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Dominique Fernandez (Préfacier, etc.)Gilles de Van (Traducteur)
EAN : 9782070321803
310 pages
Gallimard (13/03/1979)
4.32/5   73 notes
Résumé :
Cesare Pavese compose "Travailler fatigue" en 1930. Il sera publié en 1936.

"La mort viendra et elle aura tes yeux" est le dernier texte de Pavese (laissé sur une table dans une chambre d'hôtel de Turin, le jour de son suicide le 27 août 1950).

Le recueil regroupe d'autres poèmes réunis sous le titre de "Poésies variées" .

Que lire après Travailler fatigue. La mort viendra et elle aura tes yeux. Poésies variéesVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (9) Voir plus Ajouter une critique
“ L'homme est comme une bête : il voudrait ne rien faire.” N'avez-vous jamais voulu passer la journée au bord de l'eau, à rêver à la rencontre des corps, ou déambuler dans votre moindre appareil, ivre dans les rues du village sous la jaune clarté de la lune ?

“L'essence de la poésie c'est l'image”. "Travailler Fatigue" restitue la sensualité des vies paysannes et ouvrières. le jeune Cesare écrit sur les siens mais aussi sur sa terre, ces vies sont vallonnées comme les Langhes, d'Asti à Turin. Les vignes chaudes du Piémont, une fois vendangées, donnent des vers au nez fin et à la robe singulière. 

« la terre toute entière est couverte de plantes qui souffrent
Sous la lumière, sans que même on entende un soupir »

« Il n'est chose plus amère que l'aube d'un jour où rien n'arrivera. » Il semble que les personnages de Pavese soient, pareils aux campagnes, figés dans l'éternité. L'attente, l'errance, la fatigue « d'une vie que nous ne vivons pas », la solitude, l'injustice, le travail, souvent misérable, et l'amertume se succèdent dans un déterminisme lucide et résigné, ne s'estompant brièvement que dans le son assourdissant d'une clarinette au fond d'une cave de jazz. Pavese allume “des milliers de réverbères éclatants de lumière sur des iniquités ». 

« au moins pouvoir partir
crever de faim librement, dire non
à une vie qui utilise l'amour et la pitié
la famille ou le lopin de terre pour nous lier les mains »

Pourtant parfois, ces êtres délaissés, en manque de tendresse, voudraient suivre le courant du Pô et quitter leur monotonie, “traverser une rue pour s'enfuir de chez soi”. Il y a comme un avatar de liberté qu'on retrouve lorsqu'on s'éloigne du village :

« ici sur la hauteur, la colline n'est plus cultivée.
il y a les fougères, les roches dénudées et la stérilité.
le travail ne sert à rien ici. »

“A chaque poésie, un récit”. le poète italien croque des morceaux de quotidien et nous révèle l'insoupçonnable saveur de ces existences difficiles, de ces « mains calleuses à force de cogner au maillet, de manier le rabot, de s'esquinter la vie », de ces amours fugaces dans la chaleur de la nuit et ces ivresses désespérées et solidaires.
Mais il ne fait pas qu'écrire des poèmes, il “raconte des vers”. C'est en ce sens qu'il est novateur dans l'univers poétique d'entre deux guerre, l'incroyable inédit de sa plume, de sa narration poétique, de ses vers libérés, nous parvient même à travers la traduction française. 

« L'enfant a sa manière de quitter la maison
si bien que ceux qui restent se sentent inutiles. »

Les « Poésies variées » qui ferment le recueil sont tout aussi savoureuses, mais je ne m'étendrai pas sur « la mort viendra et elle aura tes yeux ». Je n'ai pas reconnu Pavese, son style accrocheur, l'ancrage de ses récits dans la terre. Ces quelques poèmes (trop) métaphoriques et cafardeux sont écrits quelques mois avant le suicide de leur auteur.
S'il a pu trouver une inspiration distincte de celle qui présida à « Lavorare Stanca» ainsi qu'il s'en inquiétait lui-même dans son journal quelques années auparavant, elle reste à mon goût bien moins puissante et singulière.

La figure de la femme, tantôt méprisée, prise en pitié est omniprésente chez le poète - dont la vie amoureuse resta insatisfaisante, entre désirs refoulés, passions secrètes et impuissance chronique - et parfois se glisse sous les traits d'une narratrice prostituée « qu'importe leurs caresses, je sais me caresser toute seule ».

« Turin serait si beau – si on pouvait en jouir
Si on pouvait souffler »

La “canzoniere” du poète piémontais narre la caresse de la nuit, la sueur du labeur, l'haleine d'une étreinte, la chaleur d'une amitié, l'odeur d'une poignée de terre fraîche dans la paume de la main, l'envie d'ailleurs, l'envie d'ici, le tourment du vent du rêve venu des collines…Cesare Pavese nous enseigne « le métier de vivre ». 
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Écrire la poésie pour Pavese c'est donner une forme courte à un récit clos sur lui-même, où se trouve objectivée sa solitude de campagnard perdu dans la ville, loin de ses Langhe collineuses et giboyeuses.
C'est dire aussi la solitude des autres citadins, chantant, devant leur verre, une chanson timide pour tromper le silence, déambulant sans femme dans les rues vides. Car les femmes sont parties, ou mortes: le monde des hommes est dur et orphelin. La douce rondeur des collines est loin, mise en coupe réglée par la géométrie des villes. Trouées par les petits rectangles des fenêtres.
Les fenêtres découpent leur cadre objectif sur le vide des rues, sur le bleu froid du ciel. Parfois des visages s'y encadrent : présence fugace d'une vie parallèle aux autres vies, muette, enfermée dans la chambre ou jetée dans la rue morne où son pas résonne sans laisser de trace.

Le regard de Pavese se charge de tous ces désespoirs, et c'est sans étonnement, avec un déchirement douloureusement anticipé, qu'il quitte la vie, après une rupture amoureuse, mais pas seulement à cause d'elle: le "métier de vivre" est plus dur encore que le travail -ce "métier de poète" dont il parle avec clairvoyance et acuité dans ce même recueil:

"quelqu'un est mort",(..)
"quelqu'un qui voulait
mais ne savait pas"

Chaque vers de Pavese est une souffrance, chaque vers de Pavese est un appel au secours - digne, retenu, réaliste- Travailler fatigue est un recueil exceptionnel, d'une sincérité totale, d'une pudeur immense, d'une humanité immédiate.

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"Travailler fatigue" regroupe des poèmes descriptifs et narratifs ou des récits-images. Pavese le villageois nostalgique et le citadin solitaire se croisent dans ces poèmes d'un style sobre. Les paysages de la colline piémontaise et le spectacle des rues et boulevards de Turin encadrent les scènes racontées ou peintes. Les personnages de ces poèmes-récits sont divers, le fils qui revient au village natal après une longue absence et retrouve tout un changement, le vieillard et la génération nouvelle, l'enfant jouant et curieux de découvrir, le veuf et ses enfants qui ressemblent à leur mère, le célibataire qui contemple les enfants jouer, la femme fatale et victime à la fois, qui nous rappelle une certaine Malena entourée d'hommes robustes et viriles (d'ailleurs la vision pavesienne de la femme est assez singulière). Pour Pavese, le travail est toujours inutile, fatigue et le rêve des hommes c'est de ne pas travailler ! Pavese choisit la méditation et l'écart plutôt que le labeur et le travail physique. Les poèmes de Travailler fatigue sont intelligibles lui qui a voulu s'écarter de l'hermétisme de ses compatriotes Ungaretti, Montale et Quasimodo.

La seconde partie du livre comporte les deux recueils "La terre et la mort" et "La mort viendra et elle aura tes yeux". On est devant un Pavese tout à fait différent par la forme de ces poèmes ; des vers plus courts, un ton élégiaque et de la poésie sentimentale surtout pour les poèmes destinés à Constance Dowling, une relation douloureuse pour le poète.
Ensuite, viennent des poèmes diverses (de jeunesse ou d'autres poèmes écartés par l'auteur).

En lisant "Travailler fatigue" (le recueil le plus travaillé, le plus achevé, le préféré du poète) on a l'impression de lire des poèmes qui se ressemblent complètement comme des jours où "rien ne peut arriver". Or, c'est cette atmosphère pavesienne qui cause cette impression. Les mêmes figures reviennent sans cesse dans les mêmes paysages, une variation sur le même thème. Une tristesse douloureuse mais agréable émane de chaque poème, comme le sourire d'un enfant malade, comme un rire étouffé ; un rictus sournois. Pavese s'approche, par ce recueil de la poésie américaine notamment celle de Whitman ouvrant de nouvelle voie à la poésie italienne (et européenne). Certains y voient un symbolisme nouveau dans cette poésie écrite pendant la domination fasciste (des poèmes nous racontent des séjours en prison).

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Cesare Pavese fait partie des quelques écrivains qui m'ont fait entrer en poésie. C'était il y a un certain temps... Ou plutôt un temps certain. Je me souviens encore de la découverte du recueil publié chez Poésie Gallimard et des deux titres si étranges Travailler fatigue et La mort viendra et elle aura tes yeux qui m'avaient beaucoup intrigué alors, comme l'avait fait celui de son journal, le métier de vivre.

Je reviens aujourd'hui vers l'écrivain piémontais pour y redécouvrir son écriture mais aussi pour y retrouver une part des impressions que j'y avais laissé et pour en voir apparaître de nouvelles. Générosité de la poésie !

Travailler fatigue (Lavorare Stanca) a été publié en 1936 à Florence et regroupe un ensemble de poèmes que Pavese a commencé à écrire dès 1930. Divisé en six parties : Ancêtres, Après, Ville à la campagne, Maternité, Bois vert et Paternité, le recueil débute par un poème intitulé Les mers du sud. Ce texte introductif va comme fixer le décor et la tonalité du recueil.

Au travers du portrait d'un cousin revenu dans le Piémont natal après un long voyage de part le monde, Pavese livre ce que fut son enfance. le contact de ce parent, la solitude et l'innocence seront les ferments de son initiation au monde et et de ce que sera plus tard sa maturité d'homme.

Cesare Pavese ne croit pas en une poésie qui ne soit pas née de l'expérience, du vécu. Ainsi, tous les poèmes de Travailler fatigue sont inscrits dans un mode narratif qui sont ceux d'une poésie-récit dans laquelle Pavese s'inspire et livre une grande part autobiographique. Ce mode du récit n'exclue pas pour autant un style très particulier, celui d'une intuition de plus en plus précise, d'une sobriété lyrique qui me touchent beaucoup.
Son écriture semble aller au rythme de son imagination, aller jusqu'au bout de son intention, dans une constance et une maîtrise qui font naître des germes d'impressions et d'images, comme ce très beau poème intitulé Été :

« Il est un jardin clair, herbe sèche et lumière,
entouré de murets, qui réchauffe sa terre
doucement. Lumière qui évoque la mer.
Tu respires cette herbe. Tu touches tes cheveux
et tu en fais jaillir le souvenir.

J'ai vu

bien des fruits doux tomber sourdement sur une herbe
familière. Ainsi tressailles-tu toi aussi
quand ton sang se convulse. Ta tête se meut
comme si tout autour un prodige impalpable avait lieu
et c'est toi le prodige. Dans tes yeux,
dans l'ardent souvenir, la saveur est la même.

Tu écoutes.
Les mots que tu écoutes t'effleurent à peine.
Il y a sur ton calme visage une pensée limpide
qui suggère à tes épaules la lumière de la mer.
Il y a sur ton visage un silence qui oppresse
le coeur, sourdement, et distille une douleur antique
comme le suc des fruits tombés en ce temps-là. »


La lecture terminée de Travailler fatigue (je reviendrai plus tard sur La mort viendra et elle aura tes yeux) m'a confirmé la place toute particulière que tient pour moi la poésie de Cesare Pavese faite d'impressions passées qui rejoignent celles du présent. J'aime l'idée d'une poésie qui n'a pas tout livré de ses secrets, qui n'a pas dit son dernier mot.

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« Ici sur la hauteur, la colline n'est plus cultivée.
Il y a les fougères, les roches dénudées et la stérilité.
Le travail ne sert à rien ici... »

Si la colline n'est plus cultivée, peut-on dire qu'elle retourne par défaut à l'état naturel si le paysage s'avère désert, aride ? Si le travail ne sert à rien dans ces collines, pourquoi y travailler si ce n'est pour se fatiguer, pour s'éreinter jusqu'à la mort ? le poète, pendant que d'autres s'affairent aux champs desséchés, se trouve quant à lui, une place au soleil, à l'ombre. Ou plutôt que de s'atteler aux mêmes tâches que ses ancêtres, part à la conquête d'autres terres où il pourra travailler sans se fatiguer ou ne pourra pas travailler du tout …

ANCETRES

« J'ai trouvé une terre en trouvant des compagnons,
une terre mauvaise où c'est un privilège
de ne pas travailler en pensant à l'avenir.
Car rien que le travail ne suffit ni à moi ni aux miens ;
nous savons nous tuer à la tâche, mais le rêve de mes pères,
le plus beau, fut toujours de vivre sans rien faire.
Nous sommes nés pour errer au hasard des collines,
sans femmes, et garder nos mains derrière le dos. »

En même temps, le poète n'est pas tout à fait l'ermite ou le vieillard esseulé qui reviennent comme personnages dans ses poésies-récits, personnages oisifs qui n'ont qu'à se laisser vivre sans se fatiguer à travailler , car le poète, lui, est condamné au travail, au métier de poète …
Et le poète cherche à rendre une terre stérile plus fertile, mais elle reste aride … le poète rend-il la stérilité du sol qu'il décrit plus fertile en la décrivant  ? Ou s'épuise-t-il en vain ? Lui qui ne fait qu'écrire dans son oisiveté créatrice est-il plus efficace que ceux qui se fatiguent physiquement à travailler la terre ? Ne se fatigue-t-il pas moralement et physiquement à écrire dans des pages qui restent blanches malgré les mots qui s'inscrivent vainement par-dessus ?

Plus tard, la mort viendra et elle aura tes yeux … Les yeux sont-ils le prix à payer pour celui qui passe son temps à écrire et à lire, et qui utilise ses yeux comme un outil qui s'épuise, à force de labeur ? Faut-il devenir aveugle, à la fin, lorsque la mort vient ? Peut-être que la mort s'approprie nos yeux parce qu'elle n'en a pas elle, d'yeux, mais qu'elle en acquière malgré ou grâce à nous ? Et à la fin, ces yeux qui ont été les nôtres mais qui ne le sont plus nous effraient.



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Citations et extraits (80) Voir plus Ajouter une citation
Marc en septembre
  
  
  
  
Les matins passent clairs et déserts
sur les rives du fleuve qui à l’aube s’embrume
et se charge d’un vert sombre, dans l’attente du soleil.
Le tabac que l’on vend dans la dernière maison
encore tout humide, en lisière des prés, est presque noir
et d’un goût savoureux : sa fumée est bleuâtre.
Ils ont aussi du marc qui a la couleur de l’eau.

Le moment est venu où tout s’immobilise
et mûrit. Les arbres, au loin, restent calmes :
ils paraissent plus sombres, et ils cachent des fruits
qui à la moindre secousse tomberaient. Les nuages épars
ont une pulpe mûre. Au loin, sur les boulevards,
chaque maison mûrit sous la tiédeur du ciel.

À cette heure, on ne voit que des femmes. Les femmes ne fument pas
ni ne boivent, elles savent simplement s’arrêter au soleil
et recevoir sur elles sa tiédeur, comme des fruits.
Froid de brume, l’air se boit par gorgées
comme du marc, chaque chose y exhale une saveur.
L’eau du fleuve elle aussi a bu ses rivages
et les macère au fond, dans le ciel. Les rues
sont pareilles aux femmes, elles mûrissent immobiles.

Il faudrait que chacun, à cette heure, s’arrête
dans la rue et regarde comment tout mûrit.
Il y a même une brise, qui n’ébranle pas les nuages,
mais suffit à diriger la fumée
bleuâtre, sans la rompre : saveur nouvelle qui passe.
Et le tabac doit être trempé dans du marc. Les femmes alors
ne seront plus les seules à jouir du matin.


/Traduit de l’italien par Gilles de Van
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Tu es la vie et la mort.
Tu es venue en mars
sur la terre nue -
et ton frisson dure.
Sang de printemps
- anémone ou nuage -
ton pas léger
a violé la terre.
La douleur recommence.
Ton pas léger
a rouvert la douleur.
La terre était froide
sous un pauvre ciel
immobile et fermée
comme dans la torpeur d’un rêve,
comme après la souffrance.
Et la glace était douce
dans le cœur profond.
Entre vie et mort
l’espoir se taisait.
Maintenant ce qui vit
a une voix et un sang.
Maintenant terre et ciel
sont un frisson puissant,
l’espérance les tord,
le matin les bouleverse,
ton pas et ton haleine
d’aurore les submergent.
Sang de printemps,
toute la terre tremble
d’un ancien tremblement.
Tu as rouvert la douleur.
Tu es la vie et la mort.
Sur la terre nue,
tu es passée légère,
hirondelle ou nuage,
et le torrent du cœur
s’est réveillé, déferle,
se reflète dans le ciel
et reflète les choses -
et les choses, dans le ciel, dans le cœur,
souffrent et se tordent
dans l’attente de toi.
C’est le matin, l’aurore,
sang de printemps,
tu as violé la terre.
L’espérance se tord,
et t’attend et t’appelle.
Tu es la vie et la mort.
Ton pas est léger.
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Il n’est chose plus amère que l’aube d’un jour
où rien n’arrivera. Il n’est chose plus amère
que l’inutilité. Lasse dans le ciel, pend
une étoile verdâtre que l’aube a surprise.
Elle voit la mer sombre et la tache du feu
et près d’elle, pour faire quelque chose, l’homme qui se réchauffe ;
elle voit, puis tombe de sommeil entre les monts obscurs
où est un lit de neige. L’heure qui passe lente
est sans pitié pour ceux qui n’attendent plus rien.

Est-ce la peine que le soleil surgisse de la mer
et que commence la longue journée ? Demain
reviendront l’aube tiède, la lumière diaphane,
et ce sera comme hier, jamais rien n’arrivera.
L’homme seul ne voudrait que dormir.
Quand la dernière étoile s’est éteinte dans le ciel,
lentement l’homme bourre sa pipe et l’allume.
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Travailler fatigue

Traverser une rue pour s'enfuir de chez soi
seul un enfant le fait, mais cet homme qui erre,
tout le jour, par les rues, ce n'est plus un enfant
et il ne s'enfuit pas de chez lui.

En été, il y a certains après-midi
où les places elles-mêmes sont vides, offertes
au soleil qui est près du déclin, et cet homme qui vient
le long d'une avenue aux arbres inutiles, s'arrête.
Est-ce la peine d'être seul pour être toujours plus seul ?
On a beau y errer, les places et les rues
sont désertes. Il faudrait arrêter une femme,
lui parler, la convaincre de vivre tous les deux.
Autrement, on se parle tout seul. C'est pour ça que parfois
il y a des ivrognes nocturnes qui viennent vous aborder
et vous racontent les projets de toute une existence.

Ce n'est sans doute pas en attendant sur la place déserte
qu'on rencontre quelqu'un, mais si on erre dans les rues,
on s'arrête parfois. S'ils étaient deux,
simplement pour marcher dans les rues, le foyer serait là
où serait cette femme et ça vaudrait la peine.
La place dans la nuit redevient déserte
et cet homme qui passe ne voit pas les maisons
entre les lumières inutiles, il ne lève plus les yeux :
il sent seulement le pavé qu'ont posé d'autres hommes
aux mains dures et calleuses comme les siennes.
Ce n'est pas juste de rester sur la place déserte.
Il y a certainement dans la rue une femme
qui, si on l'en priait, donnerait volontiers un foyer.
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LA NUIT

Mais la nuit houleuse, la nuit transparente,
que le souvenir ne faisait qu'effleurer, est bien loin,
c'est un souvenir. Un calme persiste stupéfait,
fait aussi de feuilles et de néant. Seule reste,
de ce temps au-delà des souvenirs, une quête
incertaine du souvenir.

Parfois revient au jour
dans la lumière immobile du jour d'été cette stupeur lointaine.

Par la fenêtre vide
l'enfant regardait la nuit sur les collines
fraîches et noires, stupéfait de les voir amassées :
immobilité vague et limpide. Au milieu du feuillage
qui bruissait dans le noir, se montraient les collines
où les choses du jour, versants, arbres et vignes,
étaient nettes et mortes, et la vie était autre
faite de vent, de ciel, de feuilles et de néant.

Parfois
dans le calme immobile du jour revient le souvenir
de cette vie pensive, dans la lumière stupéfaite.


(extrait de " Travailler fatigue " - p. 49)


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Vidéo de Cesare Pavese
« […] Jour après jour, Saba - de son vrai nom Umberto Poli (1883-1957) - compose le “livre d'heures“ d'un poète en situation de frontière, il scrute cette âme et ce coeurs singuliers qui, par leur tendresse autant que leur perversité, par la profondeur de leur angoisse, estiment pouvoir parler une langue exemplaire. […] […] Au secret du coeur, dans une nuit pétrie d'angoisse mais consolée par la valeur que le poète attribue à son tourment, cette poésie est une étreinte : à fleur de peau, de voix, une fois encore sentir la présence de l'autre, porteur d'une joie qu'on n'espérait plus. […] Jamais Saba n'avait été aussi proche de son modèle de toujours, Leopardi (1798-1837) ; jamais poèmes n'avaient avoué semblable dette à l'égard de l'Infini. le Triestin rejoint l'auteur des Canti dans une sorte d'intime immensité. […] […] Comme le souligne Elsa Morante (1912-1985), Saba est plutôt l'un des rares poètes qui, au prix d'une tension infinie, ait élevé la complexité du destin moderne à hauteur d'un chant limpide. Mais limpidité n'est pas édulcoration, et permet au lecteur de percevoir deux immensités : le dédale poétique, l'infinie compassion. » (Bernard Simeone, L'étreinte.)
« […] La première édition du Canzoniere, qui regroupe tous ses poèmes, est fort mal accueillie par la critique en 1921. […] Le Canzoniere est un des premiers livres que publie Einaudi après la guerre […] L'important prix Vareggio de poésie, obtenu en 1946, la haute reconnaissance du prix Etna-Taormina ou du prix de l'Accademia dei Lincei, ne peuvent toutefois tirer le poète d'une profonde solitude, à la fois voulue et subie : il songe au suicide, s'adonne à la drogue. En 1953, il commence la rédaction d'Ernesto, son unique roman, qui ne paraîtra, inachevé, qu'en 1975. […] »
0:00 - Titre 0:06 - Trieste 1:29 - le faubourg 5:27 - Lieu cher 5:57 - Une nuit 6:32 - Variations sur la rose 7:15 - Épigraphe 7:30 - Générique
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Référence bibliographique : Umberto Saba, du Canzoniere, choix traduit par Philippe et Bernard Simeone, Paris, Orphée/La Différence, 1992.
Image d'illustration : https://itinerari.comune.trieste.it/en/the-trieste-of-umberto-saba/
Bande sonore originale : Maarten Schellekens - Hesitation Hesitation by Maarten Schellekens is licensed under a Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 4.0 International License.
Site : https://freemusicarchive.org/music/maarten-schellekens/soft-piano-and-guitar/hesitation/
#UmbertoSaba #Canzoniere #PoésieItalienne
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