Romain Gary, unique auteur à avoir reçu deux fois le Prix Goncourt (pour Les Racines du Ciel et La Vie devant soi), diplomate, scénariste, pilote de guerre, voyageur; et montre comment son personnage va au-delà des limites de la pirouette artistique et des responsabilités humaines.
À retrouver en librairie et sur lagriffenoire.com https://lagriffenoire.com/le-jongleur.html
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