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EAN : 9782714311337
258 pages
José Corti (09/10/2014)
4.12/5   52 notes
Résumé :
En 1953 Julien Gracq entreprend un roman qui se situe comme "Le Rivage des Syrtes" dans cette zone rêveuse où Histoire et Mythe, imaginaire collectif et destins individuels s'entrelacent.
Il y travaille pendant trois étés. Travail lent, hésitant, suspendu en 1956 pour écrire "Un balcon en forêt" et dont témoignent les quelque 500 pages manuscrites du fonds Gracq à la Bibliothèque Nationale. Le texte que nous publions est très proche d'une version définitive,... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (14) Voir plus Ajouter une critique
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C'est un livre qui n'aurait jamais dû être publié. Un livre inachevé, abandonné par son créateur, redécouvert après sa mort, enfin publié. Il a reçu un accueil mitigé des amoureux de Gracq, certains ravis d'une telle redécouverte, d'autres y voyant un sous-Rivage des Syrtes. Mais pour moi, c'est son livre le plus abouti. Il est venu combler, étrangement, le sentiment d'un manque que m'avait laissé ‘Le rivage des Syrtes', ‘Au château d'Argol' et ‘Un balcon en forêt'. Cette impression que l'auteur avait dissimulé quelque chose, qu'il restait une idée cachée derrière tout cela, une toute petite idée qui était là, au bout de sa plume mais qui n'en était pas tombée, qu'il n'ait su la formuler ou voulu la noter !

Et je crois l'avoir trouvé ici. Dans cette magnifique et vénérable ville de Bréga-Vieil, si parfaitement administrée qu'une invasion barbare à ses frontières n'inquiète que par l'émoi qu'elle pourrait susciter dans la population. Dans la décision d'Enzo et de ses amis, à première vue incompréhensible, de la fuir en cachette pour gagner la cité assiégée par les barbares. A leur côté, dans leurs chevauchées et leurs bivouacs, dans leur séjour dans un village de pêcheur, dans leur traversée des marches dévastée de l'empire. Mais surtout, dans la citadelle assiégée de Roscharta.

La ville blanche au bord du lac, dans son immense vallée bordée de montagne. La ville silencieuse écrasée par la chaleur et le soleil de midi, où l'on déambule entre les hautes maisons et les petits jardins ombragés de charmilles. La ville où la peur se mêle à d'étranges et confus sentiments, une sorte d'excitation malsaine, alors que le siège dure depuis des mois, s'est installé dans la vie de tous. du haut des murailles, on aperçoit le campement ennemi. Étrange ennemi, invincible et sans pitié, qui ressemble aux hordes gengiskhanides, mais contre lequel on se bat à la carabine…

Désormais, le nom de Gracq évoquera pour moi la ville blanche au bord du lac, la ville encerclée où l'on attend avec un tremblement ce que l'on ne souhaite pas qu'il arrive. Peut-être est-ce son esprit, cette ville ?
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I/ PREMIERES IMPRESSIONS DE LECTURE (Viviès, 11 nov. 2014) :

A cette question de Jean Roudaut [Julien GRACQ, "Entretiens", José Corti, 2002], " Pouvez-vous évoquer le projet et le contenu de ce livre dont il n'est resté que "La Route" ? ", l'auteur interviewé en 1981 répondait :

" – Le livre est mort : paix à ses cendres. il est mort de ce que je n'avais pas choisi, pour l'attaquer, le ton juste : erreur qui ne se rattrape guère. Et aussi, sans doute, de ce que le sujet, contrairement à ce que je m'imaginais, ne me tenait pas assez à coeur. (...) " (page 72)

" – J'ai travaillé une fois, je l'ai dit précédemment, à un livre qui n'a pas abouti, et dont j'ai extrait pour le publier, le fragment de "La Route" (...) " (page 77)

Et voici que parvenu à la page 32 du récit gracquien "Les terres du couchant" (inédit posthume de 2014, "entrepris" de 1953 à 1955), mon avis est FORT embarrassé...

Aussi ai-je voulu soigneusement relire les deux passages se rapportant au sujet du (fameux) "roman laissé en plan" et dont il n'est resté que le fragment, "La Route", publié dans le recueil "la Presqu'île" en 1970 : bref, il s'agissait bien de ces "Terres du couchant" dont Gracq ne divulgue pas même l'intitulé en évoquant sans complaisance son existence en 1981, dans son entretien (*) avec Jean Roudaut.

Manuscrit fort alléchant, certes – charmes de son titre à la Tolkien ! Souvenir puissant de la finale du "Rivage des Syrtes" (" [...] et je savais pourquoi désormais le décor était planté.")

Alors, bien sûr, l'envie foudroyante de son lecteur de continuer – qui sait ? – cette merveilleuse Aventure littéraire (romantique) que nous entamâmes naguère sur les pas de notre bienveillant, mystérieux et toujours discret "Passeur" en Littérature des Siècles antérieurs...

Car la morne Bréga-Vieil est à la fois le fort Bastiani du légendaire "Désert des Tartares" de Dino BUZZATI (1940) et l'Orsenna ou L'Amirauté (également assoupies) du "Rivage des Syrtes" de Julien GRACQ (1951) ...

Proie rêvée des barbares (si peu raffinés) des "Grandes Invasions" – tenant encore debout par les rituels de vieillards pérorant, toujours plus verbeux que vertueux, s'égosillant doctement en quelque Noble, Grande et Sainte Institution, représentative seulement d'une oligarchie médiévale vermoulue (O.N.U. ou "Société Des Nations" de cette époque lointaine...).

Les deux émissaires du Vieux Royaume empalés par un Ennemi qui s'est mis à grignoter ses frontières – avec comme seule réaction impériale, un Sénat discutaillant du "sens caché" du message...

Combien on aime cette ironie féroce chez le fin Julien GRACQ !!!

" Tiens ! ", pourrait-on se dire, " ... mais POURQUOI diantre Bernhild Boie et l'Equipe passionnée des éditions Corti – Bertrand Fillaudeau et Fabienne Raphoz – ont-ils fait choix d'outrepasser ainsi les volontés (pourtant bien affirmées) de son auteur en exhumant ce manuscrit de 500 pages et se décidant finalement à le publier, 6 ans après la disparition physique de l'écrivain ? "

Certes, il ne s'agit pas d'un "coup éditorial", mais d'une "simple" volonté de résurgence d'un texte, "par souci de connaissance exhaustive de ses écrits"... cependant peut-être "pas tout à fait" justifiable dans ce cas précis.

Contrairement à celle, indispensable, du premier – inoubliable – des deux "Manuscrits de guerre" de Louis Poirier/Julien Gracq (José Corti, 2011)...

Une "curiosité" – qui, comme il l'est reconnu honnêtement par Bernild Boie – n'ajoute rien à la gloire de son auteur...

Et j'observe que les deux citations si explicites" des "Entretiens" (reproduites ci-dessus) n'ont pas été reprises par l'auteure de la postface des "Terres du couchant"...

Alors ? Hmmmm... pour le moins embarrassant ! Restant pour ma part persuadé que Gracq n'aurait pas souhaité cette "résurgence"-là...

Max Brod – exécuteur testamentaire – avait évidemment transgressé la décision de destruction d' "écrits survivants", notamment sincèrement convaincu du génie évident habitant les feuillets des trois romans inachevés de son ami Franz Kafka...(ces écrits "faits pour être écrits mais pas pour être lus", croyait Franz dans une psychodynamique toujours si auto-dépréciative... ).

Nous sommes là dans un tout autre cas de figure : l'avis de Julien GRACQ était à la fois argumenté et respectable : le choix ferme et définitif de son auteur a été (à mon goût) un peu trop "légèrement" outrepassé par son éditeur... On me répondra : "Avis de puriste !" (... puriste provincial, circonstance aggravante !). Apostrophe à laquelle je répliquerais (toujours un peu entêté...) : " Initiative un peu dommageable, qui sait ? "

Car malgré la beauté "achevée" – évidente – de certains passages (dont trois extraits – ici reproduits par nos amis – donnent un avant-goût), domine une impression tenace de "brouillon" en de nombreux autres passages – et j'évoque ici MON (très humble) ressenti d'une certaine lourdeur stylistique, disons parfois bien embarrassante... Telles ces descriptions monumentales me faisant l'impression d'un bric-à-brac moyenâgeux, digne de la fameuse crypte des frères Loiseau au château de Moulinsart [Cf. HERGE, "Les Aventures de Tintin et Milou" : "Le Secret de la Licorne", 1942/1943, si ma mémoire est bonne... (**)].

Car nous sommes tout de même LITTERAIREMENT bien en-deça des impressions vertigineuses et profondément dépaysantes, de l'impressionisme glacé et des perfections stylistiques de "Le Rivage des Syrtes" (1951) ou de la simplicité épicurienne et panthéiste de "Un balcon en forêt" (1958)...

Alors ? Je reste perplexe mais continue néanmoins -- bravement – ma lecture...

Julien GRACQ mérite en effet tous nos efforts, même quand l'évidence du "brouillon" se trouve sous nos yeux et constitue – en certaines pages insuffisamment polies – un frein à notre imaginaire.

Cette critique sera probablement achevée ("définitive" ?) d'ici à quelques semaines... alors : à très bientôt !!!

Mais surtout, faites-vous votre propre opinion ! Car ce petit livre gris (bien massicoté) est à acquérir pour -- seulement – le prix d'un bien niais '"Trierweller" ou d'un bête "Zemmour" (20 euros) !!!

Et que vive la Littérature – romantique et immortelle – de notre cher Julien GRACQ !
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(*) Il s'agit du troisième des six "Entretiens" du recueil : ceux-ci s'étant étalés entre 1970 et 2001...
(**) ... en fait non ! Après corrections, un grand merci à Wikipedia !

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II/ IMPRESSIONS FINALES DE LECTURE (San-Sebastian de La Gomera, 11 février 2015) :

Passer ces congés avec un récit de Gracq, un autre de Ramuz ("Le village dans la montagne")... Mais commençons par ce "récit inédit de Julien GRACQ", ces cinq cent pages manuscrites conservées à la Bibliothèque Nationale – écrites entre 1953 et 1956 – soit entre les hauteurs minérales de son "Rivage des Syrtes" (1951) et les saisons forestières enchantées de son "Balcon en forêt" (1958).

A nouveau un mythe : un temps lointain, une terre qui n'a jamais existé. La "Terre du Couchant" est un Royaume. Sa capitale endormie – paisible et sénescente : "Bréga-Vieil", dont le nom chante doux aux oreilles. Magie des noms de lieux, toujours opérante : "les gorges de la Loesna" (petit air celtique, "le château des Comtes" (petit air d'Occitanie).

C'est bien peu de dire que : "La ville s'endormait", [j'en oublie le nom... ] (Jacques Brel lirait-il dans les pensées de l'auteur ?), et qu'on en juge : " La ville s'endormait, pesante, amarrée par les siècles aux pitons de ses roches de vigie, son poids aveugle tassé au plus creux de ce hamac avachi, dans un bruit faible de viscères satisfaits et dans la respiration assoupie de grandes chaleurs. " [page 11 de l'éditions Corti, 2014]
La petite ville de Gemma est le théâtre d'une des premières péripéties du "récitant", ce narrateur dont ne connaîtrons jamais le nom (le feuilletage préalable de l'ouvrage m'ayant appris le choix hardi d'une absence de dialogues...) ; à ce dernier personnage s'adjoint Hingaut – au nom prédestiné de Compagnon/chevalier de la Table Ronde –, puis viendront " Lero – Hal – Bertold – frères que nous nous sommes choisis" ...
Ces "Terres du Couchant" [sans leurs majuscules sur la couverture grise] sont évidemment, pour le lecteur qui en fait la connaissance par "Bréga-Vieil", la capitale, vouées à s'agrandir de leurs heutes "passes" menacées par un ennemi encore invisible mais décidément sans pitié : Mont-Harbré et la Chaise-Plane sont déjà tombées... Le chevalier Templier "ambassadeur" (fugitif ou voyageur nous semblant déjà en perdition), écouté par hasard dans la chapelle Saint-Ambroise de Gemma, annonce – lui – que la citadelle de Roscharta, dûment attaquée, résiste vaillamment...
Les Cinq compagnons selleront des chevaux et s'aventureront à "faire le mur" de l'enceinte du Royaume pour – à leurs risques et périls – défendre l'avant-poste menacé, tout autant pour l'Honneur du Royaume et leur conception de la dignité, que pour tromper leur ennui de rejetons de l'aristocratie...
Ce "récit" n'en est pas vraiment un : plutôt une observation géographique et architecturale où les longues phrases ont un objectif clairement sensoriel -- fleurissant d'incessantes métaphores bâties sur la célébration du "bon fonctionnement" de quatre nos sens : visuel, auditif, olfactif et gustatif...
Informons le futur lecteur des "Terres du Couchant" que nous ne saurons pas grand chose des cinq personnages masculins qui forment la "petite équipe" soudée des débuts [et qui restera ainsi...] : ils sont sans doute l'incarnation polymorphe de l'esprit d'aventure. Le narrateur comme ses motivations nous restent, au fond, insaisissables. Le premier des "compagnons" à disparaître – d'une fièvre des marais, à la fin de la Première Partie – dans la quiétude des océanes "Grèves de Lilia" – ne saura sans doute jamais pourquoi son destin l'a entraîné dans ce lieu d'élection de tous les Rêves. C'est que "Lero", surnommé par le narrateur "L'invité des brouillards" vient d'une zone imprécise de l'imaginaire de l'auteur – tel un personnage qui aurait aimé s'incarner, mais choisissant finalement de n'en rien faire, à l'instar de ses coéquipiers du Quintet de Brega-Vieil...
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Il y a longtemps, en conversant sur le Rivage des Syrtes, mon interlocuteur l'avait qualifié de « roman géographique » en ceci que le véritable protagoniste du récit, par lequel la trame se déroule, l'intelligence du texte avance, les émotions du lecteur se précisent, la tension augmente jusqu'à son apogée interrompu – l'inévitable confrontation avec l'ennemi – est non le héros mais la description des lieux.
Dans Les Terres du couchant, manuscrit retrouvé et récemment publié dans un état vraisemblablement presque accompli, qui fut longuement travaillé (1953-56) juste après le Rivage, je trouve que cette caractéristique est développée encore davantage, je dirais jusqu'au paroxysme ; ainsi, j'inscris résolument ce roman dans le sillage et la succession du précédent, malgré l'avis contraire de Bernhild Boie, spécialiste de Gracq qui signe la postface du livre, et je vérifie encore la théorie que tout auteur continue à écrire pareillement tant qu'il n'a pas le sentiment d'avoir fait le tour de son menhir.
Je retrouve cette continuité d'abord par l'intrigue.
Dans les deux cas, il est question d'un État, méconnaissable vis-à-vis de nos repères historiques et géographiques, mais dont l'antiquité s'accompagne du déclin et qui est confronté à la menace imminente de guerroyer contre un ennemi qui finira sans doute par le vaincre ; cette prédiction le porte à tenter de se soustraire à L Histoire, alors que le narrateur-héros, impatient face à cette passivité, l'y précipite par son action à la fois patriotique et rebelle. Dans le second roman la guerre a bel et bien éclaté, pourtant, en dépit des dernières actions guerrières décrites dans toute leur expressivité – les prisonniers décapités et l'érection d'une pyramide avec leurs têtes, images qui ne constituent pas l'excipit du récit – elle garde jusqu'à la fin son caractère d'imminence voire de transcendance.
L'intervention du héros-narrateur est encore de nature semblable à celle du précédent. Ce fonctionnaire diligent, accompagné de quatre complices – Hingaut, Lero, Hal et Bertold, « frères que nous nous sommes choisis, vous dont il m'est bon et suffisant que nous soyons ensemble » (p. 36), décide de quitter l'apathie de la grande ville de Bréga-Vieil et de fuir clandestinement, en franchissant dans le plus grand secret une frontière sous forme de mur, pour se retrouver d'abord dans un village maritime, les Grèves de Lilia, et ensuite, dans la seconde partie du roman, au plus proche de la bataille, dans la ville fortifiée de Roscharta, près du château d'Armagh qui tombera et sera incendié le premier. L'action du roman correspond au parcours de cette fuite, de cette clandestinité et de cet engagement auprès des garnisons belligérantes de la forteresse.
Mais je reviens surtout sur le « roman géographique » qui se constitue intégralement par les descriptions des lieux. D'abord d'un constat quantitatif : presque tous les paysages sont minutieusement pris en compte : urbain, villageois, rural, forestier, de plaine, de col et de prairie, maritime, lacustre, d'architecture militaire (citadelle), de ruines de guerre. En revanche les descriptions psychologiques, ne serait-ce que celles du héros et de ses quatre compagnons, sont pratiquement absentes. Celles des activités humaines sont elles aussi réduites à part infime et souvent entourées de vague et d'ellipses.
J'irais plus loin : un seul personnage féminin est identifié, nommé, et il intervient très parcimonieusement ; c'est celui de la comédienne Aega. Voyez comment même la description de ce personnage glisse continuellement vers des métaphores paysagères (je les souligne en italiques) :

« Je me souviens seulement […] qu'une femme très belle, flottée encore sur le sentier de nuit bleue qui l'avait apportée, leva ses mains et d'un mouvement très lent des épaules fit crouler sa chevelure sur son vêtement blanc, comme la pluie lourde et chaude qui croule sur un jardin. La femme plus que nous est mêlée à cette terre et nous l'apporte : dans le champ clos sans ombre où nous vivons, où tout signe se résout dans sa signification crue, où l'oeil cerne son but et l'heure sa tâche précise, où l'on circule par les rues entre les angles durs d'une ruche nettoyée, c'était comme si toute l'épaisseur confuse de ce monde perdu s'était jetée soudain sur nous dans son parfum de forêt mouillée avec l'air frais du matin sur les routes ouvertes, le flamboiement des villages à midi, le vent qui brûle aux pointes des herbes, les tours bleues qui montaient sur les soirs de voyage, les chaudes braises rouges de la nuit visitée. Beauté terrible à l'enfermé, parce qu'elle est méprisable, toute couverte de ses yeux cruels où reverdissent les royaumes de la terre. » (p. 191)

Enfin, cette longue citation permet de cerner une autre caractéristique sans doute constate dans l'oeuvre de l'auteur : ses images sont très nettement d'inspiration surréaliste, et si Gracq se défendit de s'assujettir au pénible examen qui excluait beaucoup plus qu'il n'acceptait les candidats à appartenir au mouvement, d'autant plus qu'il se méfia toujours des critiques et de leurs activités procustiennes, il n'en demeure pas moins qu'il apprécia et plaida pour son ami Breton même après que d'autres l'eurent abandonné.

A l'aune de ces deux caractéristiques, ce roman me semble remarquable : un don pour la postérité qui compense et surpasse l'éventuelle trahison d'un hypothétique testament.
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Julien Gracq est un auteur qui m'effrayait... Il m'effrayait parce qu'il m'impressionnait -avant même d'avoir lu la moindre page écrite de sa main-, depuis que le très exigeant professeur de français qui, au cours de mes deux dernières années de collège, m'a définitivement rendue esclave -volontiers consentante- de la lecture, en a chanté les louanges, parant l'auteur de "La forme d'une ville" (déambulation au coeur de Nantes, où était accessoirement situé le dit collège) d'une aura quasi mythique.

Et il faudra bien un jour, que je m'attelle à la lecture de cet ouvrage qui évoque la ville de mon enfance, que j'ai quittée depuis longtemps maintenant, mais pour laquelle je garde un sentiment d'attachement un peu nostalgique.

Mon "premier Gracq" aura donc été ce roman publié à titre posthume, joliment intitulé "Les terres du couchant".

Dès la première page, une évidence s'impose : Julien Gracq a du style... du genre qui nécessite toute l'attention du lecteur. Lire en diagonale, laisser son esprit vagabonder en suivant d'un Neil distrait les aventures contées, est impensable. Les longues phrases travaillées, dont chaque mot a été choisi avec minutie, avec la volonté manifeste d'une précision absolue, requièrent toute votre implication.

La sensation que l'on retire ensuite, c'est de baigner dans une sorte d'intemporalité, et dans un monde spatialement indéfini. Certains termes évoquent une époque moyenâgeuse, et nous saurons simplement que Brega Vieil, bourgade où débute le récit, est située dans le "Royaume". Il y pèse une menace vague et lointaine, une rumeur insidieuse d'invasion barbare. Malgré les efforts de autorités pour minimiser ce danger en entretenant l'ignorance des citoyens, qui affichent d'ailleurs une certaine insouciance, l'armée ennemie, qui progresse bien plus lentement que les envahisseurs qui ont par les siècles passés troublé la tranquillité de Brega Vieil, le fait également de manière plus méthodique, semblant annoncer "une froide volonté d'extermination".

Le narrateur est administrateur terrien. Malgré l'interdiction faite aux aspirants combattants de rejoindre un front soi-disant hypothétique, il décide, avec quatre compagnons, clandestinement, d'y partir. C'est ainsi qu'ils parviennent à Roscharta, après avoir longuement parcouru des paysages désertés par l'homme, traversé une nature que l'auteur dépeint de manière abondante, foisonnante, méticuleuse, qui semble de ce fait développer une force de prolifération invincible, non pas hostile, mais indifférente à toute présence humaine.
Roscharta est une ville forteresse calée à flanc de montagne, face à laquelle stagne, pour l'heure, l'envahisseur. L'attente qu'y subit le narrateur, quelque peu désoeuvré par l'inactivité, n'est pas sans évoquer celle que vit le héros du "Désert des tartares".

Cette lecture a été une expérience assez étrange. En partie parce que l'ambiance rendue par un contexte presque aussi vague qu'est précise l'écriture qui le décrit -et rien que ce contraste est d'ailleurs troublant-nous plonge dans une sorte d'incertitude à la fois abstraite et très prégnante. Autrement dit, la force d'évocation de l'écriture de Julien Gracq est telle, qu'elle parvient à nous imprégner de son histoire, bien que cette dernière donne par ailleurs une impression d'irréalité sans doute due à son contexte vague. Et paradoxalement, j'ai eu le sentiment que cette imprégnation se faisait à mon insu... je m'explique : à force de se concentrer sur chaque phrase, d'être obligée d'en relire certaines à deux reprises pour bien les appréhender, je finissais par croire le fond complètement accessoire, le récit n'étant qu'un prétexte à l'auteur pour développer sa complexe et poétique faconde... Et puis, une fois l'ouvrage refermé, j'ai réalisé que la forme, en incitant le lecteur à l'effort, à la concentration, était aussi, finalement, un moyen de l'impliquer, et de le marquer durablement..

Sans doute est-ce cela, la définition du talent d'écrivain : faire en sorte que les mots pourraient se suffire à eux-mêmes, mais qu'ils soient en même temps d'une telle justesse qu'ils vous pénètrent, presque malgré vous, de leur sens...

Alors, Julien Gracq m'impressionne toujours autant, mais c'est avec un plaisir anticipé que je m'imagine persévérer dans la découverte de son oeuvre...
Lien : http://bookin-ingannmic.blog..
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Julien Gracq: Les terres du couchant (1956)
Le jeune narrateur, éveillé mais sans projet clair d'action, traverse un vieil état endormi et porte un renfort dérisoire à forteresse assiégée. le manuscrit est partagé entre le Royaume, la Route, le Mur et la Commanderie et s'achève en cours de catastrophe. le thème est celui du Désert des Tartares (Dino Buzzati, 1940). le style est impressionniste. Il restitue l'ambiance physique et morale et néglige l'action et la psychologie des personnages. La présence de la nature puis celle d'une menace insidieuse est saisissante. Mais les métaphores sont souvent interminables ou gigognes au point de perdre leur sens: "Dans la cité où les occupations ont cessé leur vacarme, où les mains ont fini de s'affairer, on croise dans les rues des âmes délivrées et toutes pures que le stigmate des tâches a cessé de marquer au fer, des visages rendus à leur liberté native, tous désormais beaux ou laids - gais ou tristes - à la manière d'un ciel changeant - ennoblis, comme s'ils étaient éclairés par dessous d'un reflet de neige, de ne plus grouiller à peine visibles sur le fond grisâtre des menues besognes, mais de se silhouetter sur les grandes lueurs de la fin du monde qui maintenant affleurent et approfondissent l'horizon: l'incendie, le sac, le viol, la famine, la peste" (p. 164-5). "La ville est un étang malsain ou les têtes se dressent hors de l'eau, cherchant de l'air".

Gracq n'a pas publié ce livre. Il a eu raison. Comme l'indique la postface de l'éditrice (au style tout aussi ampoulé), il s'est servi du manuscrit comme carrière pour les matériaux de la route dans Presqu'Ile et pour le Rivage de Syrtes.
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critiques presse (1)
Liberation
14 octobre 2014
"Les Terres du couchant" est clairement inachevé. La narration ne parvient pas à son terme. Mais le roman n’en demeure pas moins un ajout appréciable à l’œuvre de Gracq dont il ne bouleverse pas la vision.
Lire la critique sur le site : Liberation
Citations et extraits (11) Voir plus Ajouter une citation
En somme, nous vivions bien. Chaque saison amenait ses fruits et ses plaisirs, et la Terre du Couchant n’était pas avare. Les vices dans le gouvernement du Royaume étaient si vieux, et leurs méfaits si capricieux dans leur enchevêtrement qu’ils finissaient par participer des hauts et des bas qui donnent sa variété à tout spectacle naturel : si on formait le vœu parfois de les voir « s’arranger », c’était de la même lèvre pieuse dont on souhaite que le temps « s’arrange » après la grêle ou la gelée. Comme l’habitué des alpages a cessé de réfléchir au caractère fâcheusement raboteux des montagnes, simplement on naissait à Bréga-Vieil au cœur d’un paysage social accidenté. Le secret conseil du Royaume était l’absence complète de mouvement, et la connaissance que l’homme accroche son champ et le laboure sur des pentes dix fois plus fortes que celles qu’il supporterait d’un pont de navire, quand celui-ci va sur la mer.

Il y avait des jours encore où l’œil retrouvait sur cette terre poncée et usée par la familiarité de tant de paumes les escarres et les cicatrices du feu. Ces jours-là, comme les fantômes sortent des cimetières par les nuits de pleine lune, le regard du voyageur doué d’un pouvoir séparateur neuf découvrait les termitières de pierre des anciens calvaires basculés au creux des fourrés, pareilles aux hécatombes des grandes chasses, les tours à signaux, sombrées dans les feuilles, les châteaux de grès brut enfouis dans leur bauge de forêts, l’étang de leurs cours pavées mangées par l’herbe, et les anneaux de fer énormes scellés aux murs roussis où s’était cachée une race de chevaux d’Apocalypse. Mais le peuple du Royaume aujourd’hui consultait d’autres archives. Elles s’entassaient en liasses croûtées d’un limon de siècles aux greffes des cours de justice et aux registres des officialités, où les symboles de ce qui avait été richesse vraie se monnayaient et s’échangeaient en effigie. Quand il m’arrive de penser encore à ce temps de mon activité professionnelle, il me semble que la vie des habitants du Royaume se passait à échanger des signes authentifiés, son labeur à répertorier des pièces comptables. La fin dernière de la tenue des comptes était dans leur balancement : le Royaume inépuisablement fabriquait de l’équilibre, coïncidait sur le papier avec lui-même dans la figure de son identité.

Je me souviens pourtant combien la vie à Bréga-Vieil était douillette et confortable, ainsi que dans une maison dont on s’est résigné à condamner les pièces d’apparat. À l’orient du quartier du Bourg, s’enlevaient au-dessus des gorges de la Loesna les courtines du château des Comtes dominant les tuiles vernissées de la ville de leur pigmentation terne de rochers que n’atteignent plus les marées. À l’Ouest, la cathédrale surplombait un mamelon haut, un quartier depuis longtemps désertique, raccordé par une pente douce aux plateaux qui ceinturent la ville. Les rues coulaient, se serraient en faisceau sinueux dans l’ensellement entre les deux hauteurs, charriant avec elles une traînée de vie grasse, abandonnant les lourds vaisseaux de pierre à leur échouage sur ces parvis visités par le vent, où les après-midi d’été promenaient sans bruit de minuscules trombes de poussière. Il faut avouer que ces hauts lieux étaient devenus à Bréga-Vieil avec le temps extraordinairement inhospitaliers : un quartier claquemuré et hostile avec ses rares portes étroites, ses murs aveugles où la chaleur plaquait des essaims de mouches, – parfois une sonnette grêle au fond de ses jardins verrouillés dont les arbres pointaient à peine par-dessus le mur de clôture, un parti de soldats dans ses ruelles tournantes montant harnaché vers le château, ou la robe noire d’un prêtre battant aux murs crayeux comme une chauve-souris. À présent, quand me revient l’image de la ville, il me semble discerner qu’une espèce de torpeur faisait refluer de là la vie vers les points bas. La ville s’endormait, pesante, amarrée par les siècles aux pitons de ses roches de vigie, son poids aveugle tassé au plus creux de ce hamac avachi, dans un bruit faible de viscères satisfaits et dans la respiration assoupie des grandes chaleurs.
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En fait, ce qui s'était "mijoté" - de façon, il est vrai, plutôt expéditive - mais seuls des cercles restreints s'en trouvaient informés - se réduisait, semble-t-il à ceci : que deux émissaires chargés de prendre langue qu'on avait envoyés aux avant-postes ennemis avaient été appréhendés dans formalités inutiles et empalés sur-le-champ à la vue des troupes. Sur quoi le Sénat s'était divisé dans un débat assez animé ; certains insistant de façon assez ferme pour que le procès-verbal prît acte du caractère" "inquiétant" (le mot figurait dans leur rédaction en propres termes) de cette fin de non-recevoir, les autres faisant ressortir qu'en stricte objectivité il n'appartenait au Conseil que d'enregistrer un résultat "négatif" qui ne pouvait préjuger de prises de contact ultérieures.

[Julien GRACQ, manuscrit ou pages préparatoires (1953-1956) d'un roman intitulé "Les Terres du Couchant", paru aux éditions José Corti, 2014 - page 19]
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«En ces jours-là, le monde nous faisait cortège, chaud comme une bête, touffu comme un bois noir, plein de peurs et de merveilles – nous étions conduits – de grands signes se levaient pour nous sur la route, comme à celui qui s’est mis en chemin derrière une étoile – et tout autour de nous était calme, majesté, silence – un monde tendu à nous comme sur une paume, tout rafraîchi de palmes sauvages, fouetté de grands vents qui brassaient à pleins bras son écume verte, incliné, tout entier comme une voile qui prend l’alizé vers sa destination cachée, dans un roulis de long-courrier, un balancement d’équinoxe.
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La ville s'endormait, pesante, amarrée par les siècles aux pitons de ses roches de vigie, son poids aveugle tassé au plus creux de ce hamac avachi, dans un bruit faible de viscères satifaits et dans la respiration assoupie de grandes chaleurs.

[Julien GRACQ, manuscrit ou pages préparatoires (1953-1956) d'un roman intitulé "Les Terres du Couchant", paru aux éditions José Corti, 2014 -- page 11]
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J'ai toujours éprouvé le charme de ces voix qu'on retrouve souvent dans les castes de juristes et les très anciennes familles de cour, et dont l'habitude invétérée de traduire les choses et les évènements au niveau de leur chiffre et de leur signification plutôt que dans leur pouvoir naïf de saisir, d'éblouir ou de terrifier semble avoir façonné le timbre : on dirait qu'à travers elles le monde se rassure et se décante ; comme un reflet brouillé un moment par une pierre qu'on a jeté dans l'eau, son image revient au travers de leurs inflexions nettes et posées vers une figure rassise et honorable lui-même, d'où une très ancienne culture, qui les a spiritualisé, a chassé pour jamais le tremblement avec l'espoir et la crainte.
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À travers les différents ouvrages que l'auteur a écrit pendant et après ses voyages à travers le monde, la poésie a pris une place importante. Mais pas que ! Sylvain Tesson est venu sur le plateau de la grande librairie avec les livres ont fait de lui l'écrivain qu'il est aujourd'hui, au-delàs de ses voyages. "Ce sont les livres que je consulte tout le temps. Je les lis, je les relis et je les annote" raconte-il à François Busnel. Parmi eux, "Entretiens" de Julien Gracq, un professeur de géographie, "Sur les falaises de marbres" d'Ernst Jünger ou encore, "La Ferme africaine" de Karen Blixen. 
Retrouvez l'intégralité de l'interview ci-dessous : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/
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