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La Trilogie (Samuel Beckett) tome 2 sur 3
EAN : 9782707318909
190 pages
Editions de Minuit (01/10/2004)
3.91/5   211 notes
Résumé :
De même que Dante chemine de cercle en cercle pour atteindre son Enfer ou son Paradis, de même Samuel Beckett situe-t-il, chacun dans un cercle bien distinct, les trois principaux protagonistes des romans de sa trilogie. Molloy, Malone meurt et L'Innommable, afin qu'ils atteignent, peut-être, le néant auquel ils aspirent. D'un roman à l'autre, ce cercle est de plus en plus réduit. Beaucoup plus à l'étroit que Molloy, voici donc Malone figé dans une chambre close, gi... >Voir plus
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Lorsque l'ombre grignote peu à peu la lumière ou l'histoire kafkaïenne d'une déchéance.

Ce deuxième volet de la trilogie beckettienne est une pure merveille. L'étau se resserre autour de Molloy, qui se fait appeler ici Malone - peu importe le patronyme, il semble en changer régulièrement, plus jeune, lorsqu'il se raconte, n'est-il pas Morand voire Micmann ? –. A l'errance interminable commençant par la claudication puis la reptation dans les bois, pour finir par la paralysie de Molloy amené alors dans le lit de sa mère, répond ici le clouage définitif du vieil homme grabataire dans ce même lit. « Molloy » donnait à voir le mécanisme progressif de la déchéance, ici notre homme est totalement impotent et grabataire. Il a oublié la propriétaire précédente du lit, sa propre mère, et attend la mort en s'inventant des histoires. L'inconscient refait surface par moment, de façon touchante et troublante, pour contrer cet oubli maternel dans ce lit d'agonie, lorsqu'il sent confusément en ses draps un terreau familier dans lequel frétillent ses racines originelles.

« Il y a des moments où j'ai le sentiment d'être ici depuis toujours, peut-être même d'y être né. Cela expliquerait beaucoup de choses. Ou d'être revenu ici après une longue absence. Mais c'est fini les sentiments, les hypothèses ».

« Malone meurt » est le monologue intérieur du narrateur qui, pour combler le temps qui le sépare de sa mort prochaine, raconte à la première personne ce qui lui passe par la tête en un flux de conscience tortueux comme je sais tant les apprécier (même si pour moi le maître en la matière reste Antonio Lobo Antunes), constitué d'inventaire à la Prévert des biens en sa possession qui gisent dans la chambre, de ses sensations physiques et psychiques, de commentaires sur son propre récit au lecteur qu'il interpelle directement, d'ironie sur son état et sa façon de se raconter, d'interruptions brutales de phrases pour donner son impression, de reprises, de digressions, de sauts d'une idée à l'autre, de phrases courtes, de phrases longues accumulant les participes présents, de mélange de langage écrit et de langage parlé.

Fait notoire, ce monologue est écrit au fil de son déroulement car le vieil homme a en sa possession un cahier (est-il vraiment à lui, ce n'est pas certain) et un court crayon de bois, « un petit Vénus vert à cinq ou six faces, et taillé des deux bouts, et si court qu'il y a tout juste la place, au milieu, pour mon pouce et les deux doigts suivants, ramassés en étau. Je me sers des deux pointes tour à tour, en les suçant souvent, j'aime sucer. Et quand elles s'émoussent je les dégaine avec mes ongles qui sont longs, jaunes et affûtés et se cassent facilement, par manque de chaux ou de phosphate peut-être… ».
Il écrit et se regarde écrire, sait que l'écriture comporte sa part d'enjolivement du réel, il le souligne à maintes reprises. En ce sens, Malone meurt est une ode à l'écriture et à son pouvoir salvateur. Malone raconte des histoires à lui-même, les écrit, et atteint ainsi une forme de sérénité durant cette agonie tout en soulignant combien la condition humaine, malgré cela, est vaine et absurde.
Nous ne savons jamais si ce qu'il nous raconte est pure invention, délire sénile, véritables histoires de son passé, les questionnements en tout cas restent les mêmes que ceux de Molloy dans le tome précédent et concernent la vie, la mort, l'amour, l'absurdité de la condition humaine, les difficultés de la vie en société…

« Si je me remets à vouloir réfléchir je vais rater mon décès ».

La chambre semble terne, grise, ce d'autant plus qu'elle n'a aucune lampe ni bougie, avec cette unique fenêtre en face de laquelle se trouve un autre appartement. Quelques scènes sont parfois entrevues et devinées derrière les rideaux. Une aide extérieure semble venir, une fois par jour au mieux, pour lui donner une soupe et vider son pot de chambre, le tout entreposé près de la porte sur une table à roulette, sans se faire voir, de façon anonyme et invisible. Malone doit ensuite tirer à lui, au moyen d'un bâton affublé d'un harpon, assiette et pot de chambre (déjà dans Molloy, nous avions vu l'importance du bâton puis des béquilles, des objets fétiches sont ainsi présents d'un livre à l'autre et permet de suggérer que Malone est bien Molloy…) Seuls quelques bruits de la rue ou des autres appartements, l'ingurgitation de sa soupe et l'évacuation de ses excréments, lui permettent de se persuader qu'il n'est pas encore mort, chose pas si évidente à appréhender pour lui qui ne voit absolument personne. Cet état de fait est propice à la divagation, à la pensée, aux histoires et à l'observation de cette pièce qui semble par moment représenter les limites de son propre cerveau, limites contre lesquelles sa raison se cogne…

J'ai trouvé formidable la façon dont Malone sent vibrer l'ombre, comme si elle était vivante, la sent rôder et avaler la lumière. Cela donne par moment des tableaux de toute beauté et d'une réelle profondeur à l'image de ceux de Friedrich David Caspar qu'il cite d'ailleurs dans son récit. L'ombre gagne tellement le terrain qu'elle en acquiert la clarté de la mort, celle des parties du corps qui se décolorent lorsque le sang se retire, la clarté des os également…Je vois ce que veut dire Malone, vous savez lorsque vous fixez très longuement le même endroit, un peu dans la pénombre et que vos yeux semblent voir les choses telles des photos en négatif, les noirs se transformant en un blanc glabre et inquiétant, visions éphémères et gothiques…

« C'est le même gris qu'auparavant, qui par moments étincelle littéralement, puis se trouble et faiblit, s'épaissit si l'on préfère, au point de tout cacher à mes regards sauf la fenêtre qui semble être en quelque sorte mon ombilic et dont je me dis que le jour où elle aussi s'éclipsera je saurai peu près à quoi m'en tenir ».

Si ce récit comporte certes un peu moins d'humour que Molloy (hormis les scènes d'amour avec Moll qui sont vraiment jubilatoires) et est surtout moins délirant et absurde, moins surprenant dans ses trouvailles, moins dérangeant quant à ses allusions anales il faut le dire, je l'ai trouvé cependant plus profond quant à son art d'argumenter jusqu'au délire métaphysique. Je l'ai aussi trouvé plus simple d'accès et sa lecture a été faite quasiment d'une traite tant il est prenant.

Une citation pour vous convaincre tout de même de l'humour décapant de Beckett :
« Il éloigna le visage de Moll du sien sous prétexte de vouloir inspecter ses boucles d'oreilles. Mais comme elle se disposait à revenir à la charge il l'arrêta à nouveau, en demandant à tout hasard, Pourquoi deux Jésus ? Avec l'air de trouver qu'un seul suffisait largement. A quoi elle fit l'absurde réponse, Pourquoi deux oreilles ? Mais elle se fit pardonner un instant plus tard, en disant, avec un sourire (elle souriait pour des riens), D'ailleurs ce sont les larrons, Jésus est dans ma bouche. Ecartant alors ses mâchoires et ramenant entre pouce et index sa lippe vers sa barbiche elle découvrit, rompant seule la monotonie des gencives, une canine longue, jaune et profondément déchaussée, taillée à représenter le célèbre sacrifice, à la fraise probablement. Je la brosse cinq fois par jour, dit-elle, une fois pour chaque blessure. de l'index de sa main libre elle la tâta. Elle branle, dit-elle, j'ai peur de me réveiller un de ces quatre matins en l'ayant avalée, je ferais mieux de la faire arracher. Elle lâcha sa lippe qui reprit instantanément sa place avec un bruit de battoir ».

Ce livre profond, drôle, touchant, étonnant, acide, déroutant, n'est pas l'écriture d'une aventure mais bien l'aventure d'une écriture. Et l'aventure de tout lecteur qui ose se frotter à l'univers beckettien dans lequel vous avez l'assurance d'errer durant d'étonnants voyages immobiles, passant inlassablement de l'ombre à la clarté, de la clarté à l'ombre, errance métaphysique faisant luire votre filet de ciel d'une bien étrange lumière, jamais aperçue auparavant.


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Beckett va à l'essentiel pour dire le sentiment d'inadaptation, il invente des phrases nues dites par une conscience malheureuse qui semble ne même pas savoir si elle a un corps. Il part du réel le plus terre à terre, un quotidien gris et réduit pour aller jusqu'à une sorte d'abstraction. Les phrases sont comme des silex taillés qui affirment la primauté du langage. Il sort l'invisible de son gris pour lui donner corps par les mots. Et cette invisible, c'est l'absurde de nos vies qui vont vers leur mort.
Voici quelqu'un qui nous dit, sans rien affirmer, qu'il sera bientôt mort. Il se décrit comme un impotent paralysé sur un lit, il ramène à lui les objets grâce à une perche. Dire, dédire, se contredire dans la même phrase ou dans la phrase suivante. En gros: j'existe, mais je pourrais très bien ne pas exister.
Tout le roman n'est qu'un va et vient entre la vie très réduite du grabataire dans son lit, son regard sur les objets qui l'entoure et les histoires qu'il invente dans son petit cahier. Sont-elles vraies, sont-elles fausses ?
Souvenirs d'enfance ? Malone etait-il Sapo, fils de mr et madame Saposcat, Malone est-il Macmann ?
Si on essaie de comprendre le roman d'un point de vue rationnel, il s'agirait des derniers vagissements d'un vieillard grabataire dans une chambre d'hospice. Tel qu'il le décrit de son point de vue sur le monde rétréci, on le croit chez lui, dans sa chambre close. Il ne sait pas qui vient lui servir la soupe.
Il raconte l'histoire des Saposcat. Et celle de leurs voisins, les Louis. le gros Louis tue les cochons et ne parle que de ça. le gros Louis enterre un mulet avec son fils et il creuse le trou bien profond pour contrer la tendance des enterrés à remonter.
Puis le narrateur revient à sa chambre, les bruits reprennent avec une force étrange, le portail en fer, les arbres qui ont leur façon de crier. Il ignore à quel étage il se trouve. Il passe en revue le petit tas de ses possessions, il décrit son système de nutrition et d'élimination. Chez lui, il ne fait jamais clair, il vit dans une sorte d'incandescence grisâtre. Quand il oublie d'écrire dans son cahier, cela donne cette phrase: « Je viens de passer deux jours inoubliables dont nous ne saurons rien. »
Il s'appelle Malone à présent (p.79). La fenêtre est en quelque sorte son ombilic. Et il voit « ...luire aux confins de ces inquiètes ténèbres comme des ossements...». Il n'est plus qu'un vieux foetus qui se demande s'il n'est pas mort à son insu. Qui rêve d'immenses fougère claquantes ou de steppes battues par la tempête. Il est seul et immobile au bord de la folie de son dédale imaginaire où les mots sont choses, prétexte à rebondir.
Il conte l'histoire de Macmann surpris par la pluie loin de tout abri, qui se couche sur le ventre. Il est lui-même surpris de son idée. Macmann qui a bien essayé de travailler, mais qui est incapable de biner sans tout dévaster.
Puis le narrateur revient à ses possessions, le lit, l'armoire, les couvertures, le cahier qu'il cache, la mine qui ne lui sert à rien sans le cahier. Ses impressions, des hypothèses.
Le roman va sur sa fin, il se boucle. Ce gisant est peut-être Macmann dans l'asile. Servi par Moll, une vieillarde à la canine branlante qui lui apprend à se laver, qui lui apporte son chapeau sorti du fumier. Elle contemple avec attendrissement le vieux visage ahuri qui se détendait. Ils s'accouplent. Ils manquent d'expérience tous les deux. Moll perd son chicot-crucifix, elle commence à sentir, elle est sujette à des vomissements, et un jour on vient annoncer à Macmann qu'elle est morte.
Lemuel, bête et méchant, la remplace. La douleur physique lui est d'un précieux secours, il se donne des coups de marteau sur la tête. Malone sur son lit se demande comment il fait pour être encore vivant, sans manger « Je dois m'abreuver par en dedans, à mes sécrétions ». Et la fin arrive, une excursion dans l'île, le petit monde rassemblé, une corde reliant leur cheville. Et c'est sa vision de la mort, une barque remplie de corps grisâtre qui s'éloigne du rivage, les rames qui traînent dans l'eau sous la nuit parsemée d'absurdes lumières.
Lien : http://killing-ego.blogspot...
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Une lecture complexe qui perd le lecteur dans des pensées ininterrompues, faites d'histoires inventées, de pensées personnelles, de souvenirs, on ne sait pas trop, ni d'ailleurs qui est qui et pourquoi le narrateur, qui s'exprime toujours à la première personne "Je", évoque tel ou tel sujet.

On possède malgré tout quelques éléments. Malone est un vieil homme, alité dans sa maison ou à l'hôpital. Son univers est limité à cette chambre, aux objets qui l'entourent et à la personne qui vient l'aider, lui apporter nourriture ou changer le pot de chambre.

En revanche, on peine à faire le lien entre Sapo, Louis et le fameux MacMann, dont on se demande s'il s'agit du narrateur, de Malone, de Beckett, ou de tout le monde à la fois. Chacun se fera son idée.

Tout est vague, flottant, le flux de mots saute d'un sujet à l'autre, et les pensées déstructurées s'accompagnent d'un texte qui l'est tout autant.

Et pourtant, j'ai beaucoup apprécié cette lecture. Pourquoi exactement ? J'ai aimé ce personnage en pleine vieillesse se questionnant sur la condition humaine, sur l'approche de la mort, sur mille petites choses qui semblent sans importance, mais surtout, sur l'écriture et la vie. Voilà, ce que j'ai aimé, ce sont les questionnements qui surgissent sur l'acte d'écrire et celui de vivre (n'est-ce pas au fond la même chose ?), sur la création, sur les idées qui surgissent, la façon dont un évènement vient les perturber.

Car les faits les plus clairs et les plus marquants du texte sont ceux qui ont rapport à l'écrit. le cahier qui tombe, le stylo qui glisse, c'est factuel et intangible. Pour le reste, c'est plus flou. Les mots qui s'échappent, la tête pleine de trous qui peine à la cohérence, mais qui malgré tout et contre tout, écrit, écrit, et écrit encore, jusqu'au dernier moment, et tente ainsi de vivre.

"Vivre. J'en parle sans savoir ce que ça veut dire. Je m'y suis essayé sans savoir à quoi je m'essayais. J'ai peut-être vécu après tout, sans le savoir".

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Comme dans Molloy, on reste dans le monologue intérieur, ou plus spécifiquement le flux de conscience ; le personnage discours à la première personne, nous informe de chacune de ses pensées de vieux sénile à moitié mort et incapable de se lever de son lit ; le lecteur plongé dans sa tête doit suivre ses raisonnements tortueux, sautant d'une idée à l'autre par un lien parfois obscur, et changeant de sujet à chaque instant ; Malone sentant la fin arriver, nous décrit tout ce qui lui passe par la tête, qu'il s'agisse de sensations, de souvenirs, de raisonnements, ou d'histoires qu'il nous raconte et à propos desquels ont ne sait jamais si elles sont vraies et si elles parlent de lui d'une manière détournée ou s'il reste dans la pure invention délirante.
Contrairement au premier livre de cette trilogie, qui était divisé en deux (la première partie sur Molloy avec beaucoup de monologue ; la seconde sur Moran contenant plus de narration), Malone meurt ne forme qu'un seul récit dans lequel s'entrecroise les histoires de Malone et de Sapo et Macmann, le premier racontant celles des seconds.
Plus je le lis Beckett plus je me rends compte des caractéristiques d'écrivains plus tardifs qu'on retrouve déjà chez lui : l'ironie et les commentaires sur son propre récit ; le narrateur argumentant jusqu'au délire métaphysique ; le personnage fêlé faisant des choses incongrues ou les subissant passivement ; les interruptions de phrase ; les blancs typographiques ; les phrases courtes et nominales ; les phrases longues accumulant participes présents ; le discours oral s'intégrant directement dans la phrase et se signalant par une simple majuscule ; les références intertextuelles...
Malgré tout, j'ai plus apprécié Molloy que Malone meurt ; il offre plus d'humour et de situations délirantes, et délaisse moins l'intrigue – même si ce n'est déjà plus l'intérêt premier de ce genre de roman.
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Certes, Malone se meurt, mais c'est tout de même un tout petit peu plus compliqué que ça. Déjà on n'est sûrs qu'il s'appelle Malone que juste avant la moitié du roman. Pour être plus précis, qu'il s'appelle désormais Malone. On en déduit qu'il a dû changer de patronyme. Récemment. Peut-être. En tout cas il est dans une chambre, il ne sait pas où, ni si elle lui appartient. Il semble attendre la fin inéluctable. Une vieille dame vient lui servir chaque jour sa soupe. C'est une chambre oui, mais apparemment pas dans un asile. Ni un hôpital. Lui est cloué sur un lit, impotent. Un peu comme l'anti-héros de « Molloy ». de BECKETT. Écrit juste avant. Malone possède une table à roulettes, qu'il avance ou repousse de son lit à l'aide d'une canne.

Pour s'évader Malone possède un cahier. Sans doute lui appartient-il. Quoique. En tout cas, il note scrupuleusement ce qu'il voit, ce qu'il invente. Il sait que son cerveau risque de rapidement se gripper. La famille Saposcat, mais aussi celle paysanne du gros Louis qui tue les cochons dans sa ferme, Macmann le mystérieux, couché sur le ventre. Il y a la servante Moll qui prend soin des malades. Elle va disparaître pour être remplacée par Lemuel.

Oui mais voilà : Malone ne serait-il pas Sapo, le fils de la famille Saposcat dont il écrirait les souvenirs dans son cahier ? À moins qu'il soit un membre de la famille de gros Louis, ou bien encore le personnage allongé de Macmann. À moins que ce soit chacun d'eux à une période de leur vie, ce qui ferait que Sapo, Louis, Macmann et bien sûr Malone ne feraient qu'une seule et même personne. À moins qu'aucun n'existe et qu'ils sortent tous, y compris Malone, d'un cerveau malade d'une tierce personne.

Bref, c'est du BECKETT, c'est tordu, retors, mathématique, formé et déformé en même temps. Les deux premières courtes phrases du récit donnent le ton : « Je serai quand même bientôt tout à fait mort enfin. Peut-être le mois prochain ». La mort comme obsession, même comme libératrice : « Si je me remets à vouloir réfléchir je vais rater mon décès ». le narrateur est inquiet quand il va bien. Hypocondrie excessive ? D'ailleurs je parle de narrateur, de Malone en l'occurrence, mais qui me dit que c'est bien lui ? En tout cas il va perdre une chaussure, il va la chercher.

Même pour les heures de la nuit et du jour c'est approximatif « Car chez moi il ne fait pas nuit, je le sais, ici il ne fait jamais nuit, quoi que j'aie pu dire, mais il fait souvent moins clair qu'en ce moment, tandis que là dehors c'est la pleine nuit, avec peu d'étoiles, mais suffisamment pour indiquer que ce ciel noir est bien celui des hommes et non pas tout simplement peint sur la vitre, car ça tremble, à la façon des vraies étoiles, ce qui ne serait pas le cas si c'était peint ».

Le sexe me direz-vous ? Il y en a, succulemment dépeint, quoique peu orgasmique : « On voyait alors Macmann qui s'acharnait à faire rentrer son sexe dans celui de sa partenaire à la manière d'un oreiller dans une taie, en le pliant en deux et en l'y fourrant avec ses doigts. Mais loin de se décourager, se piquant au jeu, ils finirent bien, quoique d'une parfaite impuissance l'un et l'autre, par faire jaillir de leurs sèches et débiles étreintes une sorte de sombre volupté, en faisant appel à toutes les ressources de la peau, des muqueuses et de l'imagination ».

« Malone meurt » est donc la suite de « Molloy », tous deux parus en 1951 aux éditions de Minuit. Un dernier volet viendra clore la trilogie en 1953 ; « L'innommable ». Nous en reparlerons. Chaque chose en son temps. « Malone meurt » est d'ailleurs une suite de « Molloy » sans en être vraiment une : les personnages sont différents (quoique, peut-être uniquement les noms ont été changés, qui sait ?) mais souffrent, de plus en plus. Dans « Malone meurt » ils continuent de souffrir de la souffrance dans laquelle nous les avions quittés à la fin de « Molloy ». Avec BECKETT, on ne sait jamais vraiment ce qu'on lit, c'est décontenançant, ça peut même devenir irritant tant on a le sentiment de se sentir encore plus ignorant qu'à l'habitude. le deuxième roman est peut-être moins drôle que le premier, la douleur en étant plus vive. Mais il est bien sûr tout aussi absurde. L'ambiance kafkaïenne est peut-être moins vive dans ce « Malone meurt » que dans d'autres textes de BECKETT. Quoi qu'il en soit, si vous désirez vous confronter à votre tolérance à la folie en période de lecture, tentez votre chance, puisque de plus l'écriture est absolument superbe et exigeante jusqu'à la dernière ligne. En attendant celle-ci (la dernière ligne si vous avez bien suivi), vous vous poserez des questions, souffrirez peut-être de maux de tête, du dos (crispation oblige). Je ne peux que vous souhaiter un bon voyage, mais faites attention aux remous, ils pourraient bien vous faire passer par-dessus bord.

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Mon corps ne se décide pas encore. Mais je crois qu’il pèse davantage sur le sommier, s’étale et s’aplatit. Mon souffle, quand je le retrouve, remplit la chambre de son bruit, sans que ma poitrine remue plus que celle de l’enfant qui dort. J’ouvre les yeux et regarde longuement, sans ciller, comme petit, tout petit, j’interrogeais les nouveautés, et ensuite les antiquités, le ciel nocturne. Entre lui et moi la vitre, embuée, marbrée de la souillure des années. Je soufflerais volontiers dessus, mais elle est trop loin. Ce n’est pas vrai. Peu importe, mon souffle ne la ternirait pas. C’est une nuit comme les aimait Kaspar David Friedrich, tempestueuse et claire. Ce nom qui me revient, et ces prénoms. Les nuages chassent, haillonneux, hachés par le vent, sur un fond limpide. Si je patientais je verrais la lune. Mais je ne patienterai pas. Maintenant que j’ai vu j’entends le vent. Je ferme les yeux et il se confond avec mon souffle. Mots et images tourbillonnent dans ma tête, surgissent inépuisables et se poursuivent, se fondent, se déchirent. Mais au-delà de ce tumulte le calme est grand, et l’indifférence. Plus jamais rien n’y mordra vraiment.
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J'ai demandé certains mouvements à mes jambes, à mes pieds. Je les connais si bien que j'ai pu sentir l'effort qu'ils faisaient pour m'obéir. J'ai vécu avec eux ce petit espace de temps où tout un drame tient, entre le message reçu et la réponse désolée. Aux vieux chiens l'heure vient où, sifflés par le maître s'en allant à l'aube son bâton à la main, ils ne peuvent plus s'élancer. Alors ils restent dans la niche, ou dans le panier, quoiqu'ils ne soient pas attachés, et écoutent les pas s'éloigner. L'homme aussi est triste. Mais le grand air et le soleil ont vite fait de le consoler, il ne pense plus à son vieux compagnon, jusqu'au soir. Les lumières de sa maison lui souhaitent la bienvenue et un faible aboiement lui fait dire, Il est temps que je le fasse piquer.
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Considère d’autre part, puisque nous en sommes à tout nous dire, que je n’ai jamais été belle ni bien faite, mais plutôt laide et presque difforme, à en juger par les témoignages que j’ai reçus. Papa notamment me disait que j’étais foutue comme un magot, j’ai retenu l’expression. Quant à toi, mon amour, quand tu avais l’âge de faire battre plus vite le cœur des belles, en réunissais-tu les autres conditions ? J’en doute. Mais en vieillissant nous voilà devenus à peine plus hideux que nos contemporains les mieux proportionnés, et toi, en particulier, tu as gardé tes cheveux. Et pour n’avoir jamais servi, jamais compris, nous ne sommes pas sans fraîcheur ni innocence, à ce qu’il me semble. Conclusion, c’est pour nous enfin la saison des amours, profitons-en, il y a des poires qui ne mûrissent qu’en décembre.
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Je serai quand même bientôt tout à fait mort enfin. Peut-être le mois prochain. Ce serait alors le mois d’avril ou de mai. Car l’année est peu avancée, mille petits indices me le disent. Il se peut que je me trompe et que je dépasse la Saint-Jean et même le Quatorze Juillet, fête de la liberté. Que dis-je, je suis capable d’aller jusqu’à la Transfiguration, tel que je me connais, ou l’Assomption. Mais je ne crois pas, je ne crois pas me tromper en disant que ces réjouissances auront lieu sans moi, cette année.
(Incipit)
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Il n’était qu’humain, que fils et petit-fils d’humains. Mais entre lui et ces hommes sévères et graves, à barbe d’abord, ensuite à moustache, il y avait cette différence, que sa semence à lui n’avait jamais fait de mal à personne. Il ne tenait donc à son espèce que du côté de ses ascendants, qui tous étaient morts, en croyant s’être perpétués.
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